Aman Iman

par Yves Rosenbaum
lundi 21 avril 2008

Aman Iman. L’eau, c’est la vie. Personne mieux que les nomades du Sahara n’ont résumé le rapport fondamental entre l’eau et l’être humain. Le nouveau millénaire qui s’annonce risque fort de bouleverser les fondements de ce rapport. La consommation d’eau double tous les vingt ans, deux fois plus vite que la population mondiale. La période de l’abondance est révolue, celle de la rareté débute.

L’eau potable, une ressource de plus en plus rare

Si l’eau salée abonde, l’eau douce manque. Elle ne représente que 2,5% des ressources en eau de la planète, dont les deux tiers sont situés dans les glaciers et les neiges éternelles. Au total, l’eau réellement disponible dans les nappes souterraines, les mers intérieures, les lacs et les rivières et qui n’est « ni salée, ni gelée » ne représente pas même pas 1% des réserves aquifères de la planète.

Sous la poussée démographique que connaît l’humanité depuis plus d’un siècle, les réserves mondiales d’eau douce liquide, qui s’élevaient à 16 800 m3/personne et par an en 1950, sont descendues aujourd’hui à 6 800 m3 et devraient tomber à 4 800 m3 en 2025. En fait, 3 milliards de personnes ne disposeront que de 1 700 m3 par an - seuil d’alerte pour l’ONU - car cette eau douce est très inégalement répartie sur la planète. Une dizaine de pays concentrent près de 60 % des réserves (à commencer par le Brésil et la Russie, mais aussi les États-Unis, le Canada, la Chine, l’Indonésie, l’Inde, la Colombie et le Pérou), tandis que 80 autres pays, principalement situés en Afrique et au Proche-Orient (soit 40 % de la population mondiale), souffrent de graves pénuries. Entre les palestiniens de la bande de Gaza, qui disposent d’à peine 59 m3 par personne, et les Islandais, qui peuvent jouir de 630 000 m3, le rapport est... de 1 à 10 000 !

De fortes inégalités persistent également à l’intérieur des pays : aux États-Unis, la Californie ne dispose plus assez d’eau douce pour subvenir à ses besoins, alors que Chicago ne semble pas devoir s’inquiéter de la disparition des Grands Lacs. En Russie, pourtant largement pourvue, les Moscovites et les habitants de quelques grandes villes ne connaissent pas de pénurie, tandis que le reste de la population est régulièrement confronté au manque d’eau propre. Dans les régions méridionales du pays, le problème est grave au point que les robinets s’ouvrent selon un horaire précis, voire seulement la nuit. Si la situation est globalement satisfaisante en Amérique Latine, puisque ce continent détient le quart des réserves mondiales d’eau douce alors qu’il n’accueille que 6 % de la population planétaire, il n’en va pas de même de l’Asie, où 60 % des habitants de la planète ne peuvent que compter sur un tiers des réserves. La Chine, qui représente un cinquième de la population mondiale doit se partager seulement 7 % des réserves de la planète. La situation de l’Europe dans son ensemble n’est pas excellente ; elle compte 13 % de la population mondiale, mais seulement 8 % des ressources en eau douce. Dans les douze pays du sud et de l’est de la Méditerranée, la situation devient carrément critique. L’Égypte et Israël exploitent déjà plus de 90 % de leurs ressources hydriques, tandis que la Palestine et la Libye ont largement dépassé 100 %, épuisant ainsi rapidement leurs dernières nappes phréatiques fossiles.

Le réchauffement climatique pourrait largement aggraver le problème. La dislocation accélérée des glaciers en est l’effet le plus connu. Dans un registre très proche, la baisse de l’enneigement va peser lourdement sur la gestion de l’eau : 60 % de l’eau douce utilisable sur terre descend des montagnes, cette proportion pouvant atteindre 90 % dans certaines zones arides. D’autres conséquences sont à prévoir. La chute de précipitations sous forme de pluie et non de neige entraînera un ruissellement important, au moment où les cours d’eau de plaine ont déjà un fort régime. La gestion des crues deviendra de plus en plus problématique. Autres menaces : des sols gelés, aujourd’hui stables, ne le resteront pas. En parallèle, la diminution de la neige et de la glace, qui servaient de stocks d’eau douce pour les périodes sèches, aboutira a des sécheresses estivales plus marquées.

