Europe : pour un changement de paradigme
par Jean-Michel Vernochet
mardi 16 mars 2010
Dictature hygiéniste et logique de concentration
Pour prendre un domaine d’illustration cher à tous les Français, celui de la terre et de la gastronomie, il nous faut affirmer notre refus de la macdonalisation de nos modes alimentaires, de même que nous récusons l’Europe rationaliste, destructrice des paysages et des terroirs dont une des lubies a été la rectification des surfaces cultivées – les champs ! – pour les plier aux exigences de la délimitation par satellite, nouveau grand rectificateur et éradicateur de haies, de bosquets et de buissons anarchiques qu’il convient de rationaliser pour mieux les convertir en statistiques… Tout ce qui ne cadre pas au sein d’une nature ignorante du cordeau, sera éliminé dans une Europe qui fait pourtant ses choux gras de l’écologie !
Partout, une même implacable logique rationaliste et abstraite est à l’œuvre méprisant les valeurs humaines et celles de la vie en général, accusées de contrecarrer les lignes droites et les plans des Gentils Organisateurs (1) qui gouvernent le monde (2). L’Europe de Bruxelles muette, administre chaque jour que Dieu fait, la preuve accablante de son inutilité, là comme dans tous les autres domaines d’intérêt vital (3) telle l’essentielle sauvegarde de notre milieu naturel dans sa richesse et sa diversité.
La dictature rationaliste conduit en effet aujourd’hui à gérer le vivant, les pays(ages) comme on gère la grande distribution, à coup de règles, de recettes et de modèles économétriques qui dispensent de penser et d’adapter la fonction ou les moyens aux besoins. Combien d’artisans fromagers ou charcutiers de nos campagnes sommés de se mettre aux normes et envoyés à la casse (en préretraite) parce qu’ils ne pouvaient pas financièrement se soumettre aux critères obsessionnels de sécurité alimentaire concoctés à Bruxelles, avec pour résultat des coupes sombres dans un secteur artisanal implicitement perçu comme concurrentiel (même marginalement) par les géants de la distribution ? Est-ce là le but avoué ou implicite ? Le Manifeste de 1848 ne prévoyait-il pas la liquidation des classes moyennes en raison de la logique de concentration du capital (4) Bruxelles en imposant des normes communes pour tous, les mêmes pour le secteur artisanal comme pour l’industrie alimentaire et la grande distribution, paraît vouloir donner raison au Manifeste du Parti communiste en participant au mouvement général de massification et d’uniformisation de nos sociétés.
À force de tracasseries et de harcèlements administratifs de toutes sortes (mises aux normes, taxations outrancières, paperasserie dévorante…), « tout se passe comme si » il existait une authentique volonté de liquider méthodiquement les classes moyennes laborieuses mais indépendantes, c’est-à-dire non intégrées aux grands circuits de production et de commercialisation qui tendent à drainer et à concentrer tous les échanges. Raisonnement (ou explication) mille fois entendu de la bouche même des intéressés tellement tout cela semble en effet conçu, concocté, voulu, pensé, planifié pour éliminer ces classes moyennes concurrentes des industriels, réalisant en cela la prédiction ou les prévisions du Manifeste du parti communiste. Politique ou raisonnement à court terme car ce sont les classes moyennes qui supportent l’essentiel des contributions sociales. Ces classes moyennes, classes laborieuses par excellence avec l’extinction du prolétariat classique remplacé par des machines, subsisteront à la marge comme sous-traitants de l’industrie.
Phénomène déjà visible dans le secteur agricole où semences, produits phytosanitaires et autres intrants, bêtes à élever, aliments pour bétail, produits vétérinaires, tout est fourni par les donneurs d’ordre de l’agroalimentaire au « fermier » ravalé au rang d’ouvrier agricole. Le monde moderne semble déclarer que le temps de l’individualité productrice est révolu au même titre que la propriété patrimoniale, pourtant gage d’un dévouement personnel sans limites. Dans le meilleur des mondes qui s’avance, nous assistons à un écrasement des classes sociales corrélatif à la massification de l’économie. Une prolétarisation générale affectant aussi bien les cols blancs, professions libérales, cadres et employés du tertiaire, à côté de pans entiers de populations précarisées, laissées pour compte de la libéralisation des marchés et objet de toutes les sollicitations clientélistes dans la foire d’empoigne électorale. Proies désignées des surenchères de basse démagogie de la part des marchands de sable et d’espoirs, lesquels font leur fonds de commerce du mythe démocratique. Peu importe que les suffrages soient acquis à force de fausses promesses, au prix du pain de la mendicité publique et des jeux de l’empire médiatique…
Quant à notre alimentation, compte tenu du sombre tableau qui vient d’être tracé, le retour à la vérité du terroir, ou ce qu’il en reste, serait peut-être en ce domaine la vraie bonne solution. En aval comme en amont, les contrôles sanitaires sont évidemment indispensables pour vérifier la qualité des productions industrielles. Par contre, ils peuvent s’avérer destructeurs de toute production artisanale à forte valeur ajoutée (charcuterie et cochonnailles, salaisons, fromages, etc.), qui doivent rester étrangères à tout système rigide, normatif par excès et généralisateur, entraînant de manière irréversible les produits du sol vers une standardisation à rebours de ce qui fait leur justification : saveurs originales, qualités de véracité et d’authenticité, bref tout ce qui fait le charme de l’aliment et donne son sens à la vie. Sinon, alors, dès à présent et définitivement, en jetant les faux-semblants aux orties, autant dire tout de suite que l’artisanat n’est plus qu’un secteur de sous-traitance de la production et de la distribution industrielles.
