Guigne à Draguignan ?

par Bruno de Larivière
vendredi 25 juin 2010

Maintenant que la fièvre est retombée et que les médias se préoccupent d’autres sujets, il est temps de revenir sur la crue catastrophique de la Nartuby, dans le Var. Pour couper court à deux idées reçues. Il n’y a pas de fatalité en matière de construction en zone inondable, et l’Etat ne peut être directement incriminé dans ce désastre.

Il y a un peu plus de cinquante ans, le barrage de Malpasset a cédé. Il se situait à une vingtaine de kilomètres au nord de Fréjus. Il barrait la vallée du Reyran, le dernier affluent de l’Argens, sur la rive gauche du fleuve varois. Dans la nuit du 2 décembre 1959, quelques secondes après la rupture de la voûte, une vague de plusieurs dizaines de mètres de haut a déferlé. Elle a tout emporté sur son passage, a ravagé la vallée, et provoqué la mort de plus de cinq cents personnes.

Cet événement reste bien présent dans la mémoire des rescapés [vidéo]. Des ministres ont effectué une brève visite dans l’arrière-pays de Fréjus. L’Etat et les donateurs privés ont dédommagé les victimes et financé la reconstruction. Des enquêteurs ont par la suite établi les circonstances du drame, sans qu’aucune erreur manifeste ne ressorte.

Même s’il s’agit d’une catastrophe industrielle sans précédents en France, l’accident de Malpasset n’a guère suscité de polémique. Le cinquantième anniversaire n’a suscité aucune enquête dans la presse nationale : compte tenu de l’état moyen des plus vieux barrages alpins, on peut éventuellement le regretter. Bien sûr, l’enrochement n’a visiblement pas suffi à asseoir l’édifice, mais les habitants de la région ont tous relevé dans les semaines précédant la catastrophe, la succession de fortes pluies. Le 1er décembre, si on retarde un lâcher d’eau, c’est pour préserver un chantier de construction d’une route en contrebas. L’irrégularité des précipitations dans le Var n’étonne personne.

On a construit le barrage à cause du climat méditerranéen : pour produire de l’électricité et pour constituer une réserve d’eau en vue de la sécheresse estivale [source]. Le récit de cette catastrophe donne encore maintenant froid dans le dos. Il n’a néanmoins nullement freiné la construction d’autres barrages. A moins de dix kilomètres plus au nord, le lac de Saint-Cassien domine la vallée de la Siagne, derrière un barrage-poids construit entre 1962 et 1965, et assure une partie de l’approvisionnement en eau de l’agglomération cannoise. En Corse du Sud, un barrage est en train de surgir [Pauvre Corse… Déchirée entre rêveurs obsessionnels et dilapidateurs professionnels].

La soudaine crue de la Nartuby [photo à Trans-en-Provence], dans l’arrière-pays varois, qui a détruit les quartiers périphériques de Draguignan et de plusieurs communes des environs le 15 juin renvoie au caractère impétueux des cours d’eaux dans la région, gonflés soudain par des orages dits cévenols. Le printemps correspond certes à une saison généralement moins périlleuse que l’automne. Toute loi souffre des exceptions. Dans cet histogramme, on peut observer la répartition mensuelle des épisodes pluviométriques exceptionnels : plus de 190 mm en vingt-quatre heures. Les données concernent les deux régions de Paca et Languedoc-Roussillon, au cours d’une période de trente-six ans (entre 1958 et 1994). Le mois d’octobre arrive nettement en tête, avec 59 journées hyper-pluvieuses, devant les mois de septembre (39), novembre (29) janvier (11) et février (11). Pendant un semestre (de mars à août), il y a moitié moins de journées types qu’au cours du seul mois d’octobre. Sur un période plus longue, et dans le seul département du Gard, on relève cependant plus d’orages catastrophiques au printemps qu’en hiver, l’automne demeurant la saison terrible entre toutes.

Il n’empêche, la Nartuby a débordé. Le bilan est lourd. Vingt-cinq personnes sont mortes. D’autres manquent à l’appel. Le surlendemain, cent mille foyers sont privés d’électricité. Les torrents boueux ont creusé les routes et détruits de nombreux bâtiments. Le ministre de l’Intérieur a tourné en hélicoptère au-dessus de la région sinistrée, et promis toute l’aide matérielle et financière possibles. Unanime, la presse compatit avec les habitants dépouillés. Beaucoup ne retiennent pas leurs larmes. Certains ont tout perdu. Les caméras filment les rues dévastées, les voitures empilées [vidéo]. Comment peut-on expliquer l’inexpliquable ? Réussira-t-on à prévoir l’imprévisible ? Le Monde avance l’hypothèse d’une difficulté française à gérer les situations de risque naturel, et en particulier le risque d’inondation : Une mauvaise gestion des risques d’inondation en France. Argument ultime, les habitants oublieraient le danger…

