Internet, ange ou démon pour l’écologie ?

par Hervé ASTIER
samedi 12 novembre 2011

La migration des éléments de nos civilisations (sons, images, connaissance, flux, échanges…) vers l’espace virtuel s’accélère. Pour l’accompagner et la supporter, les ordinateurs, réseaux, smartphones, et autres joujoux « connectables » ont fleuri par milliards, aggravant la surexploitation des ressources de la planète. Pourtant, ce phénomène migratoire global du matériel à l’immatériel  peut être considéré comme un mécanisme de défense macroscopique de la nature.

La dématérialisation de nos supports d’échanges, de nos éléments de connaissance, de notre communication a fait naître une population encore plus pléthorique que celle de l’espèce humaine : la population des ordinateurs, ou de manière plus générale, de tout objet servant à accéder à Internet (ordinateurs, tablettes, téléphones…) ou à le véhiculer (serveurs, routeurs, réseaux…).

Savez-vous que 352 millions d'ordinateurs ont été vendus dans le monde en 2010, soit plus de 11 appareils à chaque seconde ? Un nombre qui apparait en hausse par rapport aux années précédentes, selon le baromètre publié en temps réel sur le site planetoscope.com.

Malgré sa constante miniaturisation, cette espèce est de plus en plus encombrante et participe à l’épuisement des ressources de la planète. L’énergie cumulée est considérable, pour ne pas dire phénoménale, et les minerais utilisés se raréfient.
A titre d’illustration, citons 2 autres chiffres frappants publiés sur le site planetoscope : depuis le début de l’année 40 milliards de KWh ont été consommés par les data centers de la planète, et 450 millions de kilos de CO2 seraient émis par les requêtes lancés sur Google (une requête sur Google produirait 7g de C02 du fait de l'immense quantité d'énergie consommée par les quelques 500 000 serveurs du moteur de recherche américain).

Ces statistiques sont effrayantes et alimentent à juste titre le regard critique que portent de nombreux observateurs écologistes sur ces technologies.
Selon eux, Internet serait même la goutte d’eau qui fera déborder le vase de la surexploitation de la planète.

Car notre planète, notre bonne vieille terre, va mal. Les études et analyses scientifiques traitant de notre surconsommation insensée et de l’appauvrissement dramatique des ressources terrestres sont nombreuses et aujourd’hui peu contestées. À titre d’illustration originale, citons l’initiative de L’ONG canadienne Global Footprint Network, qui calcule le « earth overshoot day », c’est-à-dire le jour du « dépassement global de la terre », en fonction de paramètres scientifiques de consommation.
Ce jour est précisément celui ou la consommation cumulée sur l’année dépasse la capacité de renouvellement de la terre. Leur constatation est que ce jour intervient de plus en plus tôt chaque année : il était estimé au 21 août en 2010.
Pour sa part, le site écologique terresacree.org estimait, dans un article paru le 29 octobre 2008, qu’au rythme des indicateurs de consommation et de croissance actuelles, l’humanité aura besoin d’une seconde planète en 2030 et que, dès à présent, il faudrait 5 planètes terre pour couvrir nos besoins s’ils étaient calqués sur ceux d’un américain moyen.

Corollaire évident de la surpopulation, la raréfaction des ressources est l’une des problématiques majeures à laquelle l’homme du XXIe siècle va devoir faire face.
Fussent-elles fossiles ou non, il est désormais patent que les ressources naturelles vitales : énergie, eau, poissons, récoltes… ne sont plus suffisantes pour satisfaire les besoins des hommes qui surpeuplent la planète.

Le sacro-saint dogme de la croissance comme moteur de l’économie par les états n’est pas étranger à cette situation.
Dans son ouvrage didactique L’équation du nénuphar, Albert Jacquard explique avec pédagogie ce que représente une croissance qui se surajoute à elle-même, comme c’est le cas de nos PIB.


Au-delà de la compréhension de l’objet mathématique, cet exemple permet de bien appréhender la rapidité avec laquelle l’irréparable peut être atteint en fin de processus lorsqu’on empile de la croissance sur de la croissance.
Ce mode de raisonnement sur lequel sont malheureusement basées toutes nos économies – le taux de croissance faisant même figure de baromètre de la bonne santé d’un pays ! –, n’aurait de pertinence que dans l’hypothèse de ressources illimitées. Sans cette condition pourtant simple, c’est le clash assuré, avec une accélération diabolique en fin de cycle, comme le montre l’exemple imagé de l’espèce du nénuphar, qui, finalement, meurt du jour au lendemain en raison de son impéritie (pour mémoire, chaque nénuphar se reproduisant chaque jour à l’identique, si l’on considère que le lac est rempli de nénuphars en 30 jours, il reste encore la moitié du lac disponible le 29ème jour, soit la veille du désastre…).