La sécurité alimentaire et sanitaire est devenue en quelque sorte le prétexte d’une tyrannie de la norme (production, conditionnement, conservation) et partant du calibrage, de la couleur, de la sapidité, auxquels se surajoute à présent, sous couvert de lutte contre les addictions alimentaires, une nouvelle dictature diététique, pas de sel, pas de sucre, pas de graisse, pas de ceci, pas de cela, mais des additifs, des colorants et des adjuvants en pagaille. Cet écrasant dispositif, inconnu du temps des productions et de la distribution artisanale, désertifie, bien entendu en l’uniformisant, notre paysage gastronomique. Autant dire dévaste tout un secteur de notre patrimoine culturel, l’équivalent des forêts rasées et de la terre décolorée par les intrants chimiques. L’uniformité est un désert, et nos sociétés massifiées, standardisées font avancer le désert à grands pas.
La destruction des terroirs et des paysages amoureusement façonnés de main d’homme, reliquaires d’une histoire en partage, sanctuaire de la vie animale et végétale dans leur foisonnement, n’est actuellement freinée par aucune prise de conscience réelle de la valeur intrinsèque de l’environnement. Une conscience qui existe cependant mais demeure toujours marginale, reléguée qu’elle est à l’énième rang des préoccupations. Cet arasage de la diversité, cet aplatissement du paysage vivant, partant ce désert inhumain qui progresse (l’extension des villes et le bétonnage inconsidéré des terres participent éminemment à une désertification dont nous ne percevons pas immédiatement toute l’ampleur), nous plonge dans la morne grisaille d’un monde sans nuances, sans relief, sans détour, sans surprise, sans charme, c’est-à-dire sans le mystère qui l’essentialise.
La dictature des bons sentiments qui confère une apparence morale à la déraison systémique de la machinerie économique ou, autrement dit, qui idéologise la rationalisation industrielle et particulièrement le cycle alimentaire, s’accompagne logiquement d’un contrôle social de plus en plus serré. Un maillage réglementaire de plus en plus contraignant qui engendre toujours plus d’exténuantes démarches d’autorisations pour un producteur placé sous la tutelle étroite d’une administration digne des plus belles années du communisme soviétique, le tout aboutissant en fin de compte à décourager les meilleures bonnes volontés, stériliser les fromages, et aussi la vie tout court.
Revenir à une saine conception de la subsidiarité
Il est impératif de revenir maintenant à une subsidiarité véritable, chacun devant pouvoir être libre et responsable de ce qui relève ou ressort de sa compétence, de son domaine privé ou social et professionnel, sans interférence et encore moins de diktats extérieurs. L’Europe normative, praticienne du remembrement culturel et mental, de l’hygiénisme appliqué aux mauvaises pratiques non-globalistes frappées d’alignement, est à revoir de bout en bout, sinon à bannir pour toujours.
L’Union n’a pas vocation à se mêler de tout, tout le temps et partout. Elle n’a pas à s’immiscer dans la vie ordinaire pour imposer des normes contraignantes pour chaque objet de la vie courante au risque bien réel d’une homogénéisation, d’une standardisation et, en conséquence, d’un appauvrissement désespérant de notre environnement quotidien. Nous devons rester libres et responsables sans qu’une bureaucratie anonyme devenue une sorte de cancer social, décide de ce qui est bon et mauvais pour nous. L’Europe ne se comprend et ne se justifie que si nous pouvons y respirer librement, sans risquer de transgresser un interdit kafkaïen ou, à chaque pas, de franchir une ligne invisible tracée par une bureaucratie tracassière aux mœurs psychanalytiquement primitives dont la principale occupation est de dresser d’interminables catalogues de règles et d’interdits sous couvert de nous protéger. Nous n’en demandons pas tant. (5)
Par ce retour à une saine conception de la subsidiarité, c’est-à-dire à l’autonomie et à la responsabilité des États vis-à-vis de l’Europe, celle des régions et des collectivités territoriales face à l’État et celle de l’individu face aux siens et à autrui, nous pouvons espérer recouvrer un peu de nos libertés perdues. L’individu est bien seul en effet face à une autorité publique qui entend régler tous les aspects de sa vie et l’enrégimenter, qui s’immisce dans ses pensées, ouvre ses courriers (électroniques) ou légifère sur ses croyances, sur l’histoire… Jusqu’à ses goûts et ses dégoûts qui doivent être conformes à l’idéologie dominante. L’amour pas plus que le civisme, l’adhésion à tel ou tel courant de pensée, fût-il superstition ou erreur, ne peuvent ni ne doivent faire l’objet d’une contrainte quelconque, sauf à construire insidieusement mais sûrement, un univers sinistrement totalitaire.
Autant il est loisible à l’État de réglementer – une illustration de notre propos entre mille – la vitesse dans les zones urbaines et dangereuses, autant il devient absurde sauf nécessités pratiques, par définition en nombre limité, d’enfermer l’automobiliste dans un corsetage signalétique et de transformer les villes en insupportables labyrinthes, sous couvert de dissuader la circulation. On perçoit de façon générale dans la monomanie réglementaire toute l’étroitesse caractéristique d’une intolérance sectaire et tatillonne, fréquente dans quelques secteurs où ce type de dispositions d’esprit peut se révéler utile ; ainsi pour les honorables professions en blouses grises, aujourd’hui disparues, représentées dans les vieux films par l’épicier d’antan, et les cohortes d’instituteurs adeptes de la méthode globale, glorieux fabricants d’analphabètes.
