Christos Sartzetakis, la conscience morale de la Grèce moderne

par Sylvain Rakotoarison
mardi 8 février 2022

« Tout ce qui touche à votre pays soulève dans le nôtre émotion et intérêt spontané. Pourquoi de tels sentiments ? Ils s’expliquent sans doute par la ferveur que nous inspire depuis des siècles cette civilisation, ses formes, son langage, ses leçons, à quoi s’est ajoutée la fraternité des attitudes, des comportements et des choix dans une histoire récente. Rien ne nous a jamais vraiment opposés. Jamais nous ne nous sommes affrontés. Par une sorte de complicité due à l’histoire, à la nature, à la culture, que sais-je ? aux formes de l’esprit, sans doute, nous nous comprenons et nous sommes solidaires. » (François Mitterrand).

Ces mots très chaleureux du Président François Mitterrand, en recevant à Paris le 12 mai 1986 son homologue grec, n’était pas sans perspectives historiques. En effet, son visiteur n’était pas un homme politique ordinaire, il n’était pas un habitué des combats politiques, mais était une personnalité qui a cependant su incarner la conscience morale de la Grèce moderne. François Mitterrand, un peu après, louait sa grandeur d’âme : « Nul n’ignore ici, dans cette salle et bien au-delà, les actes qui ont fait que, vous, un citoyen parmi les autres, vous fûtes distingué pour diriger l’État. Vous n’avez pas hésité, quand il le fallait, à invoquer le respect de la loi, le culte de la vérité, la dignité de l’homme au moment où ces mots vous désignaient à la vindicte des ennemis de la liberté. Preuve, s’il en était besoin, que la démocratie n’est jamais octroyée. Elle se mérite. Elle est pétrie au courage quotidien et souvent modeste de tous ceux qui refusent de se plier au joug de l’arbitraire. ». Et d’ajouter : « Votre premier voyage d’État à l’étranger depuis votre accession à la tête de la République hellénique, c’est bien pour nous un témoignage à retenir. Nous y sommes sensibles, croyez-le ! ».

Cette homme, c’était Christos Sartzetakis qui vient de mourir le jeudi 3 février 2022 à deux mois de ses 93 ans (il est né le 6 avril 1929 à Thessalonique). À l’époque, Andréas Papandréou, ami de François Mitterrand et chef du PASOK, le parti socialiste grec, était le Premier Ministre grec (il l’a été du 21 octobre 1981 au 2 juillet 1989 et du 13 octobre 1993 au 16 janvier 1996). À l’occasion de la fin du mandat du Président de la République hellénique, Constantin Caramanlis, issu du parti de droite, la Nouvelle démocratie, et élu à la tête de l’État le 15 mai 1980, Andréas Papandréou a refusé de le faire reconduire, alors qu’il contrôlait la majorité parlementaire, au profit d’un étranger du sérail, Christos Sartzetakis, qui fut élu Président de la République hellénique du 30 mars 1985 au 5 mai 1990 (après l’avoir précédé, Constantin Caramanlis lui a ensuite succédé pour un second mandat jusqu’au 10 mars 1995).

Après des études de droit pour devenir avocat, il est finalement devenu juge d’instruction à Thessalonique à l’âge de 26 ans. Il fut par la suite juge à la cour d’appel puis à cour de cassation et membre de plusieurs sociétés savantes. Il était un juge rigoureux et un intellectuel éclairé.

Pourquoi Christos Sartzetakis comptait-il tant dans la conscience politique ? Parce qu’il a été le "petit juge" qui a connu son "heure de gloire" grâce au film "Z" de Costa-Gavras (sorti le 26 février 1969). Un "film militant" d’une exceptionnelle qualité, inspiré du roman de Vassilis Vassilikos, avec la participation de Jorge Semprun pour le scénario, une musique de la composition de Mikis Theodorakis (qui s’est éteint il y a quelques mois, le 2 septembre 2021, militant d’opposition à cette époque troublée), et une distribution "d’enfer" : Jean-Louis Trintignant, Yves Montand, Irène Papas, Charles Denner, Bernard Fresson, Jean Bouise, Jacques Perrin, Pierre Dux, Julien Guiomar, François Périer, Marcel Bozzuffi, etc.



