Vivre comme individu, survivre en tant qu’espèce...

par lephénix
mardi 18 octobre 2022

L’homme n’habite plus une terre qu’il ne sait que surexploiter au nom d’une économie au service d’elle-même. A l’heure cruciale où tous les politiques se réclament de « l’écologie », il est urgent de redécouvrir Bernard Charbonneau (1910-1996) , l’un des pionniers de l’écologie politique qui, dès les années 30, pensa les dangers pour la nature et la liberté résultant de la montée en puissance du « progrès » technique, scientifique et industriel.

Jusqu’alors, l’humanité travaillait à son « expansion aveugle et dans tous les sens » - à son illimitation. Désormais, elle est travaillée par la question de sa survie en tant qu’espèce. La conscience écologique n’a pas attendu les manoeuvres dilatoires des petits soldats de « l’urgence climatique » se rêvant en eco-Robespierre d’une eco-technocratie vert-de-gris pour faire la tragique expérience des effets mortifères d’un « progrès » qui, loin de profiter à tous, écrase la multitude sous son "talon de fer"...

Longtemps minoritaires voire ignorés, des penseurs pionniers dans leur discipline s’efforcèrent de secouer le joug de l’aveuglement productiviste, techno-scientifique et de la société d’exploitation. Ainsi, de Bernard Charbonneau, le grand oublié de toutes les histoires de « l’écologie politique » de grand chemin.

Dès l’entre-deux-guerres, rappelle le philosophe Daniel Cérézuelle qui lui consacre un nouvel essai incisif, Charbonneau résumait : « Les progrès de l’organisation sociale et de l’efficacité technique menacent d’un même mouvement la liberté et la nature ».

Longtemps, les civilisations avaient lutté pour leur expansion et leur grandeur. Et puis certains comme Charbonneau et Jacques Ellul (1912-1994) ont soumis l’idée de l’humanité « en progrès » continu par « la force des choses » à un questionnement plus affûté : « En même temps qu’elle expulse la nature de notre vie quotidienne, la modernisation, c’est-à-dire la multiplication des structures impersonnelles, risque d’en éliminer aussi la liberté ».

En 1936, Charbonneau rédige Le Sentiment de la nature, force révolutionnaire, qui peut être considéré comme le document fondateur de l’écologie politique.

 

Une "dissidence obstinée"...

Bernard Charbonneau grandit dans le chaudron de la « première grande guerre industrialisée », celle de 1914-18 qui se prolonge dans les trépidations des Années folles jusqu’à la suivante – et il n’est pas sûr du tout d’en avoir fini une bonne fois pour toutes...

Très tôt, il acquiert la conviction que cette première boucherie mondiale « ouvre le règne de la soumission complète de toute réalité à la logique technicienne et industrielle ». Ce qu’il appelle « la grande mue de l’humanité », caractérisée par sa « tendance à la totalisation  » se déployant de « manière impersonnelle et indifférente aux projets humains » ainsi que le rappelle Daniel Cerezuelle : « L’exemple de la Première Guerre mondiale nous montre que la course aveugle à la puissance exige la saisie de toute la population, de toutes les ressources industrielles, agricoles et forestières, de la totalité de l’espace aussi bien de la vie intérieure des peuples, à qui on demande non seulement de participer par leurs actes, mais aussi de consentir intérieurement au conflit et même de justifier la logique anonyme qui va les détruire  ».

Cette « saisie totale du monde humain vers quoi tend le la logique du progrès technique, scientifique et économique  », c’est ce que Charbonneau appelle « le système ».

Dans la première après-guerre, le jeune Charbonneau voit la logique de la puissance et de l’effacité s’autonomiser et s’illimiter, avec un déplacement insidieux de la guerre du front militaire au front économique traitant et sacrifiant de « gigantesques masses d’hommes » comme de la « simple matière première ». « Elevé comme un bourgeois des villes », entre un père pharmacien et une mère issue d’une famille de notables, Bernard Charbonneau obtient l’agrégation d’histoire-géographie. Ne rêvant que de nature et de grands espaces, il se fait nommer au lycée de Bayonne pour faire des randonnées, des parties de pêche et du camping – tout en organisant des camps d’été voués à devenir l’embryon d’une université libre et d’un mouvement social contre l’exacerbation de la gestion technocratique de la société.

Frappé par « la perte du sens de la liberté » chez ses contemporains persistant à s’ignorer en « ressource mobilisable » - et en particulier dans les « milieux intellectuels alors fascinés par le communisme soviétique » - il rédige entre 1940 et 1947 Par la force des choses où il analyse les contradictions du monde contemporains « à partir de l’impensable, c’est-à-dire à partir de l’anticipation du risque de quelque chose de pire que le totalitarisme politique : une totalisation sociale, rendue inévitable par l’accélération du progrès technique  ».

Charbonneau peine à publier ses livres, qui ne connaîtront une véritable audience que dans les années 70, à la faveur des manifestations anti-nucléaire (1971), de la création d’un ministère de l’Environnement (1971) confié à Robert Poujade (1928-2020), de la parution du très médiatisé rapport du Club de Rome, Les Limites de la croissance (1972) et de la candidature « écologiste » de René Dumont (1904-2001) à l’élection présidentielle (1974).

