Baltasar Garzon : la justice, la mémoire, la corruption

par Eric Alt
samedi 15 mai 2010

Baltasar Garzon sera présent à Paris le 17 mai prochain, où il recevra le prix René Cassin de la liberté et de la démocratie. Plus de 100 000 personnes ont manifesté le 25 dernier à Madrid leur soutien à Baltasar Garzon, juge d’instruction à l’Audiencia Nacional, qui fait actuellement l’objet de poursuites devant la Cour suprême d’Espagne. La semaine précédente, une manifestation à l’université de Madrid, réunissant de nombreux intellectuels, condamnait les poursuites lancées contre B. Garzon devant la Cour suprême.

Comme en France, les magistrats espagnols sont civilement, disciplinairement et pénalement responsables. Mais en matière pénale, une infraction particulière peut leur être reprochée : la forfaiture (prevaricacion). C’est une infraction aux contours flous, définie comme "le fait de prendre sciemment une décision injuste"[1].


Des actions convergentes contre Garzon.


Si l’action initiale contre Garzon concerne la question des crimes franquistes, certains voient dans l’addition des poursuites une volonté particulière d’atteindre le magistrat.


Les poursuites concernant l’instruction des crimes franquistes


Une première plainte a été déposée contre lui par des organisations d’extrême droite : le syndicat "mains propres" (Manos limpias) et l’association "Liberté et identité", auxquels s’est joint un groupe de la Phalange espagnole[2]. Ces associations considèrent comme une forfaiture la décision de B. Garzon d’avoir fait droit aux plaintes de 22 associations de familles de disparus pendant la guerre civile espagnole.[3]


En effet, B. Garzon avait décidé d’enquêter sur ces crimes en octobre 2008, par une ordonnance motivée de 68 pages, soulignant que les plaintes dénonçaient des "disparitions forcées", infractions continues qui ne peuvent être prescrites qu’à compter de la découverte de la personne disparue. Surtout, il écartait la loi d’amnistie de 1977, se fondant les principes du tribunal de Nüremberg, reconnus par l’Espagne dès 1952. Il citait également la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a notamment jugé, dans une affaire concernant les responsables ayant ordonné de tirer sur des fugitifs de l’ex-RDA (Streletz, Kessler et Krenz c. Allemagne, 22 mars 2001) "qu’il est légitime pour un Etat de droit d’engager des poursuites pénales à l’encontre de personnes qui se sont rendues coupables de crimes sous un régime antérieur ; de même, on ne saurait reprocher aux juridictions d’un tel Etat, qui ont succédé à celles existant antérieurement, d’appliquer et d’interpréter les dispositions légales existantes à l’époque des faits à la lumière des principes régissant un Etat de droit". Enfin, il se fondait sur la jurisprudence de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui a rendu inopérantes des lois d’amnistie pour des atteintes graves aux droits de l’homme (Barrios Altos de Peru, 14 mars 2001, concernant l’amnistie de tortures et exécutions sommaires au Pérou ; Turcan Julian, 11 août 2006, remettant en cause la loi dite du "point final" en Argentine).


B. Garzon s’est dessaisi un mois plus tard au profit des juridictions locales. La formation plénière de l’Audiencia Nacional a jugé, à la demande du parquet, qu’elle n’avait pas compétence pour instruire sur les disparitions, non parce que les auteurs de ces crimes étaient probablement morts, mais parce que ces crimes ne devaient pas être considérés comme relevant de la compétence de cette juridiction. L’affaire a donc été renvoyée devant les juridictions locales.


Les poursuites visant des écoutes téléphoniques dans une affaire de corruption.


Une deuxième plainte a été déposée contre B. Garzon par des personnalités mises en examen dans le cadre du dossier "Gürtel"[4]. Dans cette affaire, environ 70 personnalités du Parti populaire, sont poursuivies, notamment à Madrid et à Valence, pour corruption, blanchiment, fraude fiscale et infractions aux règles relatives aux marchés publics. B. Garzon a enquêté sur ce réseau à partir de février 2009. Il a dû se dessaisir du dossier un mois plus tard au profit des cours supérieures de justice de Madrid et Valence, seules compétentes pour connaître des délits commis par des responsables politiques, en vertu du privilège de juridiction.


Cette affaire est emblématique de la corruption actuellement mise à jour dans un ensemble d’enquêtes impliquant la classe politique espagnole. Le classement d’une partie de l’enquête par la cour de Valence a choqué l’opinion publique, provoquant des manifestations de masse en octobre 2009[5].