Alors, revenons un instant au contexte politique de l’histoire. Nous sommes au printemps 1963. Il est déjà question de la rivalité politique des Caramanlis et des Papandréou. Constantin Caramanlis était Premier Ministre (il le fut lors de quatre périodes : du 6 octobre 1955 au 5 mars 1958, du 17 mai 1958 au 20 septembre 1961, du 4 novembre 1961 au 17 juin 1963 et du 24 juillet 1974 au 10 mai 1980). Son parti, qu’il a créé sur les restes du Rassemblement grec en 1955, était l’Union nationale radicale puis la Nouvelle Démocratie (fondée en 1974), une formation de droite (avant 1967) et de centre droit (après 1974).

La Grèce vivait des troubles politiques majeurs depuis la fin de la guerre. Elle avait évité de se retrouver sous le glacis soviétique et son régime était la monarchie, le règne de Paul Ier. Une chasse aux communistes était lancée à cette époque (années 50 et 60) par nationalisme et par peur de l’URSS (le parti communiste a été interdit en 1947). Le prédécesseur de Constantin Caramanlis était le général Alexandros Papagos. Les deux ont dirigé le gouvernement d’une main de fer, tout en restant une démocratie. L’opposition s’est partagée entre l’Union du centre (codirigée alors par Georges Papandréou, le père d’Andréas Papandréou) et la gauche, issue du parti communiste interdit, appelée l’Union de la gauche démocratique (EDA), créée en 1951.

Aux élections législatives du 29 octobre 1961, Constantin Caramanlis a gagné une nouvelle fois la majorité avec 50,8% des voix et 176 sièges sur 300. À cette occasion, un des militants de gauche, médecin et ancien athlète, a réussi à se faire élire député, afin de combattre les dérives autoritaires du régime. Son nom : Grigoris Lambrakis (joué dans le film par Yves Montand). Il a notamment participé le 21 avril 1963 à une marche à Athènes qui était interdite mais il était protégé par son immunité parlementaire (Mikis Théodorakis a été arrêté à cette occasion). Lors d’un meeting à Thessalonique le 22 mai 1963, ce député a été percuté volontairement par un triporteur, blessé et dans le coma, il fut transporté à hôpital, et il en est mort dans la nuit du 26 au 27 mai 1963. Le lendemain, ses funérailles furent l’occasion de montrer indignation et protestation de l’opposition contre le pouvoir. Le choc politique a été très fort et les opposants inscrivaient partout, comme signe de reconnaissance, de souvenir ou de soutien, la lettre Z (zêta en grec) pour signifier que le député était encore vivant (initiale du verbe vivre en grec).

Le film "Z" raconte ainsi toute l’instruction judiciaire apportée à cette triste "affaire", d’abord prise en main par un général de gendarmerie qui conclut à un accident, mais contesté, il a été ensuite remplacé par un juge d’instruction, Christos Sartzetakis, qui, n’ayant que sa conscience professionnelle, sa rigoureuse volonté de rechercher la vérité, a finalement prouvé qu’il s’agissait d’un assassinat politique. Protégé par le procureur général (joué par François Périer), il a mis en accusation un général et un colonel de gendarmerie (Pierre Dux et Julien Guiomar), soupçonnés de complicité d’assassinat. Le gouvernement de Constantin Caramanlis n’a pas été mis en cause mais la preuve a été faite qu’il n’avait aucune autorité sur la gendarmerie et la police qu’il ne contrôlait pas. Le film "Z" n’est sorti en Grèce que le 24 novembre 1997, près de vingt ans plus tard.








