Eurofighter, les effets désastreux d’une gestion de projet déraisonnable (1)

par Laurent Simon
mardi 16 août 2022

L’état de l’art, en management de projet, n’a pas été appliqué pour le programme Eurofighter. Notamment parce que l'Allemagne et l'Espagne voulaient développer leurs compétences en matière d’aviation de combat, au risque de ralentir considérablement l’avancement des travaux, et de diminuer considérablement leur efficacité.

Il faut lire les rapports du NAO (Cour des Comptes britannique), ou de la Cour Fédérale des Comptes allemande, par exemple, pour se rendre compte des aberrations très concrètes qui ont été appliquées.

Avec par exemple une multitude de comités pour prendre des décisions sur l’architecture et la conception.

Faire à 4 pays ne veut pas dire nécessairement de réussir mieux que tout seul ! Et les ressources peuvent très vite fondre, au soleil d'une mauvaise coopération. (4 x 1 peut être très inférieur à 4).

Les conséquences négatives n’ont pas tardé à se manifester, comme le remarquait la Cour des Comptes britannique (NAO), par exemple dans un rapport dès 1995 (Voir Les leçons tirées des coopérations internationales (en aéronautique) (3/4) )

  1. Retards très importants dans les tâches, dans les moindres détails
  2. Surcoûts très élevés, en partie liés à ces retards, puisque le personnel est payé pour des travaux moins efficaces (Voir par exempmle, pour comparaion :"Le Rafale « normal » versus l’Eurofighter exceptionnellement coûteux..."
  3. Non atteinte d’une partie des spécifications initiales, notamment du fait de ces retards et surcoûts :

Ainsi, certaines fonctionnalités air sol initialement prévues n’ont été développées que partiellement, ou en retard. De même, l’avion avait été prévu pour disposer d’une "poussée vectorielle" (Voir par exemple https://www.portail-aviation.com/blog/2013/11/11/dassault-rafale-vs-eurofighter-typhoon2_11/) (la possibilité d'orienter différemment les gaz en sortie des réacteurs), mais cela n'a pas été possible du fait de ces surcoûts gigantesques.

Voir aussi l’extrait, relatif à l’Eurofighter, de l'excellent rapport "Le JSF/F-35 en Europe : le prix du pragmatisme" :

Mais cela ne s’arrête pas là, d’autres conséquences négatives et effets pervers en découlent :

  1. La difficulté de programmer et de financer des évolutions des systèmes. Cela s'est très bien constaté sur l'Eurofighter, et a pénalisé grandement le programme. Ceci se traduit par exemple par de très grandes difficultés pour intégrer un nouveau radar Aesa, et finalement il y a trois versions différentes, intégrées à des dates très différentes : Captor E mk0 d'abord pour Qatar et Koweit, mk1 ensuite pour Allemagne et Espagne, mk2 seulement pour Royaume Uni et Italie. (Voir par exemple : Euroradar CAPTOR — Wikipédia ). Et le coût (2.8 Mds$) pour seulement 40 avions britanniques est énorme (70 M$ par avion !) (voir Armes électroniques : dernièremise à niveau pour lesTyphoon britanniques ), voir pour comparaison des coûts : Le vrai prix d’un Rafale
  2. La divergence entre les priorités des 4 pays (pour l'Allemagne et l'Espagne : rattraper les compétences des deux autres pays, primauté au retour industriel géographique, bien avant la tenue des spécifications, des délais et des coûts), le ralentissement extrême des travaux et les surcoûts extrêmement importants ont créé une mauvaise ambiance, renforcée par la colère du Royaume Uni face à l'Allemagne qui, à elle-seule, peut bloquer les exportations, vers l'Arabie Saoudite. Cette mauvaise ambiance explique probablement pourquoi ni l'Allemagne ni l'Espagne ne figurent aux côtés du Royaume Uni et de l'Italie, pour développer le "Tempest", en successeur de l'Eurofighter
  3. L'organisation de la production mise en place est très loin d'être simple et claire, la chaîne d'approvisionnement (supply chain) devient vraiment très complexe, ce qui se traduit par des problèmes de MCO (Maintien en Condition Opérationnelle) : des très grands retards dans la fourniture de pièces détachées (les rechanges), à la fois pour l'Eurofighter et pour l'hélicoptère NH 90, qui souffrent alors d'une très faible disponibilité opérationnelle, par manque de pièces détachées. Ces difficultés ont été telles pour l'Eurofighter au Royaume Uni et en Allemagne qu'il y a eu plusieurs articles dans la presse, par exemple : "L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport" (Bundeswehr)

et pour les programmes SCAF et NGF (entre France, Allemagne et Espagne), actuellement dans l'impasse :

