Connivence médiatique

par Bruno Hubacher
lundi 4 novembre 2019

Depuis sa création, en 2013, le parti identitaire libéral-conservateur « Alternative für Deutschland » AFD enregistre un succès électoral après l’autre. Occupant déjà jusqu’à un quart des sièges dans de nombreuses circonscriptions de l’ancienne RDA, il a réussi, en 2017, une entrée triomphante au Bundestag en tant que troisième force politique d’Allemagne. Le 27 octobre dernier, le parti enregistre un nouveau succès électoral retentissant en raflant 23,4 % des sièges au parlement de Thuringe. Le quatrième pouvoir cherche encore à comprendre. 

Alors que Detlef Karsten Rohwedder est sur le point d’aller se coucher, un lundi de Pâques 1991, peu avant minuit, une balle, tirée à travers la fenêtre de sa chambre, lui tranche la colonne vertébrale. Le tireur n’a jamais pu être identifié mais l’acte fut revendiqué par une cellule terroriste de la RAF « Rote Armee Fraktion ».

Le meurtre du premier directeur de la « Treuhandanstalt », l’agence, chargée de la privatisation de l’économie de la défunte « République démocratique allemande » suite à la réunification, fut peut-être un des derniers actes du terrorisme de gauche dans une tentative irrationnelle d’éviter un tournant vers une société capitaliste néolibérale. Toujours est-il, l’Allemagne d’aujourd’hui n’a pas gagné au change. Le terrorisme de gauche s’est mué en fascisme.

Après l’entrée au Bundestag en 2017 du parti AFD « Alternative für Deutschland » avec 12,6 % des voix, troisième force derrière la CDU/CSU et SPD, celui-ci vient de confirmer, une nouvelle fois, sa popularité à l’occasion des dernières élections régionales au Land Thüringen, où il émerge en tant que deuxième force au parlement avec 23,4% des votes (+ 12,8 %), derrière « Die Linke » (31 % +2,8 %). SPD atteint 8,2 % (-4,2 %) et CDU, le parti de la chancelière 21,8 % (-11,7 %).

L’hebdomadaire « Der Spiegel », « « Bild » Zeitung pour bacheliers » selon l’humoriste Volker Pispers, saisit l’occasion pour expliquer à ses lecteurs les vraies raisons des succès électoraux de la droite identitaire, notamment dans les Länder de l’ancienne RDA : « Les « Ossis » sont tout simplement racistes ». Sous le titre « Les électeurs de l’AFD sont des privilégiés » le tabloïd pour intellectuels formatés vient de présenter une étude du sociologue Alexandre Yendell, contredisant la thèse selon laquelle les gens voteraient AFD parce que les partis traditionnels ne leur offrent plus aucune perspective d’avenir.

L’argumentaire, étayé par l’hebdomadaire hambourgeois, est essentiellement basé sur un amoncellement de sondages. L’article commence par une boutade, annonçant la couleur « scientifique » d’un exposé dégoulinant de mépris. « Ce n’est pas parce que le nombre de cigognes a baissé dans les pays industrialisés et que simultanément le taux de natalité y a baissé également, que nous devrions en tirer des conclusions sur la fécondité des citoyens. De la même manière, il n’y a aucune corrélation entre les motivations des électeurs à voter AFD et une supposée pauvreté, engendrée par un chômage supposément endémique dans l’ancienne RDA. »

« Der Spiegel » fournit pourtant une analyse plus « nuancée » dans un autre article, paru en février 1997 celui-ci, intitulé « La République démocratique allemande en promotion », dans lequel l’hebdomadaire s’insurge contre « la guilde des managers rapaces, avides de dépecer l’ancienne RDA. »

L’hebdomadaire y reproche ainsi à l’establishment ouest-allemand d’avoir « laissé un des leurs, le directeur de la « Treuhandanstalt » en l’occurrence, à la vindicte populaire, préférant se servir une fois le sale boulot effectué », le licenciement de centaines de milliers d’ouvriers suite aux privatisations forcées sous le contrôle de la « Treuhandanstalt », dans le but de préparer le terrain pour les « rapaces ».

Les « Ossis » en revanche n’ont jamais été dédommagés pour le pillage de leur économie, bien que ceci fut prévu dans un paragraphe du traité entre la République fédérale d’Allemagne et la République démocratique allemande, signé le 1er juillet 1990 par les ministres des finances Theodor Waigel et Walter Romberg, formant « l’Union économique monétaire et sociale », paragraphe prévoyant « la distribution de bons de participation à tous les citoyens de la ex-RDA », une promesse jamais réalisée. De l’ensemble des firmes privatisées, 85% furent acquises par des allemands de l’Ouest, 10% par des investisseurs étrangers et 5% par des citoyens de l’ex-RDA.

