Lettre ouverte aux journalistes à propos du réchauffement climatique

par Jérôme Vignat
lundi 18 décembre 2006

L’action politique ne précède pas mais suit l’opinion publique : il est dès lors essentiel que les citoyens soient correctement informés sur les véritables enjeux du réchauffement climatique. Cette lettre s’adresse aux journalistes, mais à notre échelle, ne sommes-nous pas tous un peu des journalistes ?

Mesdames, Messieurs les journalistes,

Permettez-moi de vous exposer les raisons pour lesquelles ma personne, en tant que père d’une famille vivant aujourd’hui en France, et la vôtre, en tant que professionnel de l’information (l’un n’empêchant pas l’autre, vous avez peut-être également eu le bonheur de mettre d’adorables visages sur le terme générations futures), sommes chaque jour complices d’un crime contre l’humanité (et contre la biodiversité du règne vivant dans son ensemble), par le biais de la mise en place d’une véritable « bombe à retardement ».

Le « réchauffement climatique » désigne l’augmentation de la température moyenne de l’atmosphère et des océans à l’échelle de la planète. Il est désormais unanimement reconnu par la communauté scientifique que ce dérèglement est principalement le fait des activités humaines, par le renforcement de l’effet de serre dû aux rejets dans l’atmosphère de gaz dits à effet de serre. Outre une concentration de dioxyde de carbone jamais aussi élevée depuis plus de 400 000 ans, la caractéristique majeure de ce phénomène réside dans la brutalité à laquelle ce changement de température intervient, ce qui constitue du jamais vu à l’échelle des temps géologiques.

Alors que chaque année bat de nouveaux records de chaleur, que les deux dernières décennies sont les plus chaudes depuis la fin de la dernière période glaciaire il y a 12 000 ans, voici une liste non exhaustive des conséquences de l’élévation de la température mondiale prévue par les modèles climatiques :

- Augmentation du niveau des mers et des océans (dilatation des eaux, fonte des glaciers et des calottes polaires)

- Recrudescence des phénomènes météorologiques extrêmes (ouragans, canicules)

- Modification des régimes de pluviométrie (inondations, sécheresses)

- Raréfaction des ressources en eau, diminution du couvert neigeux

- Appauvrissement des sols

- Perte de biodiversité (extinction probable d’une espèce vivante sur trois d’ici 2050)

- Propagation favorisée des maladies à vecteur (augmentation de l’aire de répartition et de la vitesse de maturation du paludisme, mutation favorisée des agents pathogènes)

- Forte augmentation des flux migratoires (prévision de plusieurs centaines de millions de réfugiés climatiques d’ici 2050)

Finalement, trois conséquences majeures se dessinent :

- Famines : si aujourd’hui il n’y a pratiquement aucune famine sur la planète qui ne soit la conséquence d’une guerre ou d’une oppression politique, les famines prévues dans le contexte du réchauffement climatique seront directement une conséquence de la chute des rendements agricoles.

- Pandémies : l’augmentation du potentiel endémique des maladies à vecteur (cas du paludisme, qui fait déjà aujourd’hui entre 1,5 et 2,7 millions de morts chaque année et contre lequel il n’existe aucun vaccin, mais également de la dengue, de la fièvre jaune...), et l’exposition, du fait de la migration des agents pathogènes en dehors des zones tropicales, de populations nouvellement concernées (donc n’ayant pas eu l’occasion de s’immuniser partiellement) préfigurent une augmentation majeure du nombres de victimes des maladies à vecteur à travers le monde

- Risques aggravés de conflits armés majeurs : dans un contexte planétaire où la démographie va passer de 6 à 9 ou 10 milliards d’individus et dans lequel les sources d’énergies fossiles (sur lesquelles 80% de notre consommation d’énergie repose) vont disparaître, les tensions conflictuelles seront par la force des choses augmentées : si le monde n’a pas connu de conflits majeurs depuis plus de soixante ans, c’est grâce à l’abondance de l’énergie qui a, jusqu’à présent, comblé les besoins vitaux de la majeure partie des habitants de la planète1.

Outre l’ampleur des conséquences possibles, trois caractéristiques fondamentales font du réchauffement climatique un défi sans précédent dans l’histoire de l’humanité, le phénomène étant :

- global : chaque individu de la planète est concerné et peu importe que les émissions de gaz à effet de serre proviennent de Paris, Calcutta, Santiago ou Yaoundé

- irréversible : aucun de nous ou de nos enfants et petits-enfants ne verra le retour à une situation normale (i.e. exempte de toute perturbation anthropique du climat)

- différé : l’inertie du système climatique, c’est-à-dire le temps nécessaire au climat pour s’équilibrer en réaction aux perturbations en présence, est de l’ordre du siècle ; c’est en moyenne le décalage entre le moment où nous montons le thermostat (i.e. CO2 que nous émettons dans l’atmosphère, dont la durée de résidence est en moyenne de cent ans et qui s’accumulera irrémédiablement pendant cette même période) et l’augmentation de température qui en résulte (i.e. conséquences du réchauffement climatique).