  1. Les mauvaises habitudes prises par certains sont devenues incontournables apparemment : ceux qui en Allemagne et en Espagne ont travaillé en dépit du bon sens aspirent, semble-t-il, à continuer ainsi, au niveau des prises de décision. Voir la vidéo, audition de Dirk Hoke (Airbus Defence and Space) au Sénat, en 2021, sur le SCAF et le NGF
  2. Les actuelles demandes de l’Allemagne et de l’Espagne, auprès de la France et de Dassault Aviation, sont dans la continuité : elles consistent à être des partenaires à égalité (« equal partners »), alors qu’il a bien été spécifié dès le départ que DA est le leader, le maître d'oeuvre, parce qu'étant le « meilleur athlète  ». Et alors que le leadership de DA sur le NGF (New GenerationFighter), et de la France sur le SCAF (Système de Combat Aérien du Futur), résultent d’un ‘deal’ entre la France et l’Allemagne, en échange d’un leadership allemand sur le MGCS (Main Ground Combat System, char de nouvelle génération).
  3. Le développement des compétences, sur plusieurs décennies, acquis par l’Allemagne et l’Espagne auprès du RU et de l’Italie dans une moindre mesure, et qui s’est fait au détriment de l’avancement et de l’efficacité des travaux, et du résultat obtenu (l'Eurofighter), est perçu par les allemands et espagnols comme résultant d’un « investissement » par leurs deux pays. Ce n’est pas complètement faux, puisque l’addition a bien dû être payée par les contribuables des 4 pays, donc en particulier de l’Allemagne et de l’Espagne, mais c’est un total dévoiement de ce qui aurait dû se passer  : une répartition des tâches en fonction de qui est le plus compétent, et donc une efficacité maximale des travaux.

Du coup, la demande actuelle de l’Allemagne et de l’Espagne est de ‘sanctuariser’ ces ‘investissements’, en voulant absolument garder les compétences ‘chèrement’ acquises (par exemple sur les commandes de vol de l'avion), et en voulant absolument que de telles compétences soient utilisées dans le SCAF / NGF. Et que les décisions en cette matière soient prises en commun avec Dassault Aviation (DA), alors qu’il s’agit d’un domaine d’excellence de l’avionneur français, s’appuyant sur une liste impressionnante de chasseurs et d’avions d’affaire, une expérience bien plus étoffée que celle espagnole et allemande.

En faisant cette demande, Dirk Hoke a l’impression qu’elle est totalement légitime, alors que ses points de référence sont complètement faussés. Effectivement, les ingénieurs correspondants, allemands et espagnols, ont baigné dans une autre culture que celle de DA, Dirk Hoke en est conscient, mais il ne voit pas l’aberration de cette demande

"Les programmes militaires internationaux, une horreur ?" (T. Enders, Airbus)

Faut-il lui rappeler ce que disait en 2014 Thomas Enders, PDG d’Airbus, au sujet des programmes militaires multinationaux (tout en se gardant bien d’évoquer l’Eurofighter, programme européen qui s’est montré le plus déraisonnable, car cumulant à la fois des duplications de compétences et l’absence d’un pays leader)( Voir Les leçons tirées des coopérations internationales (en aéronautique) (4/4))  :

« Pour la majorité des acteurs dans l’industrie, les programmes multinationaux sont devenus une horreur parce qu’ils sont très, très difficiles à gérer sur le plan industriel et sur le plan politique ».

« Les seuls exemples positifs sont lorsqu’il y a un client principal et un industriel en position de pouvoir choisir librement les fournisseurs », a expliqué M. Enders.

Pour le NH 90, « nous avons plus de versions que de clients nationaux, imaginez comme cela est efficace  », a commenté Thomas Enders.

Pour l’A400M, « une partie de ces difficultés est due au choix d’imposer un consortium européen qui n’avait aucune expérience pour développer les moteurs de l’appareil au lieu de décider de s’en remettre à un fournisseur expérimenté, mais extérieur (canadien) », a souligné M. Enders.

