Fabrique de nuages... toxiques ?

par Zora la Rousse
jeudi 22 mai 2008

Chronique d’une journée porte-ouverte à l’usine d’incinération de Saint-Ouen, située juste en face du plus grand bidonville d’Île-de-France...

Fabrique de nuages, centre de valorisation énergétique, usine des poubelles… autant de termes pour désigner l’incinérateur qui crache sa fumée blanche en continu sur mon coin de 9cube, et souvent au gré des vents vers l’outre-périf’ côté 75 ou outre-Seine côté 92.

Dimanche 18 mai, c’était porte-ouverte : Chouchou a vu la banderole vendredi soir en passant : « ça fait longtemps que j’ai envie d’aller voir à quoi ressemble la bête ».
Et voilà comment votre jour du Seigneur peut évangéliser vos poubelles et votre culture dioxine...

Il fait beau, la famille Ricoré moins une Blonde est enchantée d’enfourcher ses vélos pour une balade dominicale des plus « bucoliques ».
Oui, pas la peine d’émettre du CO2 en faisant moins d’1 km en break familial…
« Maman, c’est vrai, on va visiter en vélo l’usine à poubelles qui fabrique des nuages ? » L’usine d’incinération du Groupe TIRU est située dans les Docks de Saint-Ouen, en bord de Seine.

Face à la grille d’entrée, ce qui frappe d’abord, c’est l’odeur pestilentielle de caoutchouc brûlé et la fumée noire. Des enfants barbouillés qui jouent avec des caddies déchiquetés.

Une rue défoncée sépare en effet deux visions différentes du recyclage des déchets.
P
oint commun, les « deux communautés » sont toutes deux censées être soumises aux lois de l’Europe, pour les droits comme pour les devoirs.

D’un côté le camp Rom où 500 âmes, dont de nombreux enfants, faute de mieux, vivent essentiellement de mendicité, de rapines et de la revente de métaux qu’ils ont préalablement brûlé pour en ôter toutes les parties caoutchoutées et plastifiées : pneus, câbles, appareils électroménagers, etc. Un vrai bidonville aux portes de la ville lumière avec montagnes de déchets en tout genre à l’entrée, boue, pas d’hygiène et de nombreux enfants désœuvrés. Pris en otage par leurs parents qui ont quitté la Roumanie pour les faire vivre « au paradis ».

De l’autre côté de la rue, la TIRU (filiale du Groupe EDF à 51%) applique « consciencieusement » les normes européennes en matière de traitement de l’eau qui alimente les chaudières à brûler les déchets ménagers, l’évacuation et autres filtrations des fumées...

Avant de devenir fumée et parfois certains « prélèvements intermédiaires de recyclage » qui conduisent aux Puces, chez Emmaus, dans les vide-greniers ou dans le camp Rom de l’autre côté de la rue, les poubelles vertes des Parisiens et de quelques banlieusards atterrissent ici à l’usine TIRU de Saint-Ouen, le tout orchestré par le SYCTOM.

Le syndicat intercommunal de traitement des ordures ménagères de l’agglomération parisienne, créé en 1984, traite les déchets ménagers du territoire le plus peuplé et le plus dense de France (907 hab/km2), soient 5,3 millions d’habitants, dont près de huit sur dix vivent dans de l’habitat collectif vertical.

Prononcer « Sitcom », sauf que les caméras filment essentiellement le ballet des camions et que le casting est réservé aux 85 communes adhérentes du syndicat, réparties sur cinq départements (Paris, Hauts-de-Seine, Yvelines, Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne).

Le « Grand Paris des poubelles » existerait donc déjà ? Enfin, là encore, le mille-feuille administratif semble touffu :

- Niveau 1 -> Collecte des ordures gérée par les communes.

- Niveau 2 -> Le SYCTOM traite-dispatche les déchets des 85 communes adhérentes.

- Niveau 3 -> Les usines du groupe TIRU, ou d’autres centres privés « valorisent » les déchets et les transforment en électricité et en chauffage urbain.

Rien que sur les sites web respectifs et vu la foire aux logos des plaquettes et autres PDF à télécharger, sans doute pourrait-il y avoir « valorisation énergétique des compétences-ressources », en français simple, y a sûrement doublons...

Le syndicat intercommunal, dixit leur site web « fonctionne sur le modèle d’un Conseil municipal puisque le SYCTOM est un établissement public administratif qui relève du code des communes. Sur le plan politique, il est dirigé par un comité d’élus. Sur le plan opérationnel, il est composé de directions. »

Le SYCTOM traite l’ensemble des ordures ménagères des 85 communes adhérentes, c’est-à-dire :

- les déchets produits par l’activité domestique et quotidienne des ménages ;

- les déchets assimilés qui résultent des activités économiques : artisanat, commerce, bureaux, petites industries, tourisme ;

- les objets encombrants (mobilier, appareils ménagers...) sont traités par le SYCTOM via sa déchetterie spécialisée de Saint-Denis et son centre de tri de Romainville ;

- quant aux déchets spéciaux (piles, huile de vidange...), ils sont envoyés vers d’autres filières.