Mais, souligne Daniel Cérézuelle, il « eut la déception de voir l’écologisme plus préoccupé par les stratégies électorales que par le souci d’approfondir ses raisons d’être »...

Le franc-tireur du « monde intellectuel » considère que si, à l’occasion de la Grande Guerre, « la société libérale a basculé sans transition dans une organisation totalitaire, c’est qu’elle y était préparée depuis longtemps, par un lent processus de croissance et d’autonomisation des appareils sociaux : de l’armée, de l’industrie de guerre et de l’Etat  ». Car c’est bien « sous les régimes libéraux que les hommes ont pris l’habitude de ne plus rien décider par eux-mêmes des conditions de leur vie personnelle et collective ».

Mais si la « société libérale bascule si aisément dans l’organisation totale », ce n’est pas pour autant un donné intangible : « les hommes peuvent modifier les modalités de leur vie collective  » - si seulement ils prenaient conscience des « virtualités sociales de la technique moderne » dont le régime totalitaire n’est qu’un « brusque accomplissement »...

Seul le renoncement des individus à l’exercice personnel de la liberté laisse le champ libre à cette « force des choses » qui rapproche « l’horizon impensable de la totalisation sociale ». Car « la liberté n’est pas un droit mais le plus difficile des devoirs ». Elle est action résultant d’une détermination à l’incarner selon ses valeurs : « il n’y a pas de liberté politique sans hommes libres  »...

Pour Charbonneau, « il n’y a pas de liberté sans force d’âme » ni puissance d’agir... Bien plus : « la liberté n’existe pas en dehors du combat par lequel par lequel l’homme terrasse en lui-même l’être social  »... Alors, « quand un homme fait demi-tour devant sa liberté, ce n’est pas seulement une personne qui retourne au chaos, mais une chance, peut-être décisive pour la société humaine et le cosmos, qui disparaît  »...

 

L’homme privé de nature et de liberté ?

Au nom du « progrès », « l’homme moderne » est privé de nature, « c’est-à-dire de la possibilité de sortir d’une organisation sociale globale  », alors même qu’il a un besoin vital de « rencontrer une nature hors de lui, pour y éprouver charnellement sa liberté ainsi que la richesse du monde  ».

Pour Charbonneau, la chance de l’espèce réellement soucieuse de sa survie n’est pas plus dans le progrès que dans un retour à la nature, elle est seulement dans un « équilibre précaire entre la nature et l’artifice, que devra toujours maintenir la veille de la conscience  ».

Etablissant un lien entre société industrielle et « Culture », il insiste : « C’est la prolifération des pesantes machines industrielles mais aussi institutionnelles, par lesquelles l’existence humaine est instrumentalisée, chosifiée, qui explique le besoin des modernes de transformer la vie de l’esprit en Culture ». Autrement dit, le terme « culture » ne sert plus à nommer, à l’heure des « industries du divertissement », ce qui jusqu’alors nous a nourri de notre passé - ou permis de prendre de l’avance sur notre avenir...

L’autre problème, c’est « la science », à la fois « puissance désorganisatrice » et «  autorité ordonnatrice, légitimant la mise en place d’un système social qui risque de se clore sur lui-même ». Ainsi, le « progrès » ne cesse de « tisser autour de chacun les innombrables fils d’un monde incompréhensible, autoritaire et contraignant », d’autant plus absurde que « l’univers de la science n’a aucun sens parce c’est à notre liberté de lui en donner un ».

Mais telle est bien la seule réponse des décideurs aux affaires : toujours plus de science et plus de technique pour mieux « organiser » la société, c’est-à-dire contrôler les individus.

Dans Le Système et le chaos (1973) où il fait l’inventaire des surcoûts dévastateurs du « progrès », il écrit : « Si nous acceptons d’être les auteurs de nos techniques, peut-être aurons-nous alors les machines de notre société et non la société de nos machines  ».

Bernard Charbonneau disparaît en 1996, au seuil d’une nouvelle « révolution industrielle » qui fait d’Internet l’infrastructure centrale du productivisme, du scientisme, du capitalisme de surveillance et du globalisme - sans avoir pu susciter un mouvement social à la hauteur de ce qui nous institue comme « civilisation » vivable.

Aujourd’hui, alors que la finance mondiale ne jure plus que par le « vert », la « raison écologique » se contenterait-elle du refus suicidaire de la consommation des « énergies fossiles » sur lesquelles s’appuyaient jusqu’alors nos sociétés industrielles juste pour... « sauver le climat » ?

L’espèce présumée pensante et prévoyante sait-elle encore ce qu’elle veut devenir et dans quel monde elle veut vivre ? Saura-t-elle préserver son socle fondamental entre ordre naturel et ordre social ?

Encore lui faudrait-il, à « l’âge des conséquences », en finir avec sa folle pulsion d’agression envers le vivant et ne pas laisser la technocratie décider de la réalité. Quand la parole ne la répresente plus, l’espèce parlante n’est plus engagée au corps commun dont relève sa présumée humanité. Alors, les dévastations orchestrées suivent impunément leur cours à tombeau ouvert.

Daniel Cérézuelle, Nature et liberté – introduction à la pensée de Bernard Charbonneau, l’échappée, 208 pages, 11 euros


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