La montée du niveau des mers, autre conséquence bien connue du réchauffement climatique, pourrait absorber jusqu’à 40 % d’eau potable souterraine de plus que ce que l’on pensait. Étant donné qu’il faut relativement peu d’eau salée pour rendre l’eau potable impropre à la consommation, même une faible élévation du niveau des océans pourrait avoir un effet très important sur les ressources en eau douce. Au total, parce qu’ils seront privés d’eau à cause du réchauffement climatique et, ainsi, privés également d’agriculture, ce sont deux milliards d’êtres humains qui, faute de politique drastique pour gérer les ressources existantes, risquent de se retrouver en pénurie d’eau aggravée d’ici les trois prochaines années. 350 à 400 millions des populations concernées vivent en Afrique et 200 millions à un milliard, en Asie. Si le thermomètre devait s’affoler et grimper de 4° supplémentaires, les estimations chiffrées de la FAO portent à 3,2 milliards le nombre de victimes de ce stress hydrique.

Le silence face à l’urgence

La pénurie d’eau n’est pas pour demain. Elle se fait déjà sentir aujourd’hui. Si, théoriquement, les ressources suffisent aujourd’hui aux besoins de la planète, certaines contrées se retrouvent déjà maintenant en situation critique par la faute d’une redistribution inégale. En l’espace de quelques mois, les alertes liées à des pénuries d’eau se sont succédé aux quatre coins du monde à une cadence inquiétante. L’île de Chypre est ainsi ravitaillée régulièrement en eau douce par des cargos turcs. Même malgré cette forme d’approvisionnement, la pénurie d’eau hante Chypre, victime d’une des pires sécheresses de son histoire. Depuis que le débit du Jourdain a été considérablement réduit en raison de son exploitation industrielle en amont par Israël, la Jordanie a été obligée de prendre des mesures de rationnement d’eau. Aux États-Unis, 36 États de l’Union devraient faire face à des pénuries d’eau dans les cinq prochaines années. Les réserves disponibles d’eau douce sont en baisse dans l’ensemble du pays en raison de la hausse des températures et de la sécheresse, tandis que l’augmentation de la population et l’utilisation inefficace de la ressource conduisent à un accroissement de la demande. Certaines régions des États-Unis comme la Californie, ou des villes, comme Las Vegas, sont sous la menace de pénuries imminentes. La Chine est encore moins bien lotie : 400 des 600 villes chinoises manquent structurellement d’eau, et 30 millions de ruraux subissent chaque année des pénuries. Plus près de chez nous, Ankara a dû prendre des mesures drastiques - l’eau disponible 2 jours sur 4 - pour faire face à une forte sécheresse pendant l’été 2007. Plus près encore, les réserves de la Catalogne sont tombées à 22 % de leur capacité maximale, déclenchant un conflit entre les autorités régionales catalanes et le gouvernement espagnol et un conflit généralisé en Espagne, où les zones les mieux approvisionnées refusent d’aider les moins arrosées. Depuis, il est question d’importer de l’eau avec des navires-citernes en provenance de Marseille pour faire face à la situation de crise imminente qui se profile...

Au total, plus d’un milliard de personnes sur la planète n’ont pas accès à l’eau potable, tandis que 2,6 milliards, soit 40 % de l’humanité, sont dépourvues de tout assainissement de base. Tous les continents sont concernés par ce dernier point, y compris l’Europe où plus de 100 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau potable. Et n’oublions pas que ces chiffres n’englobent pas tous ceux qui doivent se déplacer de plusieurs kilomètres quotidiennement pour pouvoir en trouver. L’humanité ne doit toutefois pas seulement apprendre à gérer des pénuries d’eau de plus en plus fréquentes, mais à en améliorer sa qualité. Car l’eau impropre à la consommation tue chaque jour des êtres humains par milliers... à raison de 15 chaque seconde. Or, selon les Nations unies, ce sont des millions de vies qui pourraient être sauvées chaque année si étaient améliorées les conditions d’accès à l’eau potable, les services d’assainissement et l’hygiène. L’UNESCO rappelle que « la qualité de l’eau est de moins en moins bonne dans la plupart des régions. Les chiffres montrent que le nombre d’espèces d’eau douce est en recul et que les écosystèmes d’eau douce se détériorent rapidement, souvent plus vite que les écosystèmes terrestres et marins (...) le cycle hydrologique, nécessaire à la vie, ne peut se dérouler que dans un environnement sain ». L’humanité, nullement consciente que c’est sa propre survie qui est en jeu, s’éloigne imprudemment de cette recommandation pourtant vitale.

