La « longue traîne » de l’énergie : l’espoir des petits producteurs indépendants

par Joël de Rosnay
vendredi 4 avril 2008

A l’issue de cette semaine du développement durable, une expérience tentée par un petit pays émergent, l’île Maurice, pour assurer son autonomie énergétique, repose la question des petits producteurs d’énergie face aux grandes « centrales ». L’île de la Réunion, « L’île verte », construit déjà progressivement son indépendance énergétique : 80 000 chauffe-eaux solaires, 300 éoliennes, un leader dans le photovoltaïque, (la plus grande centrale photovoltaïque de France avec 10 000 m2) grâce au dynamisme de son président du Conseil régional, Paul Vergès. L’île Maurice qui accusait un certain retard a décidé d’aller de l’avant. Doté d’un exceptionnel « mix » énergétique, le pays prévoit dans vingt ans 65 % d’autonomie : 35 % de combustibles fossiles (charbon « propre » et fuel), 35 % de biomasse et biogaz, 15 % de solaire (thermique et photovoltaïque) ; 6 % d’éolien, 3 % d’hydroélectricité, 3 % de géothermie, 3 % divers (cogénération, vagues, etc.).

Ayant été chargé de contribuer à la mise en œuvre du projet Maurice, île durable (Mauritius, the sustainable island), j’ai eu l’occasion de comparer les productions de masse avec la capacité d’une production décentralisée en réseau (grille répartie alimentée par des producteurs indépendants). Certes, les énergies renouvelables sont « diluées ». Certes, elles sont « aléatoires ». Mais, combinées dans un système intégré, les aléas de l’une compensent les aléas de l’autre. Soleil et vent sont intermittents, mais le bois, la biomasse, le biogaz et l’eau sont stockables. Par ailleurs, mieux vaut utiliser l’énergie à l’endroit où elle est produite plutôt que de la transporter sur de longues distances avec les pertes que l’on sait. Ces différentes expériences me conduisent à proposer aujourd’hui d’adapter le modèle de la « longue traîne » à la production décentralisée d’énergie et le modèle du « pair à pair » (peer to peer ou P2P) à l’échange (ou à la revente) d’énergie entre particuliers. Cette approche nécessite de rappeler ce qu’est la longue traîne et de préciser comment « l’énergie en P2P » pourrait être réalisable.


La longue traîne et le numérique

Le concept de la « longue traîne » a été proposé par Chris Anderson dans son livre désormais célèbre The Long Tail. Le schéma 1 montre, grâce à une courbe très simple (loi de puissance ou « power law » en anglais), que les produits ou services proposés par des centaines de milliers de sites web, faisant l’objet d’une faible demande ou ayant un faible volume de ventes (la « longue traîne » en jaune sur le schéma) peuvent collectivement rivaliser ou même surpasser la part de marché des produits très populaires proposés par des sites à très grande fréquentation (la « tête » en brun). Par exemple, une ou deux chaînes de télévision ont une audience maximale de dizaines de millions de personnes au moment du JT de 20 heures (Prime Time), en revanche « l’agrégation » d’une dizaine de millions de sites web avec une fréquentation de quelques centaines de personnes peut conduire à des fréquentations totales de centaines de millions de personnes. La clé de ce renversement de situation, ce sont les « agrégateurs » de la longue traîne comme Google, E-Bay, Amazon, ITune... qui réalisent des chiffres d’affaires importants en jouant un rôle de « courtier », prélevant au passage, sur des flux importants de fréquentation, une petite rémunération, laquelle multipliée par des millions d’internautes constitue un chiffre d’affaires très significatif (16 milliards de $ de pub pour Google !). Les entreprises de la « tête » (grandes chaînes de TV, maisons d’édition, majors de la musique) se battent pour le temps et l’espace : Le « prime time » pour les uns, les « best-sellers » pour les autres ou le « hit-parade » pour la musique. Les étalages des grands magasins de livres ou de disques doivent regrouper, à l’endroit le plus fréquenté par les visiteurs, les livres ou disques supposés avoir le plus de succès. Dans la longue traîne, c’est tout le contraire. Le système fonction 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et 365 jours par an. Des centaines de milliers de petits producteurs sont présents en continu, offrant une immense variété de produits et de services, à condition qu’ils soient valorisés par les agrégateurs, les moteurs de recherche, les recommandations, les tags et les filtres. La longue traîne, comme l’a brillamment démontré Chris Anderson, conduit à une nouvelle forme de marketing, d’image de marque, de promotion par le buzz. C’est la revanche des petits sur les gros.