La matrice bureaucratique finit par créer un inextricable maquis juridique, une jungle où les textes finissent par se contredire et s’annuler les uns les autres ou, pire, sont laissés à l’interprétation laxiste, voire arbitraire, de quelques gens de robe. Tout cela conduit inévitablement à une insupportable caporalisation de la vie quotidienne. Angélisme écologique, démagogie et rigidité sectaire opèrent leur jonction à contresens des intérêts sociaux et économiques les plus concrets et les plus immédiats, dans un maelström réglementaire d’autant plus accablant pour la collectivité qu’il dénature profondément la mission de la puissance publique. Pour revenir à notre exemple métaphorique relatif à la conduite automobile (prodigieuse vache à lait pour la collecte de taxations indirectes) : entraves à la liberté de circuler, surcroît de pollution, coût social et économique du fait de débilitants encombrements. A contrario, la Hollande nous fournit l’exemple de villes où les signalisations (notamment les feux) ont disparu au plus grand avantage de tous (re)devenus simplement plus attentifs et plus responsables. Dans le cas frison, c’est en aval, en sanctionnant éventuellement la faute, que le législateur intervient, laissant en amont à la personne, la responsabilité de son comportement et de ses actes.
Repenser l’Europe, la construire, ne peut être finalement que le fruit d’une révolution intellectuelle, politique et morale. Révolution de longue haleine car il s’agit non seulement de construire mais de reconstruire sur les décombres – le mot n’est pas trop fort – de cette « Vieille Europe » qui s’est si dangereusement affaissée après la chute du mur de Berlin, notamment en sacrifiant les politiques nationales de défense sur l’autel de la croissance (6).
Une Vieille Europe fort vilipendée, voire insultée par l’Establishment américain à la veille de l’invasion de l’Irak au printemps 2003, et qu’il s’agirait à présent de re-construire en forgeant une nouvelle conscience pour une identité européenne assurément préexistante, mais non objectivée. Nous sommes parvenus à une époque où il faut démontrer les évidences. Le temps du doute universel est arrivé. Parce qu’avant de nous sentir citoyens du monde, encore faudrait-il pouvoir au préalable nous identifier aux couleurs de l’Europe et pas seulement d’équipes sportives tricolores ou multicolores lors d’un occasionnel Mondial. Or, cette conscience d’appartenance s’exprime de manière latente, implicite, dans le choix que les européens ont fait du projet d’Union, mais en son principe et à la seule condition que ce projet ne se trouve pas dévoyé en cours de route. Mieux encore, sous condition qu’il soit transparent, dépouillé de tout quiproquo quant aux intentions réelles et aux objectifs visés.
Ce projet d’Europe est donc encore en quête de son expression, cherchant une voie, celle du passage vers les formes nouvelles de la modernité, tout en évitant cependant de passer dans la tréfilerie d’une américanisation invasive des mœurs, de la culture et des divertissements. Acculturation qui a largement brouillé l’image que les peuples d’Europe pouvaient avoir d’eux-mêmes, de leur passé, de leur mémoire. La Pologne, pour laquelle le monde était entré en guerre, qui a souffert cinquante années durant de restrictions et de privations dans le frigo collectiviste, a pu depuis 1989 rêver d’Amérique plutôt que d’Europe (notamment grâce à cette machine à décerveler les peuples qu’est l’industrie hollywoodienne du rêve éveillé), mais il est temps pour eux, Polonais et pour nous, gens d’Europe, de sortir d’une illusion qui risque de tourner au cauchemar, entre obésité et guerres préventives.
Il s’agit en priorité de rebâtir des économies mises à mal par une mondialisation qui progresse à toute allure sous le masque de l’Europe et dont on découvre moins vite les bienfaits que les effets pervers présentés comme une fatalité ou un passage obligé, avec pleurs et grincements de dents. On devrait prendre la peine de méditer le chaos ayant succédé à la chute du régime soviétique, désordres liés au dégazage brutal du collectivisme dans sa conversion en libéralisme sauvage, bouleversement dont les conséquences ont été dévastatrices au plan humain. Moins tragiquement et moins spectaculairement à l’Ouest, le Nouvel ordre économique mondial fait aussi quotidiennement son lot de victimes. Moins dramatiquement en apparence, parce que les politiques dites sociales amortissent en partie le choc du futur, pour l’instant, tant que les caisses ne sont pas tout à fait vides.
En vérité, la social-démocratie expire en révélant des limites vite atteintes par son impuissance à gérer le chaos de la dérégulation économique et le désengagement progressif de l’État des secteurs vitaux : santé, énergie, transports… Dans ce dernier cas, la multiplication depuis trois décennies d’accidents ferroviaires meurtriers, notamment au Royaume-Uni, pourrait avoir pour origine tout autant les effets différés d’un dirigisme économique longtemps pesant (étatisme), que ceux induits par une privatisation hâtive. Des renoncements qui expriment en tout état de cause, un dépérissement, un effacement du pouvoir d’État (7) qui se reflète dans le discrédit de la classe politique en général. On ne prend plus vraiment ces gens-là au sérieux !
