Un pont qui sépare

par C’est Nabum
jeudi 22 juillet 2021

 

Obstacle infranchissable.

Ce qu'il advint en cet avant au-delà d'auparavant ne peut se comprendre sans admettre que le diable se cache dans bien des détails dès qu'il est question de pont au-dessus d'une rivière. Cent soixante-neuf fois déjà par le passé et ceci rien que dans notre pays aux racines catholiques, les humains attribuèrent à Lucifer la paternité de l'ouvrage. C'est donc qu'il y a forcément diablerie ou intentions malignes dès qu'il s'agir d'unir deux rives. Dans un passé beaucoup plus lointain, les fées mettaient elles-aussi la main à l'ouvrage. C'était encore un temps ou Mélusine et ses copines avaient droit au chapitre ...

Ajoutons que bien souvent encore, les rivières, dans leur énigmatique et incompréhensible mystère, se virent accoler l'image de la bête immonde. Que ce fut le Dragon ou bien le Drac, la Coulubre ou bien la grande goule, il convenait souvent de terrasser le monstre pour passer au-delà. Éternelles superstitions des humains, toujours enclins à nimber d'étrangetés ce qui leur échappe, la question du pont a toujours fait controverse. Nous sommes ici en pays de Gargolium, l'hideux monstre terrifiant, terrassé par un Saint Vrain qui pour étancher sa soif après son exploit, devint le patron des vignerons du Val de Loire.

En réunissant deux rives que bien des choses opposent, l'ouvrage d'art relève bien plus le génie des humains à se diviser, à se quereller, à se tourner le dos que leur faculté de collaborer à un même dessein. Le passeur voit d'un mauvais œil ce qui le privera de son labeur tandis que le militaire imagine déjà qu'il lui faudra un jour faire sauter ce passage trop facile. Le riverain s'inquiète pour sa tranquillité, le géologue doute de la pérennité des fondations tandis que les marchands et les voyageurs se réjouissent de l'aubaine.

Le pont aime la discorde bien plus que la concorde. C'est dans sa nature, ses arches ne sont pas d’alliance, elles qui pensaient justement qu'en dansant sur son tablier, bien des couples allaient naître. Mais le pont n'est plus à la danse, la ronde des véhicules a pris toute la place sans la moindre valse hésitation sur le devenir de la planète. Alors, rien de surprenant dans ce contexte délétère, que beaucoup d'eau coule sous l'affront quand deux opinions s'opposent et se confrontent. D'une rive à l'autre, ce sont les conceptions même du débat qui se fracassent dans une animosité sans pareille. Les mains ne se tendent plus, les dos se tournent, le pont devient frontière, la querelle prend des allures de guerre fratricide.

Pendant ce temps la rivière continue de suivre son cours bien plus abondamment que l'encre ne coule sur les papiers de la discorde. Celui qui pense que s'opposer à son désir de passage à pneu sec relève du crime de lèse-majesté le pousse à vouer aux gémonies les doux rêveurs, les archaïques, les rebelles qui entravent la marche inexorable du progrès. Les modernes se refusent au débat, ils coupent définitivement les ponts avec les intrigants tout autant qu'exaspérants opposants. Ils ne perçoivent pas l'incroyable contradiction que porte leur attitude discourtoise. Comment jeter une passerelle dans de telles conditions ? La faille est irrémédiable, ce qui nous ramène à notre point de départ. Satan revient au galop, il se frotte les mains, il rit sous cape tandis que des profondeurs d'un sous-sol karstique, la sourde menace d'aller tout droit en enfer se précise.

Qu'importe les doutes, les craintes, les obstacles, celui qui émet quelques réserves sera désormais, pour de rares esprits pontifiants, placé au ban, mis à pied, rejeté à jamais de la confrérie des gens de l'eau. Pas une seule tête ne doit dépasser sous le grand chapeau de feutre. Le vent souffle toujours dans la direction choisie par le chef. Le girouet ne doit pas grincer ! Qu'on le pende à la vergue du mât, un collier de racage autour du cou afin qu'on lui coupe à jamais le sifflet !

Faut-il rappeler aux censeurs que le bon Saint Vrain avait autrefois grand pèlerinage à sa gloire sous prétexte que l'eau miraculeuse de sa fontaine guérissait des coliques et des convulsions. Nous sommes dans le cas présent au cœur de la prescription et il serait bon qu'à propos de ce pont, chacun mette un peu de cette eau dans son vin de pays sinon l'affaire risque de tourner au vinaigre.

Pontifiantement leur.


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