À quoi pense Nathalie Loiseau ?

par Sylvain Rakotoarison
lundi 20 mai 2019

« Nous devons tenir debout. Fiers et lucides. Dire d’abord ce qu’est l’Europe. C’est un succès historique : la réconciliation d’un continent dévasté, dans un projet inédit de paix, de prospérité et de liberté. Ne l’oublions jamais. Et ce projet continue à nous protéger aujourd’hui : quel pays peut agir seul face aux stratégies agressives de grandes puissances ? Qui peut prétendre être souverain, seul, face aux géants du numérique ? » (Emmanuel Macron, Lettre aux citoyens européens, le 4 mars 2019).



J’ai entendu encore récemment un opposant au gouvernement actuel protester contre la tribune du Président Emmanuel Macron aux citoyens de tous les pays européens. Et il ajoutait : et c’est encore les contribuables qui l’ont payée. C’est faux, puisque cette tribune a été publiée dans les journaux nationaux de chaque pays, ce sont donc les lecteurs de ces journaux qui l’ont payée, pas les contribuables français. Ce qui ennuient les eurosceptiques farouches, et il y en a beaucoup pendant cette courte campagne européenne, c’est que, pour la première fois depuis près d’un quart de siècle, le Président de la République française a réaffirmé positivement sa foi dans la construction européenne, son attachement enthousiaste à cet édifice de coopération internationale complètement inédit dans l’histoire du monde. Positivement et pas par défaut comme ses trois derniers prédécesseurs.

Entendre enfin un responsable politique de premier plan, et Emmanuel Macron l’est plus particulièrement, de premier plan, qui ose dire haut et fort que l’Europe nous a sauvés, nous sauve et nous sauvera ! Sur ce point, d’ailleurs, les Français le suivent très majoritairement, et plus encore en 2019 qu’en 2017, selon certains sondages. Face aux nationalismes de tous poils qui ne savent que critiquer, sans rien proposer de constructif, il faut préserver précieusement cette Europe qui, certes, est loin d’être parfaite (bien au contraire), mais dont il faut consolider l’esprit, conserver l’essence, le germe, l’idée fondatrice.

C’est le sens de la liste Renaissance, reprenant le nom de la tribune présidentielle, soutenue par les partis de la majorité, LREM, le MoDem, le Mouvement radical et Agir. Sa tête de liste, Nathalie Loiseau, ancienne Ministre des Affaires européennes de 2017 à 2019, ancienne directrice de l’ENA (mais elle n’a pas fait l’ENA, elle est une diplomate qui a fait toute sa carrière au Quai d’Orsay, proche de son ancien ministre de tutelle Alain Juppé), elle peut avoir toutes les tares que ses opposants lui collent, son amateurisme politique, sa naïveté en campagne, ses gaffes qui, avouons-le, pimentent gaiement les dîners en ville, elle est sur le fond très solide, elle connaît ses dossiers, elle sait de quoi elle parle. Cela change un peu des raccourcis, des caricatures, des simplifications infantilisantes, que certains candidats tentent de propager.

Les élections ne sont jamais acquises, mais la probabilité pour que cette liste ait des élus est tout de même très forte. Je propose ici une petite présentation du programme de cette liste pour les élections européennes. C’est important politiquement puisque le projet européen d’Emmanuel Macron, qui est à la tête de la France pour au moins trois ans encore, est sans aucun doute l’inspirateur de ce programme électoral. Il a fallu attendre le 8 mai 2019 pour qu’il fût publié (on peut le télécharger ici).

Une mise en garde s’impose : les mesures proposées dans un programme pour les élections européennes ne sont pas comme un programme proposé dans un autre cadre, qu’il soit présidentiel, législatif, régional, départemental voire municipal. En effet, dans les cadres cités, l’élu peut espérer atteindre une majorité et conquérir l’exécutif en question, que ce soit le gouvernement ou un exécutif territorial, si bien que les mesures qui l’ont fait élire, qu’on appelle "promesses électorales", devront, ou pas, être tenues (sachant que lorsqu’on est élu au second tour, cela signifie qu’il n’y avait pas une majorité absolue d’électeurs qui, spontanément, dès le premier tour, avait adhéré à ces promesses.

Lorsqu’il s’agit des élections européennes, la situation se complique car au-delà du partage des sièges entre listes politiques, il y a aussi le jeu des nations, chaque pays européen ayant un nombre de sièges au Parlement Européen déterminé par son importance démographique. Et même si l’élu arrive à constituer une coalition qui corresponde à une majorité à Strasbourg, le Parlement Européen n’a pas tous les pouvoirs d’une chambre parlementaire, même si le Traité de Lisbonne a été une grande avancée à cet égard, notamment en lui permettant de valider la désignation du Président de la Commission Européenne et les autres commissaires européens (comme cela se fait aux États-Unis lors de la formation d’un nouveau gouvernement où le Congrès garde un droit de regard).

L’instance décisionnelle par excellence en Europe, c’est le Conseil Européen, en d’autres termes, ce sont les chefs d’État et de gouvernement des États membres. Donc, les meilleurs changements de l’Europe s’espèrent plus dans le cadre des élections nationales dans chaque pays (victoire d’un courant politique plutôt qu’un autre, en rappelant qu’il y a des histoires parfois divergentes, par exemple, l’Espagne qui renoue avec le socialisme alors que la France et même l’Allemagne sont prêtes l’enterrer définitivement).

Par ailleurs, parmi les mesures proposées dans chaque programme, ce sont celles qui sont susceptibles de recueillir la majorité qualifiée voire l’unanimité des États membres qui auront des chances d’aboutir et d’être applicables. Les autres, ce sont des mesures que je qualifierais d’utopiques. Elles ne sont pas inutiles si elles permettent de montrer un cap, elle sont inutiles si elles restent lettres mortes.

Si on veut vraiment avancer et progresser dans la construction européenne, il faut évidemment proposer des mesures réalistes qui seraient capables de recueillir l’accord de toute l’Europe, pas seulement des Français. C’est là la difficulté majeure d’une campagne européenne, difficulté pourtant à peine consciente, vu que la campagne électorale se focalise de toute façon sur des thèmes de politique intérieure.

Néanmoins, le programme électoral reste une base essentielle pour comprendre la vision de l’Europe du parti ou de la coalition qui se présente aux électeurs, d’où la raison d’une présentation du programme de la liste considérée comme la plus influente des partisans de la construction européenne, appelé "Projet Renaissance". Le mot lui-même, reprenant la tribune présidentielle du 4 mars 2019, peut faire penser à la …Renaissance italienne (Léonard de Vinci préféré alors à Matteo Salvini).

Soixante-dix-neuf propositions sont énumérées dans ce programme Renaissance. Il n’est pas question ici de les évoquer toutes, bien au contraire. Plus il y en a, et moins le programme est lisible. C’était le problème aussi de la conférence de presse présidentielle du 25 avril 2019 : trop de mesures tuent l’information et le message envoyé.

La première page donne clairement le ton et le cadre : « Reprendre le contrôle de notre destin », avec deux affirmations. La première, positive : « Nous sommes fiers d’être Européens ». Et la seconde, négative : « Mais l’Europe d’hier peine dans le XXIe siècle. ». La reprise du contrôle de notre destin consiste donc à façonner l’Europe de demain, celle qui peut surmonter des défis majeurs : « écologiques, économiques ou migratoires ».

Neuf thèmes sont présentés, que j’ai rassemblés en six parties.


1. L’écologie : « faire de l’Europe, une puissance verte »

Un tableau apocalyptique, reprenant quelques études, est donné. Par exemple : « Toutes les dix minutes, un Français meurt prématurément du fait de la pollution. ». On ne peut donc pas ne rien faire.

La proposition phare, c’est d’investir 1 000 milliards d’euros dans la transition écologique et solidaire en cinq ans (jusqu’en 2024) : nouvelles énergies, transports, logement, formation pour la reconversion de secteurs économiques, etc. Cette enveloppe gigantesque devra représenter 40% des dépenses européennes. L’objectif financier est très ambitieux. Rien n’est indiqué pour comprendre comment l’atteindre. Le budget actuel de l’Union Européenne n’a rien à voir avec ce montant colossal (les dépenses totales dans le budget de l’année 2017 ne sont que de 137 milliards d’euros).

Une autre mesure qui pourrait être très porteuse, également proposée par d’autres listes, est protectionniste : « Taxer le carbone des produits importés en Europe ». Là encore, comme pour la TVA sociale, la mesure punirait les consommateurs français plutôt que les importateurs étrangers, car ce sont les acheteurs qui payeraient les taxes. Également : taxation du transport aérien.

Autres mesures ambitieuses : fermer toutes les centrales aux énergies fossiles d’ici à 2050, arrêter la vente de véhicules essence et diesel d’ici à 2040, interdire le plastique non-recyclable d’ici à 2025. Les autres mesures sont plus consensuelles, comme la sortie du glyphosate (d’ici à 2021), etc.


2. Le social : « bâtir l’Europe de la justice sociale et fiscale »

Le programme reprend la "formule" de Jacques Delors (qui restera, dans le programme, l'une des deux seules références historiques, l’autre étant Simone Veil) : « la concurrence qui stimule, la coopération qui renforce et la solidarité qui unit ». En présentation, une phrase choc : « L’évasion fiscale prive l’Europe de milliards d’euros chaque année alors que 100 millions d’Européens vivent dans la précarité. ».



Mesure consensuelle en France : taxer les géants du numérique en Europe comme cela se fait désormais en France avec une « taxe française sur les services numériques », taxe que la liste souhaite généraliser à l’échelle européenne. Cela ne concernerait que les entreprises qui font un chiffre d’affaires mondial supérieur à 750 millions d’euros.

Autre mesure visant à réduire la concurrence fiscale : harmoniser l’impôt sur les sociétés, sans préciser dans quel sens converger (vers le plus bas ou plus haut taux ?). Et à réduire la concurrence sociale : institution d’un salaire minium dans chaque pays (mesure qui sera refusée par certains pays et donc qui peut être considérée comme utopique), aussi réforme du travail détaché.



Mesures intéressantes pour accompagner les salariés dans une reconversion économique : la garantie Zéro chômage (15 000 euros prêtés au demandeur d’emploi pour se reconvertir et remboursables uniquement s’il le peut à l’issue de la formation), aide à la reconversion numérique et écologique jusqu’à 20 000 euros par salarié, nouveau statut pour les travailleurs de plateforme numérique (comme Uber, 3 millions de personnes sont concernées).


3. L’Europe, puissance économique mondiale

Le programme prévoit de mettre une barrière commerciale avec une directive Éthique des entreprises, l’accès au marché européen étant conditionné à certaines règles sociales et environnementales. Le problème actuel, c’est que les entreprises européennes doivent proposer des produits avec des normes sociales et environnementales plus contraignantes que dans le cas des produits d’importation.

Il est aussi proposé de faire en sorte que la création de champions europées ne soit pas entravée par le principe de concurrence (comme ce fut le cas avec la fusion Alstom-Siemens), ainsi que de déployer un « plan de soutien massif à l’industrie Made in Europe 2024 » (sans préciser l’enveloppe).

Je cite deux autres mesures intéressantes également : « Construire un Pacte avec l’Afrique en développant les investissements et les programmes scolaires et universitaires, en particulier à destination des jeunes filles », et : « Faire de l’euro la monnaie internationale de référence pour sortir du tout-dollar et décider seuls avec qui nous commerçons ». Idée louable pour contourner l’interdiction imposée par Donald Trump d'échanger avec l’Iran, mais sans donner aucune indication sur le comment.


4. L’Europe de la Défense

La partie sur la création d’une armée européenne est assez peu réaliste, surtout si l’on sait que le premier échec de la construction européenne concerne ce domaine très sensible car régalien. Cependant, « construire une capacité d’action européenne » se justifie pleinement aujourd’hui : désengagement américain de l’OTAN, multiplication des interventions dans des régions instables comme au Sahel et au Moyen-Orient, terrorisme international, cybercriminalité, etc.

Cette « armée européenne » ne sera pas exclusive, elle sera commune, avec l’armée de chaque nation. Le programme évoque donc la négociation d’un « Traité de défense et de sécurité ».

Une autre mesure de protection pourrait faire sursauter, tant la définition pourrait susciter des problèmes d’interprétation remettant en cause une certaine idée de la liberté d’expression : « Obliger les plateformes numériques et les réseaux sociaux à retirer tout contenu terroriste, pédopornographique, et de haine raciste et antisémite ». Jusqu’où définir la "haine raciste et antisémite" ? à la simple allusion ? à un second degré mal compris ? à de l’humour déplacé ?


5. Asile et immigration : « Faire respecter nos valeurs et nos frontières »

On ressent la politique du "en même temps" (de gauche et de droite). Gauche : « Notre priorité sera de construire une politique européenne de l’asile et de sauvegarder Schengen ». Entre autres, est proposé d’atteindre « l’objectif de 10 000 garde-frontières et garde-côtes au sein de Frontex » (mais il en faudrait trois ou quatre fois plus pour faire réellement respecter les frontières européennes). Droite : « Rendre effectifs les retours contraints, en chargeant Frontex du rapatriement des migrants illégaux ».


6. Culture, université, démocratie

Beaucoup de mesures sont proposées dans ces trois domaines, comme le triplement du programme Erasmus étendu aux apprentis, lycéens et jeunes demandeurs d’emploi, la création d’une vingtaine d’universités européennes d’ici à 2024, la création de résidences culturelles européennes pour les jeunes artistes, l’augmentation du pouvoir du Parlement Européen (pouvoir d’initiative des lois européennes) et du pouvoir des citoyens européens (un million de citoyens pourraient imposer l’examen d’une proposition), enfin, la diminution du nombre de commissaires européens.

Également : « Interdire le financement des partis politiques européens par des puissances étrangères et des entreprises ».

La dernière proposition est en fait la première d’un point de vue chronologique : instituer une « Conférence pour l’Europe » avec les dirigeants européens, des personnes qualifiées, mais aussi des citoyens tirés au sort pour améliorer le fonctionnement des institutions européennes et renforcer la démocratie européenne. Cette mesure avait déjà été proposée par Emmanuel Macron le 26 septembre 2017 lors de son discours de la Sorbonne, qui n’avait reçu qu’un accueil mitigé, poliment glacial, dans la plupart des autres pays européens.


Utopie ?

Comme on le voit, le programme de la liste menée par Nathalie Loiseau n’est pas creux mais pourrait risquer d’être vain, dans la mesure où c’est au Conseil Européen de décider de la plupart des mesures proposées ici. Il montre néanmoins un solide travail d’analyse sur les difficultés et les points de progression de l’Union Européenne. Il a le mérite d’être à la fois ambitieux et rassembleur. Rassembleur car il n’est pas épris d’idéologie qui réduirait la lucidité sur les carences actuelles de l’Europe. Ce programme a une volonté à la fois de protection (écologique, sociale, économique) et de conquête (affirmer sa puissance mondiale, notamment sur le plan monétaire mais aussi militaire). Il s’appuie sur des valeurs (ce qui lui permet de renforcer le droit d’asile) mais aussi sur la fermeté des lois et des règles. Il assume sa position clairement europhile ainsi que sa fierté europeénne.

S’il fallait ne retenir qu’une seule mesure (des soixante-dix-neuf au total, autant que de candidats de la liste), ce serait bien sûr ces investissements européens de 1 000 milliards d’euros dans la transition écologique et solidaire. Mais pour que cette mesure n’ait pas le goût amer et trompeur de la démagogie, il faut impérativement expliquer aux électeurs comment on compte atteindre une telle somme en cinq ans : en incitant le secteur privé à investir, comme c’était le cas avec les "grands emprunts" ? ou en créant de nouveaux impôts, spécifiquement européens ?

Il est grand temps de débattre concrètement de la vision de l’Europe de demain, celle de 2025, celle de 2050, et pourquoi pas, celle de 2100. Après tout, l’année 2100 n’est pas plus éloignée d’aujourd’hui que ne l’est l’année 1938, c’est-à-dire, par exemple, que les Accords de Munich


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Sylvain Rakotoarison (17 mai 2019)
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