Contre le règne du quantitatif et l’idolâtrie du chiffre
L’échec du projet actuel, son rejet par les peuples, le « pays réel » européen, est celui d’un modèle qui fait volontairement litière de l’essentiel, l’Homme comme centre et finalité de la construction européenne, comme pour tout acte de gouvernement local. Les architectes ont oublié au service de qui ils travaillaient. Aussi la Maison commune qui, en principe, devrait nous être destinée commence-t-elle à ressembler à un mixte de Babel vaniteuse et de termitière ! Certains de nos penseurs ou maîtres à penser complaisamment appelés « philosophes » par les médias admiratifs, ne cachent d’ailleurs pas leur fascination pour les insectes sociaux dont l’organisation idéale, selon eux, devrait pouvoir se transposer à l’homme !
L’homme concret n’intéresse pas l’idéologue, ni le manieur de chiffres, outils de dilection pour le politique dévoyé qui fait de la Chose publique une activité à but pleinement lucratif. Pragmatique, l’homme d’appareil est un matérialiste grand teint. En appuyant ses jugements sur une objectivité statistique et quantitative (habitude qui se marie bien avec un certain penchant pour la facilité), ou sur des sondages de complaisance, il choisit délibérément de ne savoir ou de ne voir qu’à travers le prisme déformant des nombres, comme si tout dans la profusion du réel était numérisable et quantifiable ?!
C’est la même démarche qui commande aux politiques commerciales : toujours plus d’abondance quantitative, avec des prix toujours démocratiquement plus bas pour des produits dont seuls le conditionnement et la présentation font l’attrait, mais dont on découvre peu à peu les inconvénients au plan sanitaire, notamment avec l’augmentation de certains types épidémiques de cancers moins liés au vieillissement des populations qu’à des causes environnementales souvent volontairement ignorées (8). Contre ceux qui ont fait de l’incitation forcenée à la consommation dans un marché soi-disant autorégulé, la nouvelle Religion, nous opposerons l’âpre lutte pour un retour à une alimentation saine, c’est-à-dire tout bonnement naturelle.
Le secteur « bio », le bien nommé (une alimentation vivante par opposition à une alimentation morte, surgelée, sur stérilisée, irradiée…), ne s’est développé que récemment, et à grand peine, avant de commencer à s’imposer par le bas. Ce ne sont pas les acteurs économiques dominants ou les gouvernements, ceux qui régulent de facto et orientent le marché, les grands ordonnateurs, qui ont pris la sage décision de développer le secteur de la nutrition « bio », mais des acteurs marginaux, militants, petits producteurs et consommateurs avertis. Là où l’État, et après lui la Commission, auraient dû assumer un rôle salutaire de veille et d’encouragement (au moins de facilitation en veillant aux respects des règles de la concurrence), ceux-ci ont largement déserté leurs responsabilités (9) en matière de sécurité alimentaire et sanitaire au service et au seul profit de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution.
Règne de la quantité et du quantitatif qui conduit aux pires aberrations et aux plus grands désordres. On sait où conduit la course folle aux prix d’appel (10) : à la crise de la vache folle, par exemple, avec pour conséquence la destruction de millions de têtes de bétail en Grande-Bretagne et en Europe continentale, crise suivie de près par l’épizootie de fièvre aphteuse qui a entraîné un nouvel holocauste de millions d’animaux, remède en soi moralement répugnant… Menace toujours présente d’une meurtrière pandémie de grippe aviaire dont l’éventualité doit tout à l’impéritie et à l’incurie humaines, au refus de rechercher les causes et de remonter aux origines du mal !
Il serait peut-être temps de tirer les conséquences de nos politiques et de reprendre, à cette occasion, la bonne habitude d’établir à bon escient des relations de cause à effet. Le productivisme appliqué à l’agriculture nous a conduit ces dernières années, avec une régularité de métronome, au bord de la catastrophe sanitaire. Il serait temps de s’en rendre compte et d’effectuer l’indispensable retour au réel qui nous permettrait d’évaluer sciemment les conséquences de nos choix et de nos politiques pour mieux en anticiper les conséquences. Notamment dans les domaines de la sécurité alimentaire et sanitaire dont les paramètres se trouvent renouvelés de fond en comble par la mondialisation (11). Nouvelles conditions et nouveaux risques sur lesquels nous avons encore tout à apprendre quant à leurs effets à terme sur la santé individuelle comme sur celle des populations, en considération entre autres des dangers de diffusion pandémique, des moyens de les prévenir ou de les contenir. (12)
Il s’agit là d’une priorité, voire d’une urgence, qui doit primer sur toute autre considération. Le terrorisme étant une moindre menace comparé au laxisme des États et de la Commission en matière de prévention des risques d’épidémies à échelle intercontinentale, ou de gestion des changements climatiques et de leurs effets. Bien des causes nous sont connues sans pour autant inciter aux mesures qui devraient s’imposer dans ce dernier cas, ne serait-ce que la reforestation intensive contre les sécheresses et les inondations, déjà ici, évidemment chez nous, en Europe. Toutes dispositions à prendre très en amont, c’est-à-dire en imposant une révision de nos dogmes en matière de modèle économique et sociétal de productivité agricole et de rendement financier. Retour également sur nos mauvaises habitudes de consommation dopées à la Pub ! Le politique doit diriger l’économie et non l’inverse, ce qui ne remet nullement en cause les libertés économiques fondamentales, encore moins la libre entreprise patrimoniale. Bien au contraire, surtout si elle est à échelle humaine et créatrice d’emplois productifs. Il est vrai qu’il s’agirait là d’une révolution que d’aucuns qualifieraient de réactionnaire. Le bons sens élémentaire est-il réactionnaire ?