La longue traîne et le tourisme

Le modèle de la longue traîne vient d’être adapté à l’industrie du tourisme. Comme le montre le schéma 2, la « tête » est constituée par les « trois grands » qui assurent fréquentation, popularité et chiffre d’affaires. Ce sont les transporteurs aériens, les chaînes d’hôtels et les loueurs de voitures. Mais des centaines de milliers de petits producteurs indépendants assurent, dans le monde entier, la fourniture de services touristiques spécifiques et personnalisés. Par exemple, des voitures 4x4 pour excursions, des catamarans pour des promenades en mer, des gîtes ruraux romantiques, des concerts, des dîners en ville, des services de téléconférence, d’expédition de produits, des sports extrêmes, etc. Dans ce cas, également, le succès vient des « agrégateurs ». Ce qui contribue à créer un business florissant. Déjà, des sociétés comme Rearden Commerce agrègent des dizaines de milliers de services très personnalisés. D’autres comme ISeatz, Viator (Australie), Gulliver Travel Associates (GTA) ou Unaira (Suisse), connaissent des taux de croissance spectaculaires, tels Google, ou E-bay pour le numérique. Des grands opérateurs (Air Lines, hôtels) s’adressent à eux pour offrir à leurs clients, demandant toujours plus de personnalisation, des services spécifiques et adaptés.

La longue traîne et l’énergie

La production centralisée et décentralisée d’énergie ne me paraît pas devoir se soustraire au modèle de la longue traîne. En France, par exemple, la « tête » est constituée par la production de base (nucléaire), semi-base (thermique) et « pointe » (hydroélectricité). L’objectif est d’arriver en 2020 à 20 % d’énergies renouvelables. Dans d’autres pays, comme par exemple l’île Maurice, la base est le charbon, la semi-base le fioul et la pointe l’hydroélectricité (voir schéma 3). Une dépendance de l’île à 80 % en énergies fossiles se traduit par un coût annuel de 2 milliards de $ pour l’achat de ces combustibles, et ceci pour un PNB de 7,7 milliards de $. On imagine l’économie réalisée si le pays parvient à 65 % d’autonomie énergétique dans une vingtaine d’année. Mais ceci ne sera réalisable, en France comme dans d’autres pays du monde et, bien entendu, à l’île Maurice, qu’avec l’apport des petits producteurs d’énergie indépendants : les PPEI (en anglais SIPP : Small Independant Power Produceurs). D’où l’importance, à nouveau, du modèle de la longue traîne que je propose dans le cadre de la production d’énergie par des sources très diversifiées (voir schéma 3). Encore une fois, l’utilité des petits producteurs ne pourra se manifester que par l’intermédiaire « d’agrégateurs » efficaces (comme Google pour le numérique ou Rearden Commerce pour le tourisme), jouant un rôle de « courtier » (broker), de « facilitateur », et chapeautés par un « régulateur », comme pour le télécoms. Il convient en effet d’assurer que la qualité de l’énergie fournie et la sécurité des sources de production (éoliennes, générateurs à biogaz, centrales au fil de l’eau, par exemple) soient assurées et contrôlées. Cet agrégateur devra racheter l’électricité produite, à un prix motivant pour les petits producteurs indépendants, prix susceptible de varier en fonction de la demande et de la rentabilité des diverses sources d’énergie.

Le modèle qui sera appliqué à l’île Maurice, sous l’impulsion du gouvernement, pourra s’étendre à d’autres petits Etats insulaires (PEI), voire à des villes, à des régions ou des pays tout entiers. La longue traîne énergétique favorise l’innovation, la création d’emplois, la formation, la responsabilisation des populations et la construction solidaire de l’avenir.

Quand ces modèles se seront établis plus largement, les particuliers pourront être incités à commercialiser de particulier à particulier, et sur une base locale, l’énergie produite en excès ou bien par des systèmes de production d’énergies renouvelables non utilisées en leur absence. Les investissements réalisés pouvant être valorisés par la revente d’énergie, non seulement au réseau national ou local, mais directement à des particuliers, « l’énergie en P2P » se sera plus une utopie ! Le P2P restera sans doute marginal. Il n’en est pas de même de la production décentralisée qui devrait prendre le dessus sur les centrales même si elles gardent une fonction irremplaçable dans la gestion de la continuité du réseau. Déjà, Jeremy Rifkin dans son livre L’Economie de l’hydrogène l’avait prévu, en lançant le concept d’ « Hydronet » qui est le parallèle, pour l’énergie, d’internet pour l’information. Mais cette production en réseau ne pourra se développer que si l’opérateur central la favorise, de même que l’énergie en P2P ne pourra se faire que s’il existe des courtiers mettant en relation les vendeurs et les acheteurs. Une sorte de « E-Bay de l’énergie ».

C’est sans doute à ce niveau déterminant qu’interviendra Google, courtier tout désigné, dans le prolongement de son modèle publicitaire, avec des prélèvements minimes dans des flux de transactions importants. C’est dans ce contexte que l’on peut se poser légitimement la question du rachat systématique par Google de compagnies impliquées dans la production d’énergies renouvelables. Serait-ce seulement pour améliorer son image de « pollueur en carbone » avec ses 450 000 serveurs et sa consommation de 25 mégawatts ? Ou plutôt pour se positionner dans l’immense marché à venir de l’énergie en P2P ? Il va être intéressant de suivre la stratégie de Google en ce domaine, suite à ses prises de position dans les télécoms et le Gphone. Décidément, la longue traîne est décidément une source d’inspiration et d’innovation.


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