 Une surpopulation incontrôlable, une disparition inéluctable des ressources naturelles, une pollution telle qu’elle met en péril la biodiversité et l’équilibre naturel de la planète, voilà le schéma factuel – malheureusement indiscutable – dans lequel nous avons engagé le monde qui nous a accueillis.
En 2005, lors d’une interview télévisée, comme le rappelle le site http://www.demographie-responsable.org, Claude Lévi Strauss, presque centenaire, déclarait :
« Ce que je constate, ce sont les ravages actuels, c’est la disparition effrayante des espèces vivantes, qu’elles soient végétales ou animales… L’espèce humaine vit sous une forme de régime d’empoisonnement interne. Quand je pense au présent et au monde dans lequel je suis en train de finir mon existence : ce n’est pas un monde que j’aime ».
Avec Lévi Strauss, l’un de nos plus grands philosophes, ethnologues, et anthropologues contemporains, soulignons ce constat d’échec de l’espèce humaine.
La nature ne peut faire confiance à l’homme pour se réguler lui-même : c’est au-delà des facultés de l’homo sapiens. Pourtant, nous savons qu’elle intervient, nous dirons « subrepticement », pour favoriser l’adaptation d’espèces dont le contexte vital est menacé, ce qui est bien la situation dans laquelle nous nous trouvons.

En prenant l’hypothèse qu’une telle adaptation a été « décidée », quels sont les objectifs qu’elle pourrait poursuivre ? Sous cet éclairage, observons les conséquences écologiques à moyen terme de notre migration vers le virtuel.

En premier lieu, au plan des déplacements et des transports, le gain va devenir gigantesque.

E-commerce, e-administration et e-services poursuivent un même objectif : celui d’éviter nos déplacements. Lorsque je commande un DVD sur Internet, je ne me déplace pas au magasin physique, alors que j’aurais pris mon véhicule pour m’y rendre. La livraison est mutualisée (les livreurs ne remplissent pas un camion avec un seul DVD).

La tendance est irréversible : les enseignes au front office totalement virtuel se multiplient, poussées par le succès des géants eBay et Amazon. Parallèlement, les commerces traditionnels dédoublent leur front office en créant des enseignes virtuelles (exemple : fnac.com).

Si le consommateur suit, comme le prouve l’évolution des statistiques de vente en ligne, les enseignes physiques, moins rentables, disparaîtront par le jeu de la productivité économique. Ainsi, dans quelques années seulement (si on extrapole la tendance), il n'y aura plus de front office physiques et nous pourrons TOUT ACHETER SANS NOUS DEPLACER.

De son côté l’administration électronique voit (enfin) le jour : toutes les démarches administratives sont en cours de dématérialisation (emboîtant le pas du succès de la déclaration d'impôts). D’ici peu, TOUTES les démarches administratives pourront être réalisées en ligne ; pensez-vous que nous continuerons à nous rendre en préfecture ou en mairie par pur plaisir ?

En matière de services, la tendance est identique : les front office des banques, des voyagistes, etc… actuellement dédoublés en services sur Internet vont peu à peu disparaître (comptons sur les banques pour calculer le ratio économique d’un front office virtuel centralisé par rapport à une multitude d’enseignes physiques…).

Face à cette économie généralisée de déplacements physiques, il est bien évident que le coût énergétique des transports de données numériques des enseignes virtuelles aux particuliers sédentarisés deviendra marginal : la goutte d’eau ne fera pas déborder le vase, car le vase se sera en partie vidé.

En second lieu, la réduction des activités de production est amorcée et va s’accélérer.