Retour au réel
Le retour au réel, la révolution du bon sens, n’est pas un défi impossible ; c’est une impérieuse nécessité que de toute façon les événements nous imposeront à chaud si nous ne savons ou ne parvenons pas à les anticiper par une démarche volontaire d’adaptation à la nouvelle donne planétaire et aux nécessités biologiques, humaines et environnementales. D’un point de vue épistémologique, il faudra repenser le mal social (sociétal) d’abord à échelle du sous-ensemble continental européen sur lequel nous pouvons avoir une certaine maîtrise (parce qu’il est notre espace d’être et d’action), avant de songer à une efficacité réelle au niveau global. À ce titre, l’Europe devrait être appelée à servir de laboratoire et de modèle. Car c’est à l’évidence la société humaine dans sa totalité qui est aujourd’hui malade (13) et victime d’un progrès non maîtrisé. Un état de morbidité qui ébranle ses superstructures culturelles, morales, spirituelles, traditionnelles, l’entraînant à la faillite sur tous les plans, avec un horizon chargé de famines, d’épidémies, de migrations (14), et les orages d’acier des guerres en perspective. Calamités dont notre ciel se couvre en ces années de peur et de disgrâce. Il ne s’agit pas de catastrophisme, mais d’un banal constat.
La question de la restauration du milieu naturel à échelle mondiale, relève de cette problématique. Des politiques et actions ne pourront bien entendu se concevoir efficacement sans une concertation et une coordination universelle. Homo homini lupus, l’homme moderne, consommateur asservi à la matrice économique et financière, est devenu le véritable et seul ennemi du genre humain et de toute vie en ce bas monde. Et nul ne songera aujourd’hui à trouver ce propos exagéré.
Remèdes et solutions doivent d’ailleurs être impérativement désectorialisés. Aucune prise de conscience débouchant sur l’action n’est envisageable sans une perception holistique des maux qui nous accablent. De même que l’on a pris la mauvaise habitude de soigner les organes atteints sans soigner l’individu dans sa totalité, sans se demander si le mal n’est pas lui-même la conséquence d’un dysfonctionnement d’une autre partie ou de l’organisme tout entier. Les solutions relèveront donc d’une approche exhaustive impliquant la connaissance et l’examen des interactions complexes qui régissent la vie des peuples au sein de sociétés en profondes mutations : effondrement démographique et vieillissement des populations pour les uns, débordement démographique pour les autres ; mésusage épiméthéen (15) dévastateur des techniques (16) et surconsommation énergétique ; reconfiguration géostratégique des continents et guerres de ressources déjà en cours sous couvert d’ingérence humanitaire ou de défense de la démocratie ; accumulation exponentielle des déchets (17) qui font de la planète un vaste dépotoir ! Tels sont les défis que l’Europe devra/doit déjà relever pour son propre compte…
Penser le réel non en termes de sectorisation mais d’interactions complexes
Exemplaire fut le coup de semonce de l’épidémie d’encéphalite bovine spongiforme, variante de la maladie de Creutzfeld, dite maladie de la « vache folle », née à l’origine de la voracité mercantile d’industriels avides de profits à bon marché (18) ! Exemplaire comme l’actuelle pan-épizootie de « grippe aviaire » qui illustre lumineusement l’interdépendance étroite entre les secteurs agricoles, sanitaires et environnementaux, soumis eux-mêmes à la surdétermination d’une épistémè économique (une matrice idéologique) et financière néo-ultra-libérale, celle de l’École de Chicago dite libertarienne.
La grippe aviaire menace ainsi de se transformer en pandémie à échelle planétaire pour peu que le virus mute dans les immenses concentrations humaines des mégapoles africaines (19) ou dans l’enceinte de confinement de la Bande de Gaza où le virus H5N1 est apparu dans des conditions de dégradation sanitaire particulièrement favorable à sa migration interspécifique. Remarquons qu’à l’origine du H5N1, nous avons le transfert dans une Chine, qui est parvenue à hybrider sans peine ces deux cousins idéologiques que sont le communisme et l’hyper capitalisme, d’un modèle à grande échelle d’élevage concentrationnaire (20) des volailles.
La Chine avait déjà été contaminée autrefois par le modèle de développement soviétique basé sur l’industrie lourde. Après sa conversion à l’économie sociale de marché – qui a succédé aux prodigieuses hécatombes du Grand Bond en Avant (1958-1962, au coût estimé de 30 millions de victimes) et de la Révolution Culturelle (1965-1969) – le Pays du Milieu a entrepris de satisfaire sa demande intérieure et de doper ses exportations en copiant mécaniquement le modèle productiviste (21) occidental pourtant responsable de l’épuisement des ressources et de ce fait condamné à disparaître. Reste à savoir comment ? De là des élevages concentrationnaires comptant des centaines de milliers d’animaux bourrés d’antibiotiques, par conséquent susceptibles de favoriser l’apparition de nouvelles souches pathogènes virtuellement transmissibles à l’homme.