Cela signifie que les premiers effets du réchauffement observés aujourd’hui résultent des émissions de nos arrière-grands-parents et que les objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre fixés par la communauté internationale sont définis afin de ralentir l’augmentation de la concentration de ces mêmes gaz dans l’atmosphère et de contenir l’augmentation de température qui en découle, c’est-à-dire, au mieux, de cesser d’aggraver le dérèglement du climat. C’est la raison pour laquelle attendre avant de réagir que de sérieux problèmes ne se manifestent rend la partie perdue d’avance.

D’aucuns diront qu’écrire ces quelques paragraphes est faire du catastrophisme. Ce ne sont malheureusement que quelques conclusions du GIEC2, c’est-à-dire des faits avérés et des prévisions reconnues de manière consensuelle par la communauté scientifique. Il existe cependant des faits ponctuellement observés et un peu moins documentés dans la littérature scientifique, mais qui représentent une menace d’emballement de la machinerie climatique. De la même manière que la diminution de l’albédo des calottes polaires accélère le réchauffement climatique (plus la glace fond, moins il y a de surface blanche réfléchissant la lumière et la chaleur, plus il fait chaud) :

- la diminution de l’absorption du CO2 par le couvert végétal3

- le dégagement de méthane par le pergélisol4

risquent de mettre en route une machine infernale, qui induirait des hausses de températures dont le maximum est à ce jour inconnu, sur laquelle notre pouvoir d’action serait quasiment nul, et qui pour le coup nous mènerait tout droit à une catastrophe.

Nous devons donc éviter le non-maîtrisable et maîtriser l’inévitable. Une fois le problème posé, et après avoir souligné que notre comportement de consommateur de masse à l’occidentale est à la racine du mal, que si les discours évoluent ils ne sont malheureusement pas suivis d’actes à la hauteur des enjeux, que la réduction volontaire prônée par ces mêmes discours est insuffisante car peu de personnes sont prêtes à faire un geste si celui-ci ne s’inscrit pas dans un contexte de volonté collective, que la nécessaire révolution des mentalités n’est manifestement pas encore en marche, qu’il faut arrêter d’espérer plus que ce que la technologie ne pourra nous apporter dans les délais impartis (la technologie seule ne peut rien, la baisse de la consommation par unité de production n’engendre qu’une multiplicité des usages qui prolonge la tendance à la hausse de la consommation globale d’énergie)... il est alors important de comprendre que nous vivons dans l’illusion d’une énergie inépuisable et bon marché. Il faut se faire à l’idée que l’énergie doit et va coûter de plus en plus cher.

Or, dans un monde fini, la question n’est pas de savoir si la consommation de ressources non renouvelables a une fin, mais elle est de savoir quand et comment. Soit nous organisons le plus intelligemment possible une forme de décroissance matérielle maintenant, ce qui ne sera pas nécessairement dramatique pour notre joie de vivre, et pourrait au contraire constituer un projet de société comme un autre5, soit nous attendons que cette inévitable décroissance se répartisse d’elle-même, nécessairement dans de moins bonnes conditions, très inégalitaires, et avec le risque d’un chaos social avec au bout du compte que des perdants.

Une solution réaliste, efficace et simple à mettre en œuvre existe pour prendre les choses en main en matière de lutte contre le changement climatique : elle s’appuie sur la fiscalité de l’énergie6. Dès lors, pourquoi, alors que le sujet est si important, les politiques ne réagissent-ils pas à la hauteur de l’enjeu ?

- D’une part, il est faux de croire que les élus sont plus informés sur le sujet du réchauffement climatique que la majorité des gens. Leur mode d’information passe également par les journaux télévisés et la presse écrite.

- D’autre part, les élus ont certes de larges possibilités d’action mais uniquement à partir du moment où le souhait est partagé de réduire fortement nos émissions de gaz à effet de serre (autrement dit quand leurs mandats reposent sur la volonté du peuple éclairé). Leur marge de manœuvre se limite là. En démocratie, les élus ne peuvent pas nous imposer une sobriété dont nous ne voulons pas7. La démocratie n’est pas la voix de la sagesse mais celle de la majorité.

La responsabilité essentielle des journalistes dans l’affaire se pose là : informer les citoyens sur les véritables enjeux du changement climatique. Si j’ai pu me documenter sur le sujet en quelques semaines sur mon temps libre, les professionnels de l’information que vous êtes peuvent sans aucun doute atteindre bien plus rapidement et aisément cet objectif avec rigueur et objectivité.

