Bayrou : la politique à la table des grands

par Catherine Guibourg
vendredi 16 février 2007

C’est un exercice différent auquel je me soumets aujourd’hui. Je ne vais pas chercher à comprendre Bayrou. Mais tenter de me comprendre moi ; comment les mots de Bayrou me touchent et m’accrochent quand ceux de Sarkozy et de Royal restent à l’extérieur de moi, pire m’agacent, ou me font peur. Comment fonctionne ce mécanisme d’adhésion. Adhésion à un candidat, parce que certains de ses mots adhérent aux miens, collent aux miens. C’est ce qu’on appelle l’identification, une élection présidentielle, procède toujours un peu de l’identification. C’est le rôle de l’écrivain de mettre de la distance, de détacher les mots des autres qui collent pour dégager les siens, et essayer de penser librement. Essayer.

Est-ce d’avoir vécu en Asie, l’empire du Milieu, où la sagesse de Bouddha le pousse vers la voie du milieu, qui m’a fait devenir centriste  ? Ou est-ce parce que désaxée, c’est-à-dire sortie de mon axe, de ma trajectoire, celle qui m’était promise, ingénieur agronome, je suis devenue écrivain condamnée à chercher le mot juste pour me redresser, et trouver mon centre.

Est-ce la petite Bretonne qui a toujours eu mal avec Paris. Aujourd’hui encore. Comme une impuissance. Impression que dans ce petit monde parisien, les banquiers, les écrivains, les journalistes, les people, les politiques, les éditeurs se connaissent tous entre eux, se tiennent. Depuis toujours. Enfant je côtoyais le fils du boucher, la fille de la boulangère. Pensionnaire, les fils de médecins, et de profs. Etudiante à Paris, les fils des journalistes du Monde, des directeurs de banques. Des gens qui avaient un nom. A Paris pour être reconnu, il faut être connu. Il y a un mur entre eux et moi. Que je ne pourrai jamais franchir. Car la seule façon de le franchir ce mur serait de le briser. C’est-à-dire me briser. Impression qu’il n’y a plus de transmission. Que la société s’est grippée. Bloquée. On n’a pas entretenu, révisé le moteur. La société est tombée en panne. C’est plus qu’une crise économique. Les mots de Bayrou pourront-ils changer tout ça ? Probablement pas. Mais il a l’analyse. Lui. Le diagnostic. C’est important. Les mots. Comme il dit « pour balayer faut la lumière ». Des mots justes. De la colère et de la modération. Sans excès. Sans reprocher tout à l’autre. Mais en disant ensemble. Le mot ensemble me touche. Comme un début de réconciliation avec moi-même.

Ecrivain, un goût des autres m’obsède. Mais un désir d’autonomie aussi. Et une obsession de la liberté, de la démocratie et de la responsabilité en moi. Ces valeurs ébréchées chez les socialistes, je les retrouve intactes chez Bayrou. Est-ce d’avoir vécu des années dans des pays où l’on ne portait pas l’assistance comme une toute-puissance, des pays moins arrogants, qui n’avaient pas le mot service public à la bouche, mais ne s’en portaient pas plus mal pour autant, qui m’a fait prendre de la distance, et m’a poussé de ma gauche vers mon centre ?

Ou est-ce les mots de ‘blessure’, ‘cicatrice’ dont parle facilement Bayrou, qui me touchent ? Comme si lui aussi avait eu des blessures. Dans l’enfance. Réelles. Et qu’il était plus sensible, aux blessures des autres, aux maux des autres, aux mots.

Je ne suis pas dupe. C’est avec conscience que je tombe dans le piège que Bayrou me tisse. Car c’est comme ça la politique. Il y a toujours, qu’on le veuille ou non, du piège, du pouvoir, des hommes, donc au bout de ça de la démagogie, des mensonges. Forcément. Quand on ne supporte pas le mensonge, on devient moine, ou écrivain. D’ailleurs il y a un peu du moine, avec sa cape de bure, chez Bayrou, admirateur de Ghandi et de Lanza del Vasto, écrivain italien de ma jeunesse. Un moine sorti de son monastère qui ne voudrait plus se taire.

Bayrou. En phonétique s’entend verrou. D’ailleurs il aime le mot verrou. Il l’emploie souvent. Il dit notre république, nos institutions, notre démocratie parlementaire sont verrouillées. Un verrou a sauté chez Bayrou pendant cette campagne. Il s’est déverrouillé. Et devient enfin ce qu’il attendait d’être.

J’ai capté Bayrou lundi soir sur mon ordinateur. Impression que je captais une voix d’ailleurs. Peut-être comme mon grand-père ouvrait sa tsf pour capter leGénéral (je comprends qu’on puisse aimer le Général de 1940, beaucoup moins celui de 1958, et plus du tout pour 2007). Une voix dans mon ordinateur, qui ne sortait pas des hauts-parleurs des salles d’exposition de Villepinte ou de la porte de Versailles retransmis devant une foule sur écrans géants. Impression qu’on participe à quelque chose de nouveau. Que c’est agréable. Un petit parti sans moyens financiers, des amis qui le quittent. Impression que Bayrou se donne du mal, qu’il a de la ténacité, que rien ne lui est donné. Comme avec l’écriture, on a du mal, il faut de la ténacité, et rien n’est donné. Ça me touche. Je dis impression. Il y a peut-être de la démagogie à jouer l’ex-enseignant, l’humble, le modeste, ou est-ce une revanche de l’humble, du modeste, du fils de paysan, qu’il savoure. Je ne le saurai probablement jamais. C’est peut-être ça qui est plus fort chez Bayrou que chez les autres. On voit moins les fils. Chez Ségo ou Sarko tout est cousu de fil blanc ou bleu. Ici il semble y avoir moins de déguisement, moins de tromperie. Comme s’il voulait rapiécer avec du dialogue, le blanc, avec du bleu et du rouge. Et que les fils étaient invisibles. Notez que j’ai horreur des drapeaux et de la Marseillaise en général.