Dans ce dossier, la plainte contre B. Garzon visait des écoutes de conversations téléphoniques entre des personnes détenues dans le dossier et leurs avocats, qui a permis d’obtenir des indices de l’implication de ces derniers dans le blanchiment de l’argent de la corruption.


Les poursuites visant le financement de conférences aux Etats-Unis


Enfin, une troisième plainte a été déposée par des actionnaires minoritaires du groupe Santander : B. Garzon aurait enquêté puis classé sans suite une enquête concernant la banque Santander qui aurait financé ses interventions dans une université de New-York, alors que cours auraient été financés, à hauteur de 300000 dollars, par le groupe.


Le classement a été confirmé en appel, et B. Garzon soutient que ces conférences ont été organisées et financées par le centre Juan Carlos I de l’Université de New-York.


Les enjeux


Les poursuites contre B. Garzon ont créé une onde de choc qui dépasse la situation de l’intéressé. Elles mettent en évidence des enjeux majeurs.


La criminalisation du débat juridique


Le premier problème tient au fait même que des magistrats puissent être poursuivis pour une décision juridictionnelle, fondée sur une interprétation possible du droit, même si celle-ci est politiquement incorrecte. Un certain nombre de magistrats espagnols ont ainsi signé un manifeste "pour la liberté d’interprétation juridique", en soulignant l’importance, pour le progrès des droits de l’homme, d’interprétations juridiques novatrices.


De plus, les décisions juridictionnelles qui motivent la poursuite n’ont même pas été censurées. Ainsi, les poursuites pour forfaiture ont été lancées alors même que la procédure sur les crimes franquistes se poursuivait, faisant l’objet d’une conflit négatif de compétences (des magistrats locaux, en désaccord avec la décision de l’Audiencia Nacional, ont demandé à la Cour suprême de statuer sur ce point). Par ailleurs, la question de la légalité des écoutes faisait encore l’objet de débats à la Cour supérieure de justice de Madrid au moment où les poursuites étaient engagées contre B. Garzon.


L’instrumentalisation du débat judiciaire.


Un deuxième problème tient à la recevabilité de l’action populaire[6] de groupuscules dont l’objet statutaire est étranger à la plainte, ou à l’action civile de mis en examen qui ont avant tout pour objectif de déstabiliser un magistrat. La plainte déposée par la Phalange espagnole a finalement été déclarée irrecevable, mais celle des deux organisations d’extrême droite continue de fonder les poursuites, auxquels le parquet est opposé. Pour l’ancien procureur anti-corruption d’Espagne, Carlos Jimenez Villarejo, ces plaintes démontrent avant tout la capacité de l’extrême droite espagnole à influencer la Cour suprême, et donne le spectacle d’une alliance objective entre la justice et la corruption.[7]


Au-delà des initiatives de l’extrême droite et du parti populaire, qui ont des raisons idéologiques et pratiques pour déstabiliser B. Garzon, le jeu est brouillé par le rôle très actif joué par le magistrat instructeur de l’affaire à la Cour suprême, Luciano Varela, fondateur de Jueces para la Democracia, même si celui-ci n’a pas le soutien de l’association.


Le tabou des crimes contre l’humanité.


La transition démocratique et pacifique n’a jamais permis d’épuration du personnel franquiste. Certains magistrats de la Cour suprême, qui pourraient juger B.Garzon, ont composé les tribunaux d’ordre public sous le franquisme.


En acceptant les plaintes des associations de victimes du franquisme, B. Garzon a sans doute porté atteinte à un tabou pour une partie de la société espagnole. Mais cette situation met aussi en évidence la fragilité du combat pour les droits de l’homme. B. Garzon avait notamment poursuivi A. Pinochet, mais la compétence universelle des juridictions espagnoles, qui avait permis cette initiative, a déjà été restreinte. Et la loi sur la mémoire historique du 26 décembre 2007, qui déclare "illégitime" les condamnations intervenues sous le régime de Franco, ne les annule pas pour autant. De même, si elle prévoit l’aide à la localisation et à l’identification des victimes, elle ne donne pas fondement pour agir. en justice.

Conséquences


Mais les poursuites contre Garzon, dans un contexte où le droit et la jurisprudence internationale ont réalisé ces cinquante dernières années d’importantes avancées en matière de lutte contre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité, apparaissent comme un symbole terriblement régressif, surtout dans un pays démocratique. Cela explique les soutiens apportés à B. Garzon par la Fédération internationale des droits de l’homme, Amnesty international et MEDEL[8].