Lorsque la pénurie des polymères dérivés du pétrole aura entraîné, entre autres, une incapacité de nos hôpitaux à faire face aux premières manifestations graves du réchauffement climatique, comment soutiendrons-nous le regard de nos petits-enfants qui nous demanderont : « Comment en sommes-nous arrivés là ? » Nous nous souviendrons alors qu’en ce début du XXIe siècle, la une de nos journaux se faisait par exemple sur les résultats du Grand prix de Formule 1 de Chine... ou que les informations relayées par les médias en matière de réchauffement climatique ne reflétaient pas le diagnostic consensuel de la communauté scientifique... et que nous étions tous complices de l’immobilisme fatalement destructeur dont notre société fait preuve de manière hypocrite et irresponsable.

Il peut sembler impossible qu’une société technologiquement avancée puisse choisir de s’autodétruire, c’est pourtant ce que nous sommes en train de faire. Homo Sapiens est apparu depuis plus d’un millier de générations et en trois ou quatre générations, on bouffe la baraque... Nous participons chaque jour à un gigantesque gaspillage, et nous léguons la facture et les ennuis à ceux qui suivent et qui n’ont même pas voix au chapitre aujourd’hui, sans même avoir profité de la « fête », c’est-à-dire nos propres enfants qui, si des bouleversements gravissimes surviennent, ne pourront qu’assister impuissants aux conséquences de nos actes actuels.

Merci de prendre rapidement en compte ces considérations dans vos propos ou dans votre ligne éditoriale, le temps presse  : en cinq minutes, ce qui est peu ou prou le temps nécessaire pour lire ce courrier, 218 797 tonnes de CO2 ont été émises dans le monde8. Une moitié de cette quantité sera absorbée par les océans et les écosystèmes terrestres, l’autre moitié va inexorablement s’accumuler dans l’atmosphère pendant environ un siècle, contribuant ainsi à l’augmentation de la température globale. Dans le même temps, 1263 naissances ont eu lieu pour 542 décès8, soit 721 locataires supplémentaires sur notre planète.

Jérôme Vignat

1 La fin des énergies fossiles est doublement problématique car la situation est telle que nous avons encore de quoi aggraver largement le dérèglement du climat, mais nous n’avons pas la garantie que nos capacités de réaction seront encore présentes lorsque les premiers effets sérieux du réchauffement se manifesteront.

2 Le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat, mis en place par le PNUE (Programme des Nations unies pour l’environnement) et l’OMM (Organisation météorologique mondiale) est composé de plusieurs milliers d’experts qui synthétisent un rapport complet tous les cinq ans environ, pour rendre compte de ce qui fait ou ne fait pas consensus au sein des communautés scientifique, technique et socio-économique, et sur la base duquel les protocoles internationaux sont mis en place (e.g. Kyoto). Ce sont des rapports assez difficiles à appréhender pour tout un chacun, mais des résumés sont faits à l’intention des décideurs : http://www.ipcc.ch/languageportal/frenchportal.htm

Du reste, cet autre site, réalisé par un panel de scientifiques indépendants et sur les bases des rapports du GIEC, présente une vulgarisation du sujet concise, fiable et encore plus accessible : http://www.greenfacts.org/fr/dossiers/changement-climatique/index.htm

3 Sous l’effet du stress thermique et du manque d’eau de la canicule de l’année 2003, la végétation en Europe a moins absorbé de CO2 que les sols n’en ont émis par décomposition de l’humus, transformant ainsi temporairement les écosystèmes terrestres en émetteurs nets de CO2, alors que d’habitude ils épongent une partie de nos émissions.

4 Le méthane est un gaz à effet de serre 23 fois plus puissant que le CO2 et est présent en quantité gigantesque sous le sol gelé des hautes latitudes canadiennes et russes qui se craquelle en de multiples endroits sous l’effet de l’augmentation de température.

5 Les émissions de gaz à effet de serre par habitant varie d’un facteur 3 entre la Suède et l’Australie... les Suédois ne sont pourtant pas des hommes de Cro Magnon et on peut se poser la question de savoir s’ils sont trois fois plus malheureux que les Australiens...

6 Le plein, s’il vous plaît, Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean, Editions du Seuil, février 2006.

7 Lors de l’élaboration de son « Plan Climat 2004 » la limitation de la vitesse sur autoroute à 120 km/h (la mesure la plus simple et immédiatement efficace pour réduire nos rejets de CO2) a été écartée pour cause d’impopularité.

8 « Population, Resources, Environment and Development : the 2005 Revision » United Nations : http://unstats.un.org/pop/dVariables/DRetrieval.aspx


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