 Dans l’exemple précédent, nous avons pris l’hypothèse de l’achat d’un DVD, c’est à dire d’un objet matériel. Pour le même usage (visionner un film), remplaçons maintenant l’achat du support DVD par l’achat du même film en VOD (Vidéo On Demand). Dans ce cas il n’y a ni déplacement aller, ni livraison mutualisée puisque le film dématérialisé est lu à distance (disons « en mode streaming »). Mais ce gain en déplacements en cache un autre, encore plus bénéfique pour les ressources de la planète : celui de la production des supports physiques, en l’occurrence des DVD dans notre exemple. Un film en VOD en effet, ne nécessite qu’un seul support physique : l’espace disque du serveur qui va l’héberger pour permettre sa lecture sur Internet. Ceci est à comparer aux milliers (voire millions) de supports DVD (ou VSH par le passé) qu’il fallait précédemment fabriquer, presser, puis diffuser.

Observons alors le phénomène de dématérialisation de plus haut : il touche tous les objets d’échanges, de communication, de connaissance. Sons, images, documents, livres, vidéos… tous se sont vus numérisés en l’espace de 20 ans seulement et tous sont en cours d’exportation sur l’espace virtuel, sur lequel ils peuvent être partagés facilement grâce au don d’ubiquité de l’immatériel. C’est un phénomène global, pratiquement irréversible : la photo numérique a remplacé l’argentique, le son numérique a remplacé l’analogique, la diffusion numérique est imposée comme norme…

Ainsi, en déplaçant nos objets d’échanges et de communication - qui font la spécificité de l’espèce humaine – dans un espace dématérialisé, nous diminuons très considérablement la production physique de ces mêmes objets et le coût écologique de leur démultiplication et de leur diffusion.

Ce partage et ces échanges virtuels sont accrus par l’avènement des réseaux sociaux.

En troisième lieu, les réseaux sociaux aident l’humanité à se sédentariser.

Le succès des réseaux sociaux tels que Facebook ne cesse de nous surprendre par son ampleur. Au plan sociologique, le phénomène est en effet extraordinaire, cela devrait en soi nous alerter.

Le gain de déplacements induit par l’usage de services en ligne, comme nous l’avons vu précédemment, est énorme. Mais il ne faudrait pas (du point de vue de la nature), qu’il soit remplacé par de nouveaux déplacements de loisirs. Les déplacements économisés par nos actes d’achat d’administration, de services en ligne génèrent en effet autant de temps gagné, que nous pourrions mettre à profit pour visiter, voyager… bref nous déplacer à nouveau, incorrigibles que nous sommes !

Selon le rapport 2010 du Crédoc sur la diffusion des technologies de l'information et de la communication dans la société française, le nombre d’utilisateurs de réseaux sociaux sur internet explose : en 2010, 36% des Français sont concernés. 19 millions de personnes (+ 7 millions en un an) ont participé à des réseaux de type Facebook, Myspace.

Les durées de connexion suivent la même courbe : elles ne cessent d’augmenter d’année en année. Les nouvelles générations, en particulier, passent de plus en plus de temps à échanger sur les réseaux sociaux, qui deviennent véritablement de nouveaux lieux de loisirs et de vie en société.

De ce point de vue, les réseaux sociaux représentent un déplacement de nos lieux de loisirs de la terre ferme à l’espace virtuel, ce qui contribuera à nous sédentariser.

En conclusion, nous pouvons sérieusement considérer l’hypothèse suivante : Internet n’est pas simplement une source supplémentaire de consommation et d’exploitation des ressources ; cette migration vers l’espace virtuel, au contraire, constitue un mécanisme de défense de la nature à notre encontre, destiné à nous rendre écologiquement moins agressifs.

Bien sûr, il s’agit ici d’une hypothèse, d’un constat et non d’un souhait. Pour prévenir le risque écologique et préserver notre planète, il vaudrait mieux agir de manière consciente et concertée et prendre le chemin – certes difficile – de la dénatalité, de la décroissance et choisir un mode de vie de frugalité et non de surconsommation.

Pour approfondir cette réflexion, je renvoie à la lecture de l’essai « L’avatar est l’avenir de l’homme » qui vient de paraître (et dont on peut avoir un aperçu dans le blog dédié au livre : http://www.dematerialisation-avatar.com), dans lequel j’étudie le phénomène de dématérialisation avec le regard d’un enquêteur scientifique convaincu que ce mouvement trop rapide, mal ficelé, cache quelque chose ; je mets en parallèle les risques majeurs de la planète (démographie, sur-croissance, écologie) comme autant de mobiles à une mutation de l’espèce humaine et dans une approche prospective, je tente de brosser les contours de cette évolution.


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