Si ces citations sur l’hélicoptère NH90 et l’avion de transport A400M sont intéressantes, c’est que cela concerne aussi l’Eurofighter : pas de pays leader, donc absence d'unicité d'agence gouvernementale (genre DGA), et le fait que des tâches soient confiées à certains industriels d’abord pour des questions de "retour géographique", en dépit de moindres compétences que d’autres industriels ayant le malheur d’être situés dans un pays déjà très compétent ailleurs.

Voir le tableau de synthèse, réalisé àla suite de la comparaison des programmes internationaux, militaires et civils (Les leçons tirées des coopérations internationales (en aéronautique) (4/4) ), reproduit ci-dessous :

L'exemple qui ressort de cette comparaison est le missile Meteor, programme mené par le Royaume Uni, avec la coopération des 5 autres pays européens impliqués dans l'aviation de combat : Allemagne, Espagne, France, Italie,Suède. Pour intégration sur le Rafale, le Gripen, l'Eurofighter et le F-35.

Les pays pas encore prêts à un management de projet efficace ?

Et Tom Enders a eu quelques mots peu aimables à l’égard de l’Organisation conjointe de coopération en matière d’armement (Occar), un organisme intergouvernemental dont l’existence vise justement à faciliter la gestion des grands projets en matière de défense.

Pour lui, cette dernière est « inefficace » pour gérer les programmes d’achats d’armement en Europe. « Mais les pays maintiennent un contrôle étroit sur l’Occar, les directeurs nationaux pour les acquisitions surveillent jalousement l’Occar pour qu’elle ne devienne pas réellement efficace », a-t-il dénoncé. ( Voir http://www.opex360.com/2014/05/02/pour-le-patron-dairbus-les-programmes-internationaux-darmement-sont-horreur/ )

On touche là une question extrêmement sensible : les pays (européens) ont eu jusqu’à maintenant beaucoup de mal à faire confiance à une (seule) agence gouvernementale ou inter gouvernementale (ou Occar), capable d’arbitrer au fur et à mesure de l’avancement des travaux, ce qui est cependant une question clé du succès, et qui explique a contrario une partie de la réussite du Rafale, grâce au rôle décisif de la DGA.

Se résigner à ne s'occuper que d'une partie du projet

De plus, coopérer à deux parties sur un projet oblige chaque partie à ne faire qu’une partie des travaux. Chaque partie doit donc renoncer à certains éléments. Pourquoi faudrait-il participer à certains éléments absolument, quand on n’est pas maître d’œuvre, et qu’on n’a donc pas la responsabilité de tenir le périmètre, les coûts et les délais ?

Et Airbus DS devrait savoir que dès le projet Airbus A300B, Sud Aviation (puis Aérospatiale) a dû se contenter de ne faire qu’une partie du travail, en abandonnant des pans entiers de l’avion, comme les ailes (Royaume Uni) et la dérive (Espagne) par exemple. Alors que le savoir-faire français correspondant était indéniable, par exemple sur le Concorde, auquel ni l’Allemagne, ni l’Espagne n’a participé.

Donc est-ce que le savoir-faire correspondant a été ‘perdu’ par la France ? Oui, assurément ! Ne résultait-il pas d’énormes investissements préalables, oui assurément ! Mais c’était le prix à payer pour que Airbus puisse exister, et être viable économiquement. Et là c’est la même chose, mais c’est à l’Allemagne et à l’Espagne de renoncer à utiliser et développer ces ‘compétences’.

Et comme l’ont très bien dit Antoine Bouvier et Dirk Hoke dans cette audition au Sénat, ce programme SCAF / NGF est très vaste, sur des décennies, avec des avancées et des défis à relever dans des domaines à la fois nombreux et très complexes. Pourquoi donc faire un point de fixation sur un domaine où ni l’Espagne, ni l’Allemagne n’a pu prouver son savoir-faire de manière aussi indiscutable que Dassault Aviation ?

Pourquoi leur faudrait-il maîtriser tout l’avion, alors que le programme va durer sur plusieurs décennies, et que le NGF remplacera à la fois le Rafale et l’Eurofighter ?

Le parallèle avec la création et le développement d’Airbus depuis 50 ans est saisissant : chaque pays a accepté de ne s'occuper que d'une partie de l'avion (Voir Les leçons tirées des coopérations internationales (en aéronautique) (1) )

A suivre


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