À la suite de cette scandaleuse affaire, Constantin Caramanlis a démissionné le 17 juin 1963, de nouvelles élections ont été organisées le 3 novembre 1963. L’Union du centre s’est retrouvée en tête mais il n’a pas eu la majorité absolue (42,0% des voix, 138 sièges sur 300) et son partenaire EDA n’était pas assez fiable pour composer un gouvernement majoritaire. Georges Papandréou, nommé à la tête du gouvernement le 8 novembre 1963, y renonça le 30 décembre 1963, faute de majorité. Aux élections suivantes du 16 février 1964, l’Union du centre a remporté la victoire (52,7% des voix, 171 sièges sur 300) avec l’EDA cette fois-ci en allié plus docile (car moins nécessaire). Georges Papandréou fut nommé Premier Ministre du 18 février 1964 au 15 juillet 1965 (il avait été déjà Premier Ministre du 26 avril 1944 au 3 janvier 1945). Quant à Andréas Papandréou, élu député à ces mêmes élections, il dirigea l’aile gauche du centre se transforma, après la dictature des colonels, par le PASOK, parti socialiste.

La défaite électorale de la "droite autoritaire sans autorité", la mort du souverain Paul Ier (le 6 mars 1964 remplacé par Constantin II) ont abouti au coup d’État militaire du 21 avril 1967 et à la mise en place d’une junte, appelée "dictature des colonels" jusqu’au 24 juillet 1974. Historiquement, Constantin Caramanlis fut aidé par Valéry Giscard d’Estaing à son arrivée à l’Élysée pour un retour au pouvoir à Athènes (Caramanlis y resta jusqu’en 1980 puis s’est fait élire Président de la République), et cette amitié franco-grecque s’est également traduite par l’attachement de VGE à l’adhésion de la Grèce à la CEE (en 1979), formant l’Europe des Dix.

Pendant la dictature des colonels, le juge Christos Sartzetakis a été arrêté en 1968, incarcéré pendant un an et démis de ses fonctions de juge jusqu’en 1974 où il réintégra son corps d’origine. À lui tout seul, il a symbolisé la résistance face à un pouvoir militaire opaque qui finalement a fini par s’imposer par putsch. Il n’a jamais été socialiste, ni communiste, peut-être même pas centriste, mais son intégrité professionnelle a été au-dessus de toute préférence politique.

Dans son discours de bienvenue à ce Président si symbolique à Paris, François Mitterrand poursuivait ce 12 mai 1986 : « Je souhaite et je pense que la démocratie conserve sa force d’attraction. (…) Née de l’idée du bien, la démocratie se renforce par l’expérience de son contraire. Sans doute certains sourient et prêtent à la démocratie quelque naïveté, bien des lenteurs, quelques difficultés d’être. Mais en fin de compte, si nous savons précisément comprendre que rien n’est plus fort et plus durable que le consentement des citoyens, à nous de donner à nos démocraties naissantes ou renaissantes les dons, les attributs et les vertus qu’elles exigent. (…) Je me réjouis très vivement de l’ancrage qui me paraît définitif, irréversible, de la Grèce dans la Communauté et de sa volonté (…) de jouer de plus en plus le jeu européen. ». Les amitiés entre France et Grèce, entre dirigeants français et dirigeants grecs, se sont polarisées avec les tendances politiques : François Mitterrand appréciait Andéas Papandréou (centre gauche) tandis que Valéry Giscard d’Estaing soutenait Constantin Caramanlis (centre droit). Les deux étaient favorables au retour de la démocratie, irréversible par l’adhésion à la Communauté européenne.


Aussi sur le blog.

Sylvain Rakotoarison (05 février 2022)
http://www.rakotoarison.eu


Pour aller plus loin :
Christos Sartzetakis.
Jean-Louis Trintignant.
Philip Mountbatten.
Victoria, mamie Europa.
Spiro Agnew.
Michael Dukakis.
Pierre Vidal-Naquet.
Méditerranée orientale : la France au secours de la Grèce face à la Turquie.
Grèce : la défaite de l’expérience Syriza.
Les élections européennes du 26 mai 2019.
Constantin II de Grèce.
C'est Xénophon qu'on assassine !
Le plan Tsipras.
L'oxi mord la Grèce.
Alexis Tsipras.
Antonis Samaras.
Mauvaise Grèce ?




 


Lire l'article complet, et les commentaires