Le SYCTOM « traite », enfin oui et non, puisque concrètement les camions poubelles arrivent dans des centres de tris et/ou de traitement des déchets, comme par exemple celui de Saint-Ouen, appartenant au Groupe TIRU, filiale à 51 % d’EDF.

Ces centres de « valorisation énergétique » sont tous situés en banlieue, plutôt popu (Ivry, Sevran, Saint-Ouen...). Eh oui, c’est bien connu, outre-périf nous abritons les cimetières parisiens et les poubelles... Mais ça, comme a poliment répondu notre guide-volontaire du TIRU de Saint-Ouen : « c’est un autre débat ».

Nous sommes très bien accueillis : poubelle-taille-crayon et BD pour les enfants, sourires, casques de chantier et schéma avec explication pédagogique.
Nous avons tous bien compris que tout ce qui ressort de l’usine est traité, dépollué conformément aux normes... Mais comme les normes on n’y connaît rien...

Avec l’entrée en vigueur de la nouvelle directive européenne (du 4 décembre 2000, applicable au 28 décembre 2005), le Comité du SYCTOM a voté en décembre 2000 le lancement de travaux d’amélioration du système de traitement des fumées à Saint-Ouen, puis en décembre 2001, le lancement de l’amélioration du système de traitement des fumées au centre d’Ivry-Paris XIII.
Ces nouveaux dispositifs permettent de traiter les fumées au-delà de l’obligation réglementaire avec une réduction des oxydes d’azote sensiblement plus importante que celle imposée par la directive européenne (70 mg/m3 au lieu de 200). Les dioxines sont réduites de 90 %, les émissions d’oxydes de soufre de 65 %.
Le système de traitement et les rejets atmosphériques sont contrôlés en continu par des analyseurs et, deux fois par an, par un organisme indépendant.

À titre de comparaison, 1 kg de déchets brûlé en milieu naturel émet autant de dioxines que 100 tonnes incinérées dans une usine d’incinération équipée d’un système de traitement des dioxines.
Je vous laisse donc imaginer la pollution dégagée par les « combustions en milieu naturel » dans le camp Rom de l’autre côté de la rue...

On a tous bien noté que l’usine actuelle date de 1987 (mais que les déchets sont traités à cet endroit depuis un siècle... au gré des « normes ») et qu’elle fonctionnera jusqu’en 2020.
Vu qu’un Francilien produit en moyenne 500 kg de déchets par an contre 440 kg par an par habitant en moyenne nationale, je vois mal comment se passer d’incinérateur...
Un simple regard sur le schéma ci-contre (source TIRU) nous rappelle à quel point le tri sélectif est important, notamment face aux 17 % de papier et aux 11 % de cartons qui composent la poubelle d’un Parisien.

Au centre de Saint-Ouen, ce sont uniquement les poubelles vertes, soient les ordures ménagères, qui arrivent. Les bleues (papier) partent ailleurs pour être recyclées en papier et carton.

« Et les boîtes de conserve, ça va dans quelle poubelle ?

- La jaune me répondent en cœur les autres visiteurs.

- Pas de poubelles jaunes à Saint-Ouen, je fais quoi ?

- Pas grave, dans la poubelle verte, la boîte de conserve est brûlée avec les autres déchets, ensuite ne reste que le métal (étiquette et dépôts alimentaires détruits par combustion) qui sera "aspirée" lors du passage des "cendres" sous l’aimant. Les métaux ferreux seront ensuite recyclés et serviront dans la sidérurgie
.


Que se passe-t-il quand la poubelle verte arrive avec à l’intérieur une batterie de voiture, du verre, des piles, ou je ne sais quoi d’autre qui n’est pas une ordure ménagère au sens où vous l’entendez ?

- Ça part au four, ça brûle. On ne peut pas les détecter ni les récupérer, vous comprendrez pendant la visite
 ».

A chacun donc d’être responsable et de bien trier ses poubelles... Selon le monsieur qui prend le relais pour la visite du camion poubelle : « les banlieusards trient beaucoup mieux que les Parisiens, peut-être parce qu’ils ont plus de place ».
Décidemment, ces Parisiens...


En minibus, nous faisons le trajet d’un camion poubelle. Une fois arrivés en haut de la rampe d’accès façon parking d’un centre commercial un peu spécial, les camions déversent leurs chargements dans les fosses, soient une moyenne de 400 camions par jour qui traversent Saint-Ouen avant d’arriver au TIRU.
Ensuite, un « poubellier avec un joystick en forme d’araignée à 8 pattes » déplace les déchets dans le four. Effectivement, impossible de récupérer quoi que ce soit.

« Créateur d’énergie verte » c’est la signature de marque du Groupe TIRU.
Ne rigolez pas, ce n’est pas tout à fait faux. OK, les fumées, l’eau et les déchets qui sortent sont « aux normes » et grâce à la combustion de vos ordures ménagères, l’usine produit de l’électricité qui est revendue à EDF.