On dirait que Bayrou contrairement aux deux autres me rassure. Pourquoi ? Le grammairien, l’historien, l’homme de culture, de la raison, une certaine profondeur. Montesquieu, l’esprit des lois. Ça me ressemble. Surtout un homme qui tient par-dessus tout à ses mots. Régler la dette. Des ministres choisis à droite comme à gauche. Parmi les meilleurs. Université, Recherche. Ils n’en changent pas. On entend à Strasbourg ce qu’on a entendu à Lille. C’est rassurant. Mine de rien, dans l’ombre, au fond du cours avec ses 15% dans les sondages, c’est lui qui impose la volée à ses deux partenaires. Réforme parlementaire, réduire la dette, chiffrer les programmes, gouverner au centre. Voilà ses deux concurrents contraints à monter au filet, et à parler de ses enjeux à lui. Il mène le jeu.

Le discours de Bayrou, c’est comme un livre d’écrivain, ça veut s’adresser à tout le monde. Ce n’est pas un discours d’appareil, pour les technocrates, les journalistes ou les initiés. C’est un discours de prof qui élève. Un discours de prof dans une cour de ferme. A l’air libre. C’est un peu ça Bayrou. L’université et la formation professionnelle. Peut-être l’université contre les grandes écoles. Dont il n’est pas issu. Aussi. La dette morale et financière. Le simple et le complexe. Il relie les deux. Son programme économique vient de recevoir les honneurs de la presse économique. Il ne le dit pas. Il ne rentre pas dans le détail du comptable. Il fixe l’horizon. Il sait bien qu’au final l’économie est affaire de ministre. Lui sera président. Et le président, c’est l’International, donc l’Europe.

C’est surtout quand Bayrou commence à parler d’Europe que je rentre à la maison et me sens chez moi. Ce qu’on attendait depuis le début de la campagne est arrivé là, ce soir à Strasbourg. Enfin. L’international pour lui, contrairement aux socialistes, n’est rien sans l’Europe. Bayrou voudrait être en 2007 le Schuman de 1957. L’Europe est arrivée à la fin d’un cycle. Un nouveau cycle commence. C’est à lui, le grand Européen, qu’il incombe de l’initier. Il faut désormais passer de l’Europe des diplomates et des technocrates à l’Europe citoyenne. Il insiste. Il faut que les Français apprennent l’Europe, comprennent les mécanismes, soient informés. C’est le premier candidat à nous dire cette vérité-là, si importante, si essentielle. Il nous parle simplement d’une Europe qu’il connaît de l’intérieur. Quand les autres candidats malmènent l’Europe de l’extérieur, la traitent seulement comme un moyen dont on a besoin, des conditions sur la BCE ou sur le social qu’il faudra imposer, et restent sur leur défense nationale.

Bayrou est le seul candidat à avoir été député européen. Président de l’UDF, il a fait passer au plan européen son parti du PPE (où siègent l’UMP et des partis très peu européens) au PDE (Parti démocrate européen) dont Prodi est le président d’honneur. La maison Europe est familière à Bayrou. Ça s’entend. Il nous parle de ses amis européens, qu’il cite tous, d’égal à égal, qu’ils soient de grands pays ou de petits pays. C’est cela la démocratie. Cela faisait longtemps qu’on n’avait pas entendu un tel langage dans notre vieux pays. Bayrou dépoussière. A croire que les murailles raides et rectilignes, de notre Hexagone, telles des forteresses à la Vauban, peuvent aussi être des lignes courbes et souples et s’adapter au temps.

Bayrou donne du sens, une direction, de la lisibilité. On ne pourra sortir de la crise du TCE que par le dialogue avec les autres, avec un traité plus lisible, plus compréhensible. Il faudra forcément s’adresser à nouveau aux Français par référendum. Il n’entre pas dans la cuisine interne du TCE. En politique seul compte le désir à la table des grands. Certains journalistes le lui reprochent. Mais c’est ignorer que pour Bayrou le pédagogue, on procède par étapes. Avec méthode. Par paliers. Il y a une marche à suivre. Des cycles à respecter. On laboure, on herse, on passe deux fois la herse, si nécessaire, on ne peut semer que si c’est labouré, on sème. Et à la fin seulement on moissonne. Bayrou a la notion du temps d’un enfant de paysan. L’ingénieur agronome que je suis le devine. Bayrou cultive sa campagne comme un champ ouvert. En solitaire. Comme tous les visionnaires. Lui manque-t-il la capacité de travailler en équipe, ce serait là - dit-on parfois - son unique défaut.

On sent bien que Bayrou, comme dans un bon film, va nous faire languir jusqu’à la fin. Il va nous mettre le suspense jusqu’au bout. Comme dans un très grand film. Et ce film, ce pourrait être celui qui se passe dans une Europe à construire, celui du Troisième Homme qui à la fin en devient le héros !


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