Le syndrome asiatique de déficit respiratoire sévère (SRAS) avait à ce propos constitué une première alerte dont toutes les conséquences n’ont pas été tirées, du moins au niveau européen, pour encadrer et sécuriser nos échanges de produits alimentaires avec l’Asie. Sachant que les combinaisons de virus porcins et aviaires sont depuis plus d’un siècle à l’origine des grandes déferlantes grippales qui balayent chaque année la planète depuis la trop fameuse grippe espagnole (22), nul n’a jusqu’à présent préconisé de revoir (au-delà d’un durcissement des contrôles vétérinaires), le système d’échanges généralisés, d’achats transcontinentaux d’aliments pour animaux (ces derniers étant peut-être les vrais responsables de la diffusion du virus H5N1 dont la carte ne recouvre pas exactement celle des migrations animales) et de produits alimentaires.
Les politiques doivent réapprendre que gouverner, c’est vouloir et prévoir !
La conclusion s’impose, au regard des deux épisodes emblématiques de l’ESB et du H5N1 – et tout récemment encore du H1N1 qui semble né dans les porcheries industrielles de l’Amérique latine - que l’industrie agroalimentaire, telle qu’elle s’est développée dans une économie de course effrénée à la concentration et au profit, constitue une évidente menace pour la santé des hommes et pour l’environnement. Et qu’en plus, au regard des lois du vivant, elle est intrinsèquement immorale.
Combien de catastrophes écologiques et humaines, combien de victimes faudra-t-il encore pour tirer les vraies leçons de cet état de chose ? Il ne suffit pas de mobiliser l’armée, les forces de police (comme en Allemagne au cours de l’hiver 2006) pour abattre le cheptel domestique, qu’il soit aviaire, ovin ou bovin (23). Il faut proposer et mettre en œuvre très tôt les solutions adéquates, dussent-elles contrarier quelque peu les grands pouvoirs financiers et leurs groupes de pression omniprésents dans les allées du pouvoir bruxellois. Car il ne s’agit plus de supprimer les éléments atteints ou potentiellement contaminés, ou de supprimer les farines animales responsables de l’ESB, mais d’accepter de remettre en cause le principe même d’un type d’élevage et de méthodes de cultures hyper industrialisées, lesquelles traitent plantes et animaux comme de la matière inerte. Bref, un sain retour qui se dessine à travers une demande croissante de produits « biologiques » à l’artisanat, à l’entreprise patrimoniale et un recours massif à la ressource humaine, et pourquoi pas, dans certains cas, à la traction animale ?! (cf. Schumacher, Small is beautiful, Le Seuil, 1978).
Cela suppose au préalable, dans le domaine de la prévention des risques sanitaires et alimentaires, des politiques résolument volontaristes et des hommes nouveaux pour les conduire. Des hommes dégagés du diktat des échéances électorales et des rituelles compromissions de parti. En cela, l’Europe pourrait donner l’exemple et promouvoir l’idée d’une désindustrialisation raisonnée du secteur agricole. Ce qui semble improbable à l’heure du déferlement des cultures génétiquement modifiées (24), qui asservissent un peu plus encore la production alimentaire aux oligopoles semenciers. Il est possible de limiter les risques et les coûts épidémiologiques, que ce soit pour les porcs, les bovins, les volailles, tous vecteurs potentiels de pandémies virales, cela par la déconcentration de la production et le retour à l’élevage traditionnel, lequel possède l’avantage d’être producteur d’emplois, de mieux s’insérer dans l’environnement (et même de contribuer à sa préservation et à sa valorisation), de fournir des produits qualitativement meilleurs et de favoriser au final une meilleure économie alimentaire et sanitaire, soit une meilleure hygiène de vie pour des populations menacées au Sud par la malnutrition et au Nord par des pathologies dégénératives et l’obésité. (25)
L’Europe se bâtira en refusant les segmentations sectorielles (agriculture d’un côté, commerce et échanges internationaux de l’autre, santé et environnement par ailleurs) qui ne permettent pas d’appréhender, ni par conséquent, de prévoir, et encore moins de trouver des solutions autres que palliatives aux défis surgissant de la globalisation.
Les politiques d’avenir, c’est-à-dire aptes à fixer des objectifs de croissance durable et anticipatrices des obstacles à surmonter, doivent associer, connecter et coordonner, intégrer, voire harmoniser autant que faire se peut, les différents secteurs d’activités de la vie quotidienne des hommes. L’agriculture doit ainsi se penser comme prolongement ou en proche connexité avec la santé et l’environnement. Environnement étant un vocable restrictif pour une mission aujourd’hui prioritaire parce que vitale. Mission de préservation de biotopes aujourd’hui en voie de dégradation accélérée et de sauvegarde internationale de l’écosphère. L’exemplarité de ce secteur jusqu’à présent traité politiquement comme un hochet ou un gadget est évidemment appelée à devenir l’un des axes directeurs des politiques européennes (26) (et mondiales) dans un futur imminent. C’est autour de ce combat collectif que se soudera l’Union européenne et au-delà, la communauté des Nations.
L’Europe contre la « globalisation »
À la globalisation de l’économie et des échanges agroalimentaires répond ainsi une globalisation du risque. Alors que l’Union impose aux différentes étapes de sa production intérieure, de la transformation et de la commercialisation des produits alimentaires, des contrôles tatillons en fonction de normes et de réglementations souvent superfétatoires, inadaptés et par voie de conséquence insupportables, la plupart des produits et denrées arrivant de l’espace extra-européen y échappent. Des règles contraignantes, lourdes et coûteuses d’un côté, de l’autre une absence de restriction qui aggrave l’inégalité concurrentielle initiale en raison notamment du différentiel des coûts sociaux de production.