Dans le monde, grâce aux déchets incinérés, 600 000 barils de pétrole sont économisés chaque jour.
L’énergie verte issue des déchets est la seconde source d’énergie renouvelable utilisée en France derrière l’hydraulique, mais devant l’énergie éolienne ou solaire.
Sans oublier les mâchefers, les résidus finaux à l’issu de l’incinération des déchets : ils sont transportés par la Seine (plus « développement durable » que les camions ou le train...) et servent ensuite de gravats pour construire des routes ou des rues.
L’usine de Saint-Ouen c’est donc une machine à brûler 630 000 tonnes de déchets produits par 1,3 million d’habitants en une année. Cette « combustion » permet d’éclairer 6 811 foyers et d’en chauffer 72 000, essentiellement sur... Paris.

Récapitulons : la banlieue récupère le trafic des camions poubelles dans ses rues, ainsi que les dioxines qui partent en fumée, tout ça pour chauffer Paname... J’exagère, moâ ? Allez, l’humeur caustique, elle, n’est pas toxique...

Dioxine, le mot est lâché. Mais d’où vient-il ?
Nos déchets ménagers sont composés en majeure partie de carbone, d’hydrogène, d’oxygène, mais aussi d’autres constituants en quantités beaucoup moins importantes comme le chlore, le soufre, le fluor et enfin d’éléments en quantités encore plus faibles comme les métaux lourds (mercure, chrome, zinc, arsenic, plomb, nickel et cadmium).
Ces deux dernières catégories de constituants, réparties dans l’ensemble des ordures ménagères, sont la source des polluants produits par la combustion des déchets (acide chlorhydrique (HCl), acide fluorhydrique (HF), oxydes de soufre (SOx), métaux lourds et dioxines).

Les dioxines et furanes sont des molécules faisant partie de la catégorie des Polluants organiques persistants (POP).
Elles sont produites principalement par la combustion de produits organiques en présence de chlore. Il en existe 210 différentes, parmi lesquelles 17 font l’objet d’un suivi par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en raison de leur toxicité avérée. La dioxine la plus toxique est la 2,3,7,8 TCDD, dite « dioxine de Seveso ».
Les usines d’incinération produisent des dioxines au cours de la phase de combustion (phase gazeuse) et en phase de refroidissement (phase hétérogène).

En France, de 1995 à 2004, la mise en place progressive du traitement des dioxines a permis de diviser par 100 les émissions de dioxines des incinérateurs. Fin 2006, un an après l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation européenne, les émissions totales de dioxines des incinérateurs de déchets ménagers français se situent ainsi à environ 10 g par an. Ce chiffre est à comparer aux émissions dues à la combustion du bois, qui sont estimées à 30 g par an.
Cette valeur, fixée suite aux recommandations de la communauté scientifique, est synonyme de risque sanitaire négligeable.

« Risque sanitaire négligeable, émission de dioxine divisée par 100... » Nous voilà, comment dire, rassurés ?!?
L’incinérateur de Saint-Ouen est là depuis un siècle, et a évolué au gré des normes, tout comme les sols, les plantes...
Avant 1987, combien de tonnes de dioxine émises et imprégnées dans les sols ? Après 2020 quel avenir pour nos déchets ?

Quels risques sanitaires, pour nous les habitants ?
A quand une enquête épidémiologique (suivi des cancers, bronchites et autres pneumopathies) dans le périmètre des vents dominants qui ne s’arrête pas au périf, lui ?
Pourquoi cette enquête n’a-t-elle toujours pas eu lieu, vu que le risque est « négligeable » ? Que font les politiques ?
Demain, sur les 100 hectares du futur quartier Docks de Saint-Ouen, au pied de l’incinérateur, ce sont près de 10 000 nouveaux habitants qui s’installeront, avec un prêt à taux zéro sur leur santé ?

Nous sommes repartis à vélo, sans réponse à nos questions, sous l’œil amusé des enfants du camp Rom qui devaient sans doute se demander pourquoi tout ce monde se bousculait (beaucoup visiteurs ce dimanche en effet) pour aller visiter l’usine de poubelles d’en face, sans à peine un regard pour la décharge à ciel ouvert dans laquelle, eux, habitent à temps plein.

Pour terminer cette journée « développement durable » en beauté, nous sommes allés au vide-grenier du quartier Debain, organisé par l’association Aider vos idées.
Là, oh surprise, je tombe sur le DVD du film Erin Brockowitch, clin d’œil du destin ? J’ose espérer que non : ne sommes-nous pas protégés par l’Europe ?

@ à prendre (du moins certains passages...) au 93 400e degré ;-) et à suivre donc...

© rédactionnel ZoralaRousse 93 pour chroniquesmabanlieue.com.

Webographie

- VSD.fr : La vie des Roms aux Portes de Paris
Photos Daniel Maunoury

- Site web du Groupe TIRU


- Site web du SYCTOM


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