Animal

par Nicolas Cavaliere
samedi 5 mars 2022

De la représentation à la corporéité.

La représentation que se fait l’être humain de l’animal dans sa culture est un objet d’étude infini qui pourrait donner prétexte à un nombre infini d’exemples, d’anecdotes, d’interprétations et de conclusions. Je ne serai pas exhaustif. Je vais enchaîner un nombre limité d’observations sans fil conducteur, pour le plaisir paragraphié d’un panorama incomplet.

L’animal, connu pour être l’inspiration des premiers dessins connus. Personne n’a osé effacer les fresques de Lascaux. Beau parce que pas même. Terrifiant parce que pas même. Coloré et digne d’être immortalisé parce que pas même. Trois dimensions réduites à deux, jusque chez le douanier Rousseau.

Animaux empaillés, trophées de guerre ? Animaux en peluche, trophées de paix ? Dans les deux cas, c’est une figure immobile qui s’empare de l’être humain et le mène à retenir cet être irrémédiablement étranger qu’est l’animal dans des jouets pour adultes ou pour enfants. La morphologie animale, qui peut se différencier jusqu’à impliquer l’absence de vertèbres, parle à l’instinct autant qu’une comptine ou qu’un hymne. Parfois on la mêle à celle de l’humain, et voilà des mythes pour la soupe de Campbell.

L’animal offre des fêtes, sanctifié, sacrifié, toujours doté du rôle central pour la célébration. Le buisson ardent peut servir à sa cuisson, le réfrigérateur placide à sa conservation, et quand on veut caricaturer un brin, une baignoire est sollicitée pour accueillir son sang (chez les musulmans végétariens, la baignoire sert à nettoyer de grandes quantités de salade).

L’animal est parfois mobilisé pour figurer un être humain, il va servir d’intermédiaire pour qu’on se moque d’un Président. Déguisée en grenouille, l’illustre bestiole perd en effet de sa grandeur solennelle. Depuis l’Antiquité, il peut servir de paravent moral. Les leçons d’Ésope et Jean de la Fontaine ne seront jamais oubliées.

L’animal est sans cesse sollicité pour figurer le bizarre, dans l’humour, dans le fantastique, dans le cauchemar, dans le surréalisme, dans l’amour. Quand l’extravagance manque, on convoque au moins un animal. Les dialogues pour savoir qui du thon ou du lion est le plus fort dans « The Other Guys », le regard paniqué de l’autruche qui achève « Le Fantôme de la Liberté », la vache sur le lit dans « L’Âge d’or »… Le lapin qui entraîne Alice au fond de son terrier. Des hommes qui appellent leur femme « ma biche » ou « mon hippopotame »…

L’animal doit être doté de pouvoirs extraordinaires, tellement que certains héros de bandes dessinées viennent y puiser leur capacité à terroriser ou à étendre leur toile. Ce n’est peut-être pas simplement l’imagination artistique.

Dans la musique, l’animal fleurit diversement. Il inspire un carnaval autant que de la pure bestialité. De Saint-Saëns au death metal, il n’y a qu’une danse, celle de l’ours Baloo dans « Le Livre de la Jungle ».

L’imagerie affective où les animaux sont mis en scène atteint le même degré de manipulation émotionnelle que celle mettant en scène des nourrissons, et c’est la raison pour laquelle elle rencontre un succès foudroyant. Les chats sont présents à un tel degré sur Internet qu’on pourrait effectivement se demander si ce ne sont pas eux justement les maîtres du monde.

De la même manière dont le chien écrit de son urine sur le réverbère, l’homme pisse de l’encre sur le papier. Un seul monde, deux signatures.

Il y a un réel mystère dans notre rapport aux animaux. Plus on les regarde, plus ils nous semblent étrangers par leur apparence, leur texture, et plus on les observe, plus ils nous sont familiers par leurs similarités de comportement et d’expression corporelle. Il y a des rites funéraires chez les animaux (éléphants, pingouins). Quand on se remet en tête l’insistance de Confucius sur les rites, on en rit presque, parce qu’elle semble soudain tellement artificielle. Presque, parce qu’au fond, elle est tellement naturelle… Est-ce de l’anthropocentrisme simplement de parler de rites quand l’éthologie parvient à observer des phénomènes semblables chez ces êtres étrangers ? Le concept d’anthropocentrisme ne vient-il pas finaliser notre étrangeté à ce qui vient fonder le rite, à savoir la naissance, la maturation et la mort ? Les animaux ne connaissent pas l’éternelle jeunesse dont nous rêvons. Demandez au papillon.

Les animaux et les plantes sont souvent rassemblés, liés, on parle de faune et de flore comme si l’un n’allait pas sans l’autre, alors qu’en fait l’expression ne marque que l’opposition entre ce qui relève de l’humain et ce qui n’en relève pas. Le béton et le goudron relèvent plus de l’humain qu’un géranium et qu’un dauphin. Nous sommes plus proches des matières inertes que des matières vivantes parce que nous aspirons à l’inerte. Le vivant véritable est inerte. Les adaptations que suppose Darwin sont invérifiables, le temps est trop court et nous devons courir sur le bitume chaud.

La zoonose est un phénomène très intéressant du point de vue spirituel. On suppose chez l’homme une forte somatisation de phénomènes psychologiques et on y désigne l’origine de nombre de maladies individuelles. L’animal vit-il la maladie de la même façon ? Que se passe-t-il dans la vie d’un pangolin ou d’une limace pour qu’il développe quelque mal qui se transmette ou pas ensuite à l’être humain ? L’animal a-t-il une âme et un destin ? Est-ce là encore de l’anthropocentrisme ? Ou simplement un abus de langage ?

De tous les animaux, l’humain est le seul à rassembler sous un même phonème des êtres aussi distincts qu’une baleine et qu’un escargot. Sous le phonème « monde », il y insère plus encore. Et cela s’insère désormais dans ses machines les plus élaborées : les outils prédictifs d’une GAFAM peuvent-ils prévoir les mouvements de la vie animale ? La géotemporalité absolue est-elle à portée d’ordinateur ? Est-ce qu’ordonner, c’est prévoir l’ordre ? Organiser, est-ce prévoir l’organisation ? Oui, car nous n’avons plus de corps.

Nous sommes décidément des animaux dangereux.


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