Dimension qui invite à insister une fois encore sur la nécessité d’écarter les politiques d’échanges généralisés, ou en tout cas de les reconsidérer selon un calcul rigoureux des risques et des coûts énergétiques. Autrement dit, que tout échange inter ou transcontinental de produits alimentaires soit affecté de coefficients correcteurs relatifs à la sécurité sanitaire et à son coût énergétique. Il est vrai qu’il s’agit là, d’une certaine façon, de moraliser la jungle de l’économie marchande et l’âpre course aux profits. Ce qui sonnera évidemment le glas de l’idéologie de la dérégulation complète des marchés et de l’idolâtrie libre-échangiste (27) !
Il est in fine essentiel, et même d’urgence vitale, que l’Europe incorpore dès aujourd’hui dans la définition des instruments utiles à la nécessaire régulation de l’économie et du commerce, de telles règles. Le coût environnemental (soit le bilan écologique/énergétique), doit conditionner nos modes de transports de fret et de déplacements humains sur les longues distances, cela s’appliquant de la même façon à l’ensemble des activités industrielles et civiles, à tout niveau, national et européen.
Enfin, pour revenir une dernière fois sur les questions de sécurité sanitaire dans un monde globalisé, il est parfaitement chimérique, voire ridicule de croire que ce risque puisse être ou sera, partout et toujours maîtrisable ou contenu par des procédures lourdes tels l’abattage massif des cheptels contaminés ou par des mises en quarantaine. Le coût matériel et moral de ces mesures de contention du risque épidémiologique participe par ailleurs du cauchemar qui envahit le monde moderne : ces hécatombes (préventives) de millions d’animaux ont quelque chose qui heurte l’esprit et que réprouve le sens moral. Elles sont l’expression même de la folie d’une époque en perte de repères vitaux, surtout si l’on considère que le comportement de l’homme à l’égard de l’animal est un indicateur ou un précurseur d’une attitude générale envers le vivant et le genre humain lui-même. En ce sens, nos sociétés « hédonistes » semblent profondément démoralisées.
Car les moyens radicaux employés pour contenir les épizooties donnent un avant-goût de ce que pourraient être, le cas échéant, les mesures extrêmes prises pour contenir la dissémination des agents pathogènes et endiguer d’éventuelles pandémies peut-être plus foudroyantes que le syndrome de déficit respiratoire aigu ou que la grippe aviaire. Pensons aux tuberculoses multirésistantes et aux fièvres hémorragiques Ebola, Lassa, maladie de Marbourg… autant d’épées de Damoclès pouvant frapper nos sociétés à tout moment. La mondialisation telle que nous la voyons à l’œuvre au stade actuel d’organisation de la communauté planétaire et de développement de l’humanité, est en soi porteuse des pires déviances. Les atrocités commises chaque jour en Irak ou en Afghanistan, à quelques heures d’avion de Paris, Londres, Rome ou Berlin, laissent songeurs. A contrario donc, la globalisation économique devrait nous inciter fortement à la plus grande prudence et à beaucoup de sagesse. Non seulement afin de nous prémunir des effets pervers d’un nouvel ordre (ou désordre !) économique mondial, en majeure partie inévitable, mais également, en contrepoids, pour chercher et trouver les voies et moyens d’une reconstruction de l’homme européen sur des bases historiques renouvelées au sein d’une confédération de peuples souverains et autonomes.
Une autosuffisance régionale ?
Pour clore ce chapitre, posons une fois encore la question stupide de savoir pourquoi les pays de l’Union devraient acheter par exemple de la viande en Argentine alors qu’elle peut être produite en suffisance dans le périmètre européen ? L’hygiène alimentaire, dont on nous rebat par ailleurs les oreilles, voudrait que notre consommation en soit révisée à la baisse (28). Il est certain qu’au vu de nos modes de vie sédentaires, la consommation n’a plus grand chose à voir avec la satisfaction des besoins d’avant la mécanisation des transports et le chauffage central. La modernité nous offre des aliments d’une grande variété. Cependant existe-t-il un intérêt véritable à consommer hors saisons (c’est-à-dire à contretemps, en désynchronisation de nos horloges internes) fruits et légumes importés par les airs de l’autre bout du monde ou de la médiocre langouste surgelée mise à portée de toutes les bourses, sachant que les ressources halieutiques ne se reconstituent plus et même s’effondrent au-delà d’un certain seuil de prélèvements ?
La surconsommation est-elle un but en soi, et résume-t-elle l’avenir de l’homme ? Peut-on produire indéfiniment sans se préoccuper du recyclage ou du retraitement des marchandises et des matériaux usagés ? Sans en intégrer le coût et le devenir au sein du cycle de production, de commercialisation et de consommation ? Cette préoccupation vient, par la force des choses et de la conjoncture énergétique, d’entrer tardivement dans le champ du politique dont on peut encore et toujours craindre à ce stade la fâcheuse habitude des effets d’annonce et l’aboulie chronique…
Subsidiarité économique et sécurité collective
Le principe de subsidiarité appliqué à l’économie, a priori pour l’agroalimentaire, voudrait que l’on n’achetât pas à l’étranger ce que l’on peut, à qualité égale, produire soi-même, autant dans un souci de maîtrise du risque sanitaire et de qualité de vie pour nos populations, que pour la préservation des réservoirs d’emplois ; comme pour la conservation de variétés et d’espèces domestiques (arbres fruitiers, légumes, animaux), qui, autrement, sont condamnées à disparaître ; ou bien pour la transmission de traditions culturelles (gastronomie et art culinaire) vivantes, d’un ineffable savoir-faire, essentiel à l’épanouissement de nos communautés charnelles.