Les fleuves malades de l’homme

En mars 2007, le WWF publiait un rapport accablant. Son rapport, intitulé « Les 10 plus grands fleuves en danger », affirme que la crise des grand cours d’eau est aussi préoccupante que le changement climatique. Cinq des dix fleuves les plus menacés coulent en Asie : le Yangtze, le Mekong, le Salween, le Ganges et l’Indus. Mais les autres continents ne sont pas en reste. Le Danube (en Europe), le Rio de la Plata (en Amérique), le Rio Grande/Rio Bravo (en Amérique du Nord et du Sud), le Nil (en Afrique) et le Murray-Darling (en Australie) font également partie du top 10. Rien d’étonnant si l’on sait que, chaque jour, on déverse près deux millions de tonnes de déchets dans les cours d’eau, qu’il s’agisse de matières fécales, de pesticides, d’engrais, de matières organiques, de métaux, de solvants et autres déchets toxiques. Les dernières décennies ont consacré la « mutilation » des grands fleuves, presque systématiquement détournés pour alimenter les industries ou l’agriculture. Bien souvent les fleuves n’atteignent plus la mer...

Ce sombre tableau de l’état des grands fleuves ne devraient pas nous faire perdre de vue que tous les cours d’eaux, y compris les plus petits, sont malades de l’homme. Un recensement effectué en France en mars 2008 a dénombré 561 événements de pollutions provoquées par des déversements d’hydrocarbures (produits neufs ou déchets comme des huiles de vidanges ou à usage industriel) dans les cours d’eaux en France entre 2004 et 2007 ! Un chiffre énorme qui atteste d’un phénomène peu souvent mis en exergue : la responsabilité collective de la détérioration de notre environnement. L’industrie est responsable de 72 cas recensés, devant le transport routier (58), les particuliers (55), la distribution et la livraison de produits polluants (44), les réseaux d’eaux pluviales et usées (40), la navigation (35), le vol et la malveillance (23), l’agriculture (17).

Les fleuves ne sont pas les seules victimes des activités humaines. Les lacs et les mers intérieures du monde entier subissent des dérèglements majeurs. Le cas d’école est la Mer d’Aral dont il reste moins d’un quart de la surface initiale. Le lac Tchad connaît un destin identique : alors qu’il couvrait dans les années 1960 un secteur de plus de 26 000 km2, en 2000, il était tombé à moins de 1 500 km2. Le déficit de pluviosité combiné à une plus grande utilisation des eaux du lac et des rivières pour l’irrigation expliquent ce recul dramatique. Premier lac d’eau douce de Chine, le lac Poyang s’est considérablement rétréci en raison d’une sécheresse pour ne plus faire qu’un dixième de sa taille naturelle en hiver (500 km2). Le lac Baïkal quant à lui subit une baisse de son niveau d’eau de 12 à 15 cm chaque mois. La vitesse à laquelle le niveau de l’eau du lac baisse se répercute déjà sur l’écosystème et assèche les frayères des poissons du Baïkal, uniques en leur genre. En outre, le refroidissement rapide de l’eau tue les oiseaux.