Peut-être faut-il prendre en compte une sorte de génie national de la négligence. Je crois qu’il s’agit d’un faux argument [Une poignée de noix fraîches]. Une surveillance régulière des cours d’eau permettrait d’améliorer l’alerte des populations. Un responsable du ministère de l’Ecologie regrette cette insuffisance : « ‘Ces cours d’eau, ça fait longtemps qu’il est prévu de les étudier, de mettre une vigilance en place. Mais on ne peut pas le faire d’un claquement de doigts’, a expliqué M. Janet, responsable du pole modélisation du Service Central d’Hydrométéorologie et d’Appui à la Prévision des Inondations (Shapi). ‘Il faut connaître tout l’historique, avoir des mesures de débits, de pluies, regarder les réactions du cours d’eau pour pouvoir mettre en place des systèmes de vigilance’, a-t-il ajouté. […] Le sud-est de la France, bien que très exposé aux pluies torrentielles et inondations, n’est quasiment pas placé sous surveillance. Les caprices des cours d’eau qui s’y trouvent, relativement petits, sont plus difficiles à prévoir que ceux des grands fleuves, a expliqué M. Janet. […] Le Schapi, créé en juin 2003, dépend du ministère de l’Ecologie, et assure notamment une veille permanente pour les crues rapides.  » [AFP]

Marion Sollety a de son côté trouvé les causes de la crue [Le Monde]. Elle a interviewé une employée du BRGM (Bureau de recherche géologique et minière) de Montpellier. « ‘[Et] Même s’il s’agit principalement d’un phénomène de ruissellement sur le lit des cours d’eau, il y a un phénomène de saturation. Quand les sols sont complètement gorgés d’eau, tout ruisselle’, et le sol ne retient plus rien. Circonstance potentiellement aggravante, ce type d’épisode est intervenu à une période inhabituelle : les crues dites ‘cévenoles’ se produisent en général à l’automne, parfois au début du printemps. Ce facteur pourrait avoir amplifié les inondations : en juin, la terre est plus humide et donc plus vite saturée.  » En résumé, il arrive qu’en cas de fortes pluies, les sols soient saturés. Alors le débit des cours d’eau augmente en fonction des précipitations. Quel saisissement.

J’avancerai pour ma part une autre explication. Elle part de la comparaison entre deux cartes. Sur celle-ci, le relief de la zone de Draguignan apparaît. Une plaine alluviale s’étend en forme de triangle incliné. La pointe correspond, au nord-ouest à la sortie des gorges de la Nartuby. La base est tournée vers la confluence avec l’Argens. Le fond plat et lisse n’est ponctué d’aucune éminence ou promontoire. Il s’agit du lit majeur ou plaine d’inondation. A l’intérieur de celui-ci (ou de celle-ci), le cours d’eau reprend ses droits de façon épisodique, en sortant de son chenal. Celui-ci, plus ou moins stabilisé donne l’impression en temps normal de serpenter paresseusement dans la vallée. Il endort les installés de fraîche date, les amateurs de Provence en cartes postales…

Sur cette autre carte, l’urbanisation se dessine. Il y a de cela moins d’un demi-siècle, Draguignan s’appuyait encore sur un rebord de versant, dominant la Nartuby. Aujourd’hui, le mitage urbain domine le fond de la vallée, avec des maisons individuelles de plain-pied très dangereuses en cas de crue. Vers l’ouest, le Flayosquet représentait un hameau de quelques maisons, juste à côté de Flayosc, un petit bourg isolé qui compte désormais 4.300 habitants, à l’extrémité occidentale d’une tache urbaine pratiquement continue. La population de la commune de Draguignan a doublé entre 1968 et 2006. C’est pourtant en Vendée que l’on délimite une zone noire [Communes-sous-mer]…

Alors j’éviterai pour ma part le terme de guigne pour qualifier ce qui s’est passé dans la sous-préfecture du Var et ses alentours. Les pertes humaines sont irréparables, mais ne relèvent pas du hasard pur, comme dans le cas de la rupture du barrage de Malpasset.

Et puis les militaires sont intervenus. Par chance, il y a une école d’application sur la commune, un régiment de soutien, des dizaines d’élèves officiers ou sous-officiers. Les canons d’artillerie ne servent en théorie pas à grand chose, mais les bras et les bonnes volontés suppléent. En même temps, de nombreux militaires dormiront probablement ces jours-ci hors de chez eux, plutôt que d’avoir les pieds dans l’eau… A la suite d’une décision du ministère de la Défense, l’école d’application va très bientôt s’agrandir. L’EAI (Ecole d’Application de l’Infanterie) de Montpellier s’installe en 2010 [Secret défense]. Des dizaines de personnels supplémentaires vont vivre à l’année. Ils vont acheter, peut-être faire construire : enfin une bonne nouvelle économique [Var Matin]… ! Alors, Guigne à Draguignan ?

PS./ Geographedumonde sur le risque d’inondation : Ne pas confondre football-spectacle et catastrophe à l’heure de pointe, Communes-sous-mer, Prendre un Paris, celui de 1910Toulouse, si j’ose…, Certaines catastrophes prennent corps en silence, Wild wet MidwestDu risque climatique lointain au risque terroriste immédiat, Que la Marne en furie dévale dans la SeineDéjouer les tours du sort, De Batavia à Jakarta et De la croissance des prix de l’immobilier au risque de crue.


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