Sécurité alimentaire rime toujours ici avec sécurité sanitaire, et ensemble, elles constituent les prémices d’une indépendance ou d’une autosuffisance régionale éminemment souhaitables. Mais une telle révision de nos politiques économiques suppose d’introduire également un minimum de discipline alimentaire et d’hygiène dans nos habitudes, sans pourtant que l’État cerbère ne se mêle inopportunément de faire notre bonheur malgré nous. Reste qu’en matière de consommation du tabac, les États occidentaux ont montré qu’ils étaient capables d’en encadrer de façon volontariste le commerce et le mode de consommation et sont ainsi parvenus à réduire une demande aujourd’hui accablée d’incitations dissuasives. Parfois au-delà du raisonnable car il est évident que le tabac fait figure de bouc émissaire pour mieux masquer d’autres co-facteurs plus déterminants. Est-ce un hasard si les cancers du fumeur ont explosé littéralement aux États-Unis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ? De la même manière, est-ce un hasard si les obésités dégénératives ne sont apparues qu’avec la diffusion générale d’une alimentation industrielle et dans un environnement stressant de stimulations publicitaires agressives ? Ces dernières mériteraient au même titre, dans un futur immédiat, d’être elles aussi encadrées, restreintes, afin de limiter leurs effets psychologiques néfastes. Nul ne parle d’addiction audiovisuelle (les voix de ceux qui s’y risquent sont soigneusement étouffées) et pourtant ! L’hygiène alimentaire, l’économie de la vie doivent s’enseigner par le truchement de larges campagnes d’information et des programmes éducatifs au même titre que l’éducation civique, le droit à la santé ne pouvant se comprendre que par l’engagement personnel dans son maintien et son entretien. Plutôt que de faciliter la macdonalisation généralisée de nos mœurs alimentaires, mieux vaudrait revivifier une culture de la responsabilité individuelle et d’un certain art de vivre. Attitude qui concerne autant la personne elle-même dans sa dignité, que la collectivité devant faire face à ses devoirs de solidarité via des politiques sociales appropriées, en tout cas moins onéreuses a priori que la médecine curative.
Finalement…
La construction européenne ne doit pas se confondre avec la globalisation de nos sociétés et leur laminage économique, culturel et mémoriel. La première ne doit pas servir de couverture ou de paravent à la seconde comme ce fut le cas pour la plupart des ébauches de politiques communes ce dernier quart de siècle. Il faut savoir si nous voulons construire l’Europe ou si nous acceptons de nous fondre dans un espace économique international uniquement régit par l’OMC ? L’Union telle qu’on la construit aujourd’hui n’a d’autre vocation que de servir un Nouvel Ordre International dont on est sûr qu’il est loin d’avoir fait ses preuves ! Ce que nous voyons à l’œuvre, c’est la volonté d’intégrer, de normaliser les nations européennes afin de les plier aux standards du vaste espace libre-échangiste en formation sous couvert d’une utopique démocratie universelle, celle du règne de la marchandise et du mensonge permanent.
Jean-Michel Vernochet
Notes
1. James Burnham, L’ère des Organisateurs, Calmann-Lévy, 1947. Préface de Léon Blum.
2. « Réuni à St Petersbourg le 15 juillet, le G8, groupe informel sans aucun mandat international, se substitue de facto au Conseil de Sécurité, l’organe légitime de la Communauté des États. Ce nouveau directoire du monde intervient dans la crise non seulement en n’imposant aucun cessez-le-feu, mais mieux encore, en laissant le champ libre à l’offensive israélienne » Commentaire de Richard Labévière, rédacteur en chef à Radio France Internationale.
3. L’Europe de l’Énergie, par exemple, n’en est aujourd’hui qu’à ses premiers balbutiements et cela encore, sous la pression des événements. Ce qui montre à quel point l’indépendance, voire la survie économique de l’Union, reste le cadet des soucis des gens de Bruxelles.
4. Le Manifeste du parti communiste, publié en 1848, d’abord sous la seule signature de Karl Marx, puis avec le nom de Friedrich Engels, annonce la fin de l’histoire, laquelle devra coïncider avec la disparition de l’État. Thèse inspirée de celle du penseur allemand Hegel qui, lui, voyait l’aboutissement de l’histoire dans l’institution de l’État de droit (ici l’usage de la notion d’état de droit est anachronique, mais constitue un raccourci utile), accomplissement ne pouvant cependant s’atteindre qu’après une phase de tyrannie. Idée semblable chez Marx et Engels où le dépérissement de l’État est précédé de la dictature du prolétariat ! Selon un schéma analogue, l’américain Francis Fukuyama annonçait en 1989 la fin de l’histoire avec l’assomption de la démocratie universelle. Le nom de Fukuyama, membre du groupe de recherche néo-conservateur « Projet pour un nouveau siècle américain », est souvent associé à celui de Michael Ledeen, théoricien de l’accession au règne de la démocratie libérale par le truchement du « chaos constructif », l’anarchie étant dans ce cas le dernier avatar de la tyrannie hégélienne et de la dictature prolétarienne chère à Marx. Un chaos que l’on voit effectivement à l’œuvre au Proche-Orient, mais encore dans nos sociétés en proie à la mondialisation. Que ce soit pour cause de capitalisme d’État dans le système collectiviste des démocraties populaires, ou par la logique de concentration hyper capitalistique à échelle mondiale