Enfin, il est impossible d’analyser la situation actuelle des cours d’eau sans évoquer l’incidence des constructions de barrages, qui selon les estimations ont déplacé 80 millions de personnes de par le monde. Côté pile, un accroissement indiscutable de la production d’énergie. Côté face, un tribut très lourd pour l’environnement et les populations expropriées de leurs terres. Rien qu’en Inde, plus de 4 000 barrages ont submergé 37 500 km2 de terre et expulsé 42 millions d’habitants de leurs maisons. Le plus grand barrage du monde, celui des Trois Gorges en Chine, est un énorme gâchis. L’inondation de plus de 600 km2 de terres agricoles et de forêts et le déplacement de plus d’un million d’habitants aura été nécessaire pour sa construction. Or, que constate-t-on aujourd’hui ? En amont, une sédimentation accrue menace son potentiel hydroélectrique et menace la construction, rendant possible un effondrement en cas de secousse sismique. En aval, les sédiments jouaient un rôle d’engrais naturel. En raison de leur diminution, le recours à l’agrochimie devrait s’intensifier aggravant la pollution de l’eau du fleuve. L’exemple du barrage des Trois Gorges est loin d’être un cas isolé. Les barrages le long du Danube ont quant à eux déjà détruit 80 % des zones humides et des plaines inondables du bassin du fleuve. Quant à l’impact négatif qu’ont les barrages sur les écosystèmes environnants, il n’est plus à démontrer depuis longue date. La disparition probable du dernier dauphin de Chine n’est pas étrangère aux nombreux barrages construits à différents niveaux du fleuve Yangtse où étaient recensés les derniers spécimens.

Des océans déréglés et souillés

Tous les fleuves de la planète se déversant dans les océans, il n’est pas surprenant d’apprendre que les océans paient eux aussi un lourd tribut aux activités humaines. Mais pas seulement pour cette raison. Une étude réalisée en février 2008 par la revue Nature révèle un impact global de l’homme sur les écosystèmes océaniques beaucoup plus néfaste qu’on ne pouvait l’imaginer : plus de 40 % de la surface des océans a déjà été profondément marquée par l’influence humaine et seulement 4 % des eaux restent à peu près intactes. Ces ultimes sanctuaires, situés dans les zones polaires, sont toutefois menacés de dégradation rapide par la disparition grandissante de la calotte glaciaire résultant du réchauffement climatique et de la propagation des activités humaines dans ces régions. Les conséquences des activités humaines varient de façon importante selon les écosystèmes marins. Les plus gravement touchés sont les récifs coralliens, la ruppie maritime, la mangrove, les plateaux continentaux, et les glacis péri-insulaires. L’étude ne mentionne pas d’autres phénomènes qui font l’objet d’un consensus scientifique, comme le risque probable de dérèglement des grands courants marins, tel le Gulf Stream, ou les dégâts infligés à la biodiversité marine. Et elle élude une réalité trop souvent oubliée : ces atteintes à la biodiversité sont inestimables, au sens propre du terme. La vie dans les eaux douces a déjà perdu 55 % de sa diversité entre 1970 et 2000. Si 240 000 espèces marines sont effectivement encore répertoriées, le nombre d’espèces que l’on risque de perdre est considérable, sachant qu’il est estimé entre 500 000 et 10 millions d’espèces marines non répertoriées... On notera que la biodiversité marine doit affronter bien d’autres périls. L’un d’entre eux et non des moindres est l’acidité croissante des océans. Ils sont en effet d’ores et déjà 30 % plus acides qu’ils ne l’étaient au début de la révolution industrielle, et ils absorbent 22 tonnes de dioxyde de carbone chaque jour. À la fin du siècle, l’acidification pourrait être une fois et demie plus élevée. « Tout indique des conséquences dramatiques pour les écosystèmes marins » a déclaré Richard Feely, océanographe à la National Oceanic and Atmospheric Administration.

