Allemagne : la rupture ?

par Alain Favaletto
vendredi 17 mai 2013

Remarques sur le néonationalisme allemand

De l’après-guerre à la crise de l’euro, l’Allemagne n’occupait guère les premières pages des journaux que lors de visites officielles de son chancelier ou des finales de championnats de football. Internationalement transparente, effacée au sein d’une Europe apaisée, on ne s’étonnait plus que de ses sympathiques excès : le prix de ses grosses berlines, la fête de la bière à Munich, son goût effréné des victoires sportives… Depuis la réunification, l’Allemagne a changé. Géographiquement pour sûr mais également dans son esprit public, dans ses orientations morales et ses réflexes politiques. Les frictions inhérentes à tout partenariat se muent graduellement en tensions et en confrontations avec ses voisins. L’Allemagne de Mme Merkel et M. Schäuble apparaît souvent en « Besserwisser[1] » de l’Europe, en donneuse de leçons. Malgré une certaine prudence et un respect des formes, elle considère ses positions comme irrécusables et voit toujours plus souvent ses éventuels contradicteurs comme des sujets de pédagogie devant être amenés à une douce révision de leurs positions. Au-delà de ses multiples manifestations, ce fantasme de supériorité, omniprésent dans la presse nationale, le monde politique et les milieux économiques, resurgirait-il des tréfonds de la psychologie collective de cette nation ? Malgré des institutions indiscutablement démocratiques, cela ne serait-il pas un lointain écho du « Gott mit uns »[2] qui ornait autrefois les rêves casqués de ce peuple mouvant, lui donnant l’assurance de son bon droit ?

L’histoire du peuple allemand, à bien l’observer, répond en partie à la question. Elle est traversée du Xe au XVIIe siècle par deux grands mouvements d’affirmation de soi : tout d’abord la quête du dominium mundi menée par les trois premières dynasties impériales contre le ciment culturel et politique qu’est alors l’Eglise et qui s’achève avec Frédéric II, dans l’échec et l‘anarchie du Grand interrègne. Puis la lutte du Saint-Empire pour le maintien de son unité qui s’achève par son effondrement dans la Guerre de Trente Ans et les Traités de Westphalie. Dans les deux cas, le monde latin l’emporte et sort affermi du rapport de force. Le protestantisme luthérien, dans l’aspect profane de son combat, comme l’émergence de la Prusse au XVIIIe siècle sont des espérances politiques répondant à cette situation. Ces espérances seront cependant humiliées dans les conflits militaires et les raids napoléoniens provoqués par l’irruption d’une modernité révolutionnaire, que les vieilles monarchies européennes n’acceptent pas. Waterloo, sonne bien le glas du Premier Empire, mais ne résout pas la question de l’Allemagne et de son insignifiance politique. Dès lors, les prépondérances française sur le continent et britannique sur le globe terrestre seront les cauchemars des élites allemandes jusqu’à 1945. Ils nourriront ce désir mimétique et cette fantasmagorie de supériorité dont les manifestations se multiplient dès le début du XIXe siècle et qui culminent dans les tragiques pantomimes nationales socialistes. Le Reich millénaire dure douze ans, le caporal-empereur disparait dans l’écroulement de son décor. L’Allemagne se réveille abasourdie par deux défaites successives et l’énoncé des crimes. Des institutions démocratiques lui seront alors imposées qu’animeront souvent d’anciens nazis faisant profil bas. Jusqu’en 1990, il n’est question que de coopération, de construction européenne, de normalisation psychopolitique et de consommation. Mais la réunification entrainera une disjonction entre le peuple allemand et son histoire. Le temps ayant passé, le militarisme et le pangermanisme du XIXe siècle et du début XXe sont sortis de la mémoire collective. Les guerres d’agression contre le Danemark et l’Autriche n’appartiennent plus qu’aux passionnés du militaria, Sedan et les cinq milliards de franc-or exigés de la France pour une guerre ayant eu lieu sur son sol sont oubliés, Verdun n’est plus la bataille livrée pour l’invasion du pays voisin mais un lieu de mémoire où les enjeux se valent, les Allemands de 1933/45 ne sont plus des Allemands mais les nazis. De ce fait, l’Allemagne des deux dernières décennies retrouve ingénument ses réflexes anciens et ses prétentions dominatrices. Les réticences à reconnaître la frontière orientale avec la Pologne en 1990, la nostalgie touristique et historique des anciennes provinces, la volonté d’imposer son modèle fédéral à la construction européenne, celle d’imposer sa politique économique ordolibérale et sa conception de la monnaie unique, son revirement unilatéral en matière énergétique, ses émois ethniques, ses Trotzphasen[3] de principe en matière diplomatique, le mépris multidirectionnel de sa grande presse envers l’ouvrage des voisins européens, tout concourt à penser que le choc émotionnel de la réunification a fait échec à la thérapie métanoïaque de l’après-guerre, décrite par Peter Sloterdijk[4].

Dès lors, la question est de savoir si le retour à la normalité psychopolitique évoquée ci-dessus ne réside pas plutôt dans l’évolution à l’œuvre aujourd’hui que dans celle des années 1945/90. En d’autres termes, la période de la guerre froide durant laquelle l’Allemagne, doublement affligée des affres de la faute morale et de l’occupation militaire, se comportait en partenaire et en négociateur honnête, n’était-elle pas finalement qu’une parenthèse heureuse dans un cycle inachevé de tensions et de conflits ? Toujours est-il que les développements récents des aventures de l’euro accréditeraient la thèse du retour dans les faits d’une sorte de néonationalisme démocratique. Les partenaires européens ont participé involontairement au coût de la réunification en maintenant, après les accords de Maastricht ouvrant la voie à la monnaie unique, des taux d’intérêts très élevés pour complaire aux financiers allemands et calmer leur peur d’inflation. Une fois la monnaie unique instaurée, il fut concédé à l’Allemagne que la Banque centrale européenne dût fonctionner selon les principes qui régissaient le Deutsche Mark, ce qui pénalisa les économies européennes ayant déjà des difficultés à l’exportation hors d’Europe. Dans la zone euro, l’Allemagne social-démocrate du chancelier Schröder se livra dans les années 2000 à un dumping salarial, poursuivi par Mme Merkel, qui permit aux produits allemands, en l’absence de réaction des partenaires européens, de renforcer leur présence sur les marchés nationaux, profitant ainsi à plein de la monnaie unique. La conséquence naturelle de cette politique fut la fermeture de sites industriels et commerciaux en zone euro, concrètement une hausse du chômage hors d’Allemagne. Les frais sociaux furent en revanche pour les pays partenaires, ce qui ne facilita pas la limitation des déficits budgétaires. Ainsi lorsque la crise de l’euro éclata en 2010, il aurait été normal que le pays ayant le plus profité de la monnaie unique ne se transformât pas en Harpagon mais consentît, non pas à donner (seuls les Allemands pensent avoir donné), mais à prêter sans perte ni bénéfice, ou souffrît de mutualiser les emprunts à venir (euro-obligations). Non seulement il n’en fut rien mais le gouvernement allemand bloqua longtemps toute initiative permettant l’extinction de l’incendie financier. Il est vrai que si l’économie allemande a absolument besoin de l’euro, elle a également besoin de la crise de l’euro. Celle-ci provoquant partout une hausse du chômage, parfois dans des proportions dramatiques, la jeunesse espagnole ou irlandaise restant sur le pavé peut venir en Allemagne combler les postes laissés vacants par une démographie chancelante depuis quatre décennies. Numériquement le nombre de jeunes de vingt à trente ans est en Allemagne inférieur à celui de la France ou du Royaume-Uni. L’avantage est immense à profiter d’une jeunesse éduquée et formée aux frais des partenaires européens. Voilà ce qui s’appelle une immigration choisie. Est-ce un effet d’aubaine ou une stratégie bien pensée ? La question mérite d’être posée.

Quant à la relation franco-allemande, l’amitié franco-allemande selon l’expression consacrée en France mais inusitée en Allemagne, elle s’est lentement vidée de sa substance, au fur et à mesure que l’Allemagne réintégrait le concert des nations européennes et que son besoin d’un partenariat privilégié s’estompait. Ses derniers feux ont brillé sous Helmut Kohl et Jacques Chirac. Encore était-elle plus institutionnelle, plus formelle que sincère. Loin était le temps des jumelages enthousiastes et des relations de respect réciproque. De ce point de vue, la France ferait bien de diversifier ses appuis et les initiatives de ces dernières années envers le Royaume-Uni et les pays méditerranéens sont évidemment cruciales quoiqu’incomplètes.

Aujourd’hui l’Allemagne détient les clefs de l’avenir européen. Non point tant par l’économie, où rien n’est jamais acquis, que par le retour à une qualité de partenariat compatible avec les enjeux et les défis à relever pour les tous Européens.

Alain Favaletto



[1] En français : « bécheur », littéralement celui qui sait mieux que les autres.

[2] En français : « Dieu est avec nous »

[3] En français : « phases d’opposition » (pédopsychologie)

[4] « Théories des après-guerres ». La métanoïa serait, selon cet auteur, le travail sur soi effectué par les Allemands pour leur réorientation morale après 1945.

 


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