Au delà de cet enjeu, l’affaire Garzon pourrait dégrader encore l’image de la classe politique espagnole dans un contexte où 750 enquêtes sur des faits de corruption sont actuellement en cours, mettant en cause toutes les formations politiques[9]. Selon l’eurobaromètre réalisé en 2009, l’Espagne est, parmi l’ensemble des pays européens, celui où la classe politique locale est considérée comme la plus corrompue (sur le plan national, la classe politique espagnole vient en troisième position parmi celles considérées comme les plus corrompues, après la Bulgarie et la Grèce). L’Espagne est encore en retard dans sa législation anti-corruption, selon le GRECO[10]. Le Parti populaire a proposé d’adopter un certain nombre de mesures dans le cadre d’un "pacte" entre partis de la majorité et de l’opposition. Mais cette proposition, officiellement à l’étude, suscite peu d’enthousiasme de la classe politique.


L’affaire pourrait également avoir une conséquence sur l’image de la justice. Même si le financement des conférences de B. Garzon a été effectué d’une manière qui ne met pas en cause son impartialité, cette affaire met en évidence la contribution des banques et caisses d’épargne au financement des organisations démocratiques -et notamment de toutes les associations de magistrats- depuis 25 ans. Il s’agissait à l’origine pour les milieux économiques de faire oublier leurs compromissions avec le régime franquiste en contribuant à la vie démocratique, mais cette situation a fini par créer des conflits d’intérêts. Dans l’eurobaromètre portant sur les 27 pays de l’Union européenne, c’est en Espagne que l’opinion des citoyens sur la justice s’est le plus dégradée entre 2007 et 2009.


Enfin, la Cour suprême et le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (qui doit notamment se prononcer sur la suspension de B. Garzon pendant son procès) pourraient payer leurs prises de positions par une perte de légitimité et de pouvoirs. Le débat sur le partage des compétences entre la Cour suprême et les Cours supérieures de communautés autonomes pourrait être ravivé. Et s’agissant du Conseil du pouvoir judiciaire, un "manifeste pour la dépolitisation de la justice", a été signé par 1400 magistrats et publié en mars dernier. Le manifeste décrit notamment le CGPJ comme un "clone du parlement" -même si les magistrats y sont majoritaires- et exprime le souhait de modifier le mode de désignation de ses membres, notamment en permettant aux magistrats d’élire directement de leurs représentants.


[1] Cette infraction fait l’objet de controverses doctrinales : en résumé, selon la "théorie subjective", il y a forfaiture si le juge prend une décision qu’il sait être en infraction à la loi ; selon la "théorie objective", l’injustice s’apprécie au regard de la gravité de l’infraction à la loi ; enfin, selon la "théorie des devoirs", il y a forfaiture si la décision a été prise en infraction aux règles et aux méthodes prévues par les textes.


[2] La Phalange est un mouvement qui s’est joint au dernier moment à la rébellion nationaliste de1936, qui a marqué le début de la guerre civile.

[3] Le nombre total de disparus a été évalué à 114266 personnes.

[4] Gürtel est la traduction allemande de Correa (ceinture). C’est le nom de code donné par la police à ce dossier, parti d’une enquête sur un entrepreneur, F. Correa, qui avait versé des fonds à diverses personnalités.

[5]  Les organisateurs de la manifestation ont posé nus pour appeler à la manifestation (la nudité étant une manière ironique de rappeler les costumes de luxe offerts au président de la Communauté autonome par des corrupteurs). Voir aussi le clip d’appel à la manifestation.

[6] L’action populaire permet à toute personne physique ou morale de mettre en oeuvre l’action publique, sans avoir à démontrer qu’elle est victime de l’infraction dénoncée.

[7] El Pais, 9 mars 2010

[8] Voir aussi l’appel d’universitaires et de chercheurs.

[9] Deux évènements récents illustrent de manière emblématique l’attitude d’une certaine classe politique au regard de la corruption :en mars dernier une exposition de photographies d’actualité, dont certaines concernaient l’affaire Gürtel, a été censurée par la Communauté autonome à Valence : la presse nationale a largement commenté l’évènement, le directeur du musée public où l’exposition devait avoir lieu a démissionné en signe de protestation, avant que l’exposition ne soit reprise dans une galerie privée. Au même moment, le ministre de l’environnement demandait qu’un documentaire sur l’urbanisation, programmé à la télévision publique, soit purgé de toute référence à la corruption, avant de se raviser, sans doute instruit par le scandale causé par l’affaire de Valence.

[10] Groupe d’études contre la corruption du Conseil de l’Europe.


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