Pour financer le bradage, fut introduit, en 1995, une « taxe de solidarité », « Soli », de 5,5 % de l’impôt sur le revenu à partir d’une facture fiscale de 972 EU par année, taxe qui rapporte à l’état, à ce jour, 16,8 milliards EU par année. 

Par ailleurs, dans le but de garder la mainmise sur la diffusion de la bonne parole, la presse, le chancelier de la réunification, Helmut Kohl, mentor de l’actuelle chancelière Angela Merkel, elle-même une « Ossi », avait fourgué le quotidien est-allemand à plus fort tirage, « Chemnitzer Freie Presse », directement, sans appel d’offre public via la « Treuhandanstalt », à un ami, sympathisant de son parti CDU, l’éditeur Dieter Schaub et sa famille, à travers la « Medien GmbH », également propriétaire de la prestigieuse « Süddeutsche Zeitung », pour la contrevaleur de 100 million EU. Quant à l’ancien ministre de l’extérieur, Hans-Dietrich Genscher (FDP), celui-ci s’était servi de la même manière du journal régional de Sachsen-Anhalt, « Mitteldeutsche Zeitung ».

Après 16 ans de règne libéral-conservateur, le chancelier Helmut Kohl cède, en 1999, le pouvoir au chancelier socialiste Gerhard Schröder qui introduit, entre 2003 et 2005, avec la complicité du part des Verts, une politique sociale que même son prédécesseur aurait taxé d’outrancière.

Dans le but d’éradiquer un chômage persistant de 10% et de mettre fin à une perte de compétitivité de l’économie allemande, le gouvernement introduit la flexibilisation du travail et la « modération » de son « coût » pour l’économie. Lancée sous le nom de « Agenda 2010 », la réforme du marché du travail (Hartz IV) et des assurances sociales déclencha la descente aux enfers du parti socialiste allemand, avec une première vague de départs des adhérents de 200'000 membres pour atteindre aujourd’hui, au pays de ses origines, un score de 8,2 % de l’électorat. 

A travers les lunettes de l’économiste lambda l’opération « Schröder » est un succès retentissant. Un chômage proche de 3 %, un excédent budgétaire de 1,3 % du PIB (produit intérieur brut) et un excédent du commerce extérieur de 7,5 % du PIB. « L’Allemagne va bien, c’est une raison de se réjouir » répète la chancelière à qui veut l’entendre.

 Le revers de la médaille ? Entre 1996 et 2016 le nombre de travailleurs touchant un salaire inférieur à deux tiers du salaire médian, ou moins de 2'200 EU par mois, a bondi de 14 % à 22 %. 7,5 millions d’ouvriers allemands travaillent actuellement pour moins de 450 EU par mois, dont 4,8 millions dépendent uniquement de cette source de revenu, complétée par l’état par des prestations sociales (Hartz IV).

L’ouverture des frontières à l’est a évidemment favorisé ce dumping salarial à l’ouest, mais n’a en revanche nullement contribué à la revalorisation des salaires à l’est, ce qui est contraire aux prétentions de la théorie économique de l’école néoclassique, mais plutôt à un nivellement global vers le bas, puisqu’un salaire moyen, pour ne prendre que l’exemple de Thüringen, théâtre de la dernière débâcle électorale des partis politiques établis, y est toujours inférieur de 33 % par rapport à un salaire moyen en Allemagne de l’Ouest. 

Cette évolution, couplée du retrait du service public, suppressions de lignes de chemin de fer, clôtures d’hôpitaux, fermetures de bureaux de poste, favorise l’exode de la jeunesse vers l’ouest et mène au dépeuplement des campagnes est-allemandes, livrées aux hordes de néonazis.

Les racines de la montée du fascisme en Allemagne sont peut-être à chercher dans les séquelles du hold-up mal digéré de l’ancienne RDA. En tout cas, historiquement la peur du déclassement social favorise la xénophobie. Les régimes autoritaires ont toujours su capitaliser sur la peur, une des raisons de là la popularité de l’AFD, parti avec lequel le capital saura s’arranger comme il avait su le faire avec le NSDAP. La responsabilité des médias serait lourde à porter.


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