Les océans sont également touchés par un phénomène de « désertification » croissante. Ce terme recouvre les zones biologiquement peu actives dont la progression s’effectue désormais plus rapidement. La superficie de ces zones augmente dans quatre bassins : Atlantique Nord et Sud, Pacifique Nord et Sud. L’Atlantique Nord est le plus touché avec une croissance moyenne de ses déserts de 8,3 % par an. Au total, la superficie de ces zones désertiques a augmenté de 15 % en neuf ans. Elles recouvrent maintenant 51 millions de kilomètres carrés. L’impact humain est une nouvelle fois responsable de cette extension. Les chercheurs sont parvenus à le mettre en relation avec la température des eaux de surface. Plus celle-ci s’accroît, moins l’activité photosynthétique y est forte : lorsque les couches supérieures de l’océan - celles qui bénéficient de la lumière du soleil - sont plus chaudes, elles tendent à moins se mélanger aux eaux des profondeurs, qui sont froides. Or, ce mélange est nécessaire à la croissance du plancton végétal puisque ce sont les eaux profondes qui, poussées par les courants marins, amènent vers la surface les nutriments indispensables à la croissance du phytoplancton. D’autres phénomènes peuvent aussi être invoqués, comme le ralentissement des courants marins, dû à l’afflux d’eau douce aux latitudes moyennes et hautes. Comme on le voit, tout est lié.

Une observation satellite récente a démontré une nouvelle forme de l’impact des activités humaines sur les océans. Une « soupe plastique » de déchets flottant dans l’océan Pacifique, qu’une expédition de Greenpeace avait découvert fin 2006, prend de l’ampleur à une vitesse alarmante et couvre maintenant une surface représentant, excusez du peu, le double de celle des États-Unis ! Un phénomène de tourbillon amène ces déchets flottants qui s’accumulent dans cet endroit du pacifique, formant une gigantesque île de déchets de 600 000 km2. Ces déchets sont constitués de tout ce qui n’est pas dégradable, du plastique, des filets de pêche... 3 millions de morceaux de plastiques seraient présents par km2. Dans la zone centrale, on trouve 6 kg de plastiques pour 1 kg de plancton. Tout naturellement, aucun pays ne veut assumer la responsabilité de ces déchets, ni leur nettoyage, une opération qui s’avère très coûteuse. La faune marine est en la première victime : les oiseaux marins, les poissons, les tortues de mer les ingèrent, ce qui les intoxique, leur cause des occlusions intestinales ou les tue. D’après le Programme environnemental des Nations unies, les débris de plastique causent la mort de plus d’un million d’oiseaux marins chaque année, ainsi que celle de plus de 100 000 mammifères marins. L’être humain en est la deuxième. Des centaines de millions de minuscules boulettes de plastiques, ou « granules » - les matières premières de l’industrie plastique - sont perdues ou déversées chaque année, atterrissant au final dans les mers. Les océans sont depuis trop longtemps la poubelle de l’humanité. Une partie de notre alimentation provenant de la mer, le retour de manivelle sera aussi douloureux qu’inévitable.

Quand l’eau devient une marchandise comme les autres

S’il fallait citer un exemple de référence en termes de biens communs, il conviendrait de citer l’eau en premier lieu. L’eau est la base écologique de toute forme de vie. Le danger est que l’eau, ressource vitale, devienne un produit de consommation banalisé strictement dépendant de la loi de l’offre et de la demande, un peu à l’instar du pétrole qui, lui, n’est en rien indispensable pour survivre (au sens littéral du terme). L’accès à l’eau fait donc partie intégrante des droits élémentaires dont l’homme doit disposer prioritairement. N’empêche. Elle représente aussi et surtout un marché considérable, estimé par la Banque mondiale à un billion de dollars. L’eau est en passe de détrôner des secteurs très rentables de l’économie mondiale tels que les nouvelles technologies ou le domaine énergétique. Explications.

La première étape du projet de marchandisation de l’eau a été initiée à l’orée des années 80 par une coalition regroupant les dominants actuels de la planète : les gouvernements du monde développé, les institutions financières internationales (IFI) et les entreprises transnationales du secteur, notamment françaises. Un dogme en ligne avec le « consensus de Washington »  : le recours au secteur privé est indispensable et la « bonne gouvernance » exige dérégulation, décentralisation et privatisation. Parmi les multinationales de l’eau, citons

les entreprises françaises Suez et Vivendi ainsi qu’une troisième basée en Allemagne, RWE. Avec plus de 75% de parts de marché, ces trois multinationales européennes dominent largement le marché de l’eau (distribution et assainissement) dans le monde. Sur fond d’absence persistante de réponse au défi majeur qu’est la préservation des ressources en eau, une seconde étape se substitue à la libéralisation tous azimuts : celle de l’appropriation de la ressource elle-même, et de tous les services qui garantissent son usage le plus efficace, soit liés aux besoins énergétiques, soit au niveau des services d’assainissement et de recyclage. La Banque mondiale, qui a de longue date financé de nombreuses constructions de barrage et encouragé le consensus de Washington pendant plus de vingt ans, l’a bien compris, elle qui a déjà investi des dizaines de milliards de dollars en projets hydrauliques. Les investissements privés gigantesques réalisés dans les services d’assainissement et de dessalement de l’eau - La capacité installée chaque année augmente en moyenne de plus de 10 % par an - en sont un autre aspect.

90 % des services de l’eau, à l’échelle mondiale, sont encore publics. L’édition de mai 2000 du magasine Fortune, annonçait que le marché de l’eau pourrait devenir « une des plus grandes opportunités financières mondiales » et que ce marché « promet d’être, au XXIe siècle, ce que l’huile était au XXe. ». Cette vision est révélatrice de ce qui sépare ceux qui voient en l’eau une source de profit et ceux qui n’oublient pas qu’elle avant tout source de vie. Tous les moyens sont mis en œuvre pour persuader le public. Le secteur de l’eau subit les stratégies de conquête du marché des entreprises. C’est ainsi que les fonds consacrés à ces publicités arrivent en 2e position du hit-parade des dépenses publicitaires.

Or, la privatisation de l’eau a déjà fait ses « preuves ». Les différents cas qui suivent se sont produits dans des pays pauvres, dont la plupart ont été soumis aux plans d’ajustement du FMI, qui incluaient entre autres la privatisation des services d’eau. Leur expérience est cruciale pour comprendre ce qui nous menace à plus grande échelle, lorsque le secteur privé ne rencontre pas de résistances des pouvoirs publics. Du départ forcé de Suez en Argentine à l’expulsion de Bechtel et de La Lyonnaise des Eaux par la Bolivie, en passant par les privatisations au Mali ou au Honduras, les exemples édifiants ne manquent pas. À chaque fois, le scénario est identique : l’opérateur privé cherche dans un premier temps à amortir ses investissements - ce qui est normal - avant de s’orienter vers une politique de profit au détriment des usagers - ce qui pose immanquablement problème. Les tarifs montent, le service baisse et ne dessert plus les zones géographiques « peu rentables », et ceux qui n’ont pas les moyens de payer sont forcés de boire de l’eau impropre, au risque de leur vie.

La guerre de l’eau remplacera-t-elle la guerre pour le pétrole ?

L’augmentation de la population mondiale - 9 milliards d’êtres humains d’ici 2050 selon l’ONU - est la composante essentielle de ce siècle. Toutes les ressources de la planète seront mises à fortes contributions, à commencer par la plus essentielle d’entre elles, l’eau. L’or bleu sera-t-il au centre des conflits futurs ?

Il n’est pas inutile de rappeler que l’eau est une ressource souvent partagée entre nations. L’ONU a répertorié 263 bassins internationaux qui traversent les frontières de deux pays ou plus. Ces bassins, où vivent environ 40 % de la population mondiale, couvrent près de la moitié de la surface terrestre de la planète et constituent près de 60 % de l’eau douce du globe. Une partie du territoire de 145 pays se trouve à l’intérieur de bassins internationaux, et 21 pays sont entièrement à l’intérieur de bassins internationaux. Si l’on étudie les situations de ces dernières années, la question de l’eau a entraîné plus de collaborations que de conflits. Il convient en effet de rappeler que ces cinquante dernières années, plus de 150 traités ont été signés, pour seulement 37 litiges répertoriés pour la même époque (dont une partie concerne Israël et la Syrie à propos du Jourdain et du Yarmouk). La coopération à ce propos de l’Inde et du Pakistan, pourtant en conflit depuis leur création, est un exemple significatif de coopération. Tout comme la signature d’un accord pour l’exploitation du bassin du Nil - qui concerne directement ou indirectement dix nations - conclu en 1999. Ça, c’est pour le côté positif.

Le partage de l’eau est en effet déjà au cœur des grandes tensions mondiales, notamment au Moyen-Orient. Le conflit israélo-palestinien est le plus emblématique de ce siècle. La question de l’eau y est étroitement liée. En juin 1967, 80 % du bassin du Jourdain tombe sous le contrôle de l’État d’Israël, qui double alors ses réserves hydrauliques par rapport à 1948. Le 19 décembre 1968, une ordonnance militaire déclare que toutes les ressources hydrauliques sont dorénavant la propriété de l’État, complétant ainsi la confiscation des puits privés. Aujourd’hui, l’administration des ressources hydrauliques de la Cisjordanie reste sous contrôle israélien, en application de près de 2 000 « ordonnances » et « proclamations » militaires. Voici qui, on en conviendra, donne un tout autre éclairage du conflit, notamment sur la stratégie militaire et colonisatrice israélienne. Si celui-ci ne peut être réduit à la simple question de l’eau, force est de constater que l’eau est un élément important, trop peu souvent pris en considération. Un peu plus à l’Ouest, le contrôle des débits du Tigre et de l’Euphrate empoisonne les relations entre la Syrie, l’Irak et la Turquie. En réalité, les litiges concernant l’eau sont probablement sous-estimés par les « experts », car l’eau est parfois un motif supplémentaire d’agression sans en être la raison principale. Il en va ainsi de la volonté de la Chine de conserver sa mainmise sur le Tibet, qui s’explique partiellement par la localisation de ce dernier. Le Tibet est en effet le berceau des grands fleuves de l’Asie orientale irriguant la Chine parmi lesquels le Mékong et le Brahmapoutre. La région représente un réservoir d’eau de toute première importance pour une Chine de plus en plus dépendante de son potentiel hydroélectrique...

Entre coopération et tentation de recourir à la loi du plus fort, la gestion des réserves d’eau connaît donc des fortunes diverses. Mais, à mesure que l’eau douce se raréfiera et que la poussée démographique augmentera parallèlement, les foyers de tension grandiront et se multiplieront. À certains endroits de la planète, de nombreux conflits liés à l’eau commencent à naître, à l’instar de la Cité Soleil, le plus grand bidonville de Port-au-Prince en Haïti. Ces signaux évidents semblent incompris, en témoigne la Journée annuelle de l’eau, sorte de compassion programmée tous les 22 mars dont ne débouche que trop rarement du concret. Aux célébrations de la Journée mondiale de l’eau en 2007, le directeur général de la FAO, M. Jacques Diouf, a parlé de la pénurie d’eau comme de « l’enjeu du XXIe siècle ». De fait. Il ne s’agit pas ici de faire le plein de sa voiture, mais de tout simplement survivre. Nous pouvons, non sans dommages pour nous y être pris tôt tard, nous passer du pétrole. Mais nous ne pouvons pas nous passer de l’eau. Une prise de conscience généralisée surviendra-t-elle tant qu’il en est encore temps ? C’est tout le mal qu’on lui souhaite.

Se défaire des gâchis du passé

La rareté progressive de l’eau ne peut qu’entraîner un changement radical dans l’évolution de l’humanité. L’homme a oublié ses origines et est aveugle même en ce qui concerne ses besoins les plus essentiels. Les prodigieux gaspillages d’aujourd’hui ne seront plus tenables demain. Comment peut-on accepter que Coca-Cola utilise annuellement... 290 milliards de litres d’eau à ses besoins, dont 176 milliards de litres rien que pour les processus de fabrication - rinçage, nettoyage, chauffage, refroidissement ?

La plus grosse part de la consommation d’eau revient toutefois à l’agriculture, qui représente 69 % de tous les prélèvements d’eau douce, et dont une grande partie est subventionnée dans le monde industrialisé, ce qui n’incite pas l’agrobusiness à économiser ou à cultiver des espèces moins gourmandes en eau. Le reste se partage entre les activités industrielles (23 %) et les activités domestiques (8 %). Ces proportions peuvent toutefois s’inverser selon les régions et le niveau de vie : l’usage agricole correspond à seulement 30 % dans les pays développés, alors qu’à l’inverse les activités industrielles représentent 59 % de l’utilisation d’eau. L’usage domestique y atteint 11 %.

Il est naturellement plus commode d’appeler à la responsabilisation citoyenne et de donner mauvaise conscience aux individus - le maillon faible -, plutôt que de limiter par la loi les vrais gâchis, dont sont responsables les entreprises agricoles et industrielles - le maillon fort. Ces recommandations individuelles comportent une belle dose d’hypocrisie. Elles démontrent surtout un aveu d’impuissance des Etats face aux puissances économiques. La réponse à la pénurie qui s’annonce ne doit pas se contenter de sensibiliser les populations en les invitant à l’économie, mais elle doit s’attaquer réellement aux grandes causes du gâchis.

En tout premier lieu, c’est au niveau de l’agriculture que les efforts principaux doivent se porter. L’irrigation est notoirement gaspilleuse : l’eau est gaspillée à presque toutes les étapes du cycle, par les fuites des canaux utilisés pour transporter l’eau d’irrigation, sur les terres non cultivées qui reçoivent inutilement d’importants volumes d’eau et au niveau des cultures pour lesquelles l’apport d’eau dépasse parfois les besoins. Les solutions existent pourtant. L’irrigation en pulvérisation peut réduire considérablement les quantités d’eaux employées, les jets à basse pression sont aussi une amélioration, et la construction de simples digues en terre battue peut concourir à retenir l’eau de pluie. Dans son livre Nourrir l’humanité : les grands problèmes de l’agriculture mondiale au XXIe siècle, Bruno Parmentier détaille ces possibilités et d’autres encore.

Le recyclage des eaux usées représente à l’heure actuelle un potentiel largement inutilisé puisque seulement 2 % de l’eau potable consommée dans le monde est réutilisée, soit 7,1 milliards de m3/an. Le dessalement de l’eau de mer peut apparaître comme la réponse la plus intéressante aux pénuries d’eau en vertu de son potentiel. Bien qu’il existe plusieurs procédés, les deux plus couramment utilisés sont la distillation (par évaporation) et l’osmose inverse (en désinfectant et filtrant l’eau). L’osmose inverse, du fait d’une fiabilité accrue, et grâce à la faible consommation électrique atteint environ aujourd’hui 50 % de la part de marché.

Encore faut-il avoir les moyens de se le permettre. Les solutions alternatives qui consistent soit au dessalement de l’eau de mer, soit à la réutilisation des eaux usées, sont extrêmement coûteuses. La technologie nécessaire autant à la fabrication qu’au fonctionnement de ces usines de recyclage est donc hors d’atteinte pour de nombreux pays. On rejoint ici une des recommandations principales du « Manifeste de l’eau », écrit il y a dix ans avec l’appui d’un comité d’une vingtaine de personnalités des divers continents : toute politique de l’eau implique un haut degré de démocratie au niveau local, national, continental et mondial.

Enfin, et surtout, il faudra apprendre à « penser » en eau. Chaque bien produit devrait être traduit en « eau virtuelle », c’est-à-dire le nombre de litres d’eau nécessaires pour produire un litre/kilo de ce bien. L’utilité de cette méthode est de se doter d’un ordre de grandeur. Ainsi, il est intéressant d’apprendre que le Coca a un « équivalent eau » de 9 (9 litres d’eau nécessaires à la production d’1 litre de Coca), l’essence 10, l’éthanol à base de canne à sucre 90, l’éthanol à base de maïs entre 400 et 1 500 selon les régions, le kilo de blé 1 160, et le bœuf... entre 4 000 à 15 340 selon les modes de calcul ! L’intérêt du présent chiffrage n’est pas bien sûr de prendre les chiffres pour argent comptant, mais bien de pouvoir se donner une idée du terrible impact du monde de consommation occidental des pays développés - et très bientôt des pays émergents - sur notre environnement. Mais, plus encore, l’« eau virtuelle » nous démontre si besoin en était encore que les trois grands enjeux de ce siècle, la préservation des ressources en eau, l’enjeu énergétique et l’enjeu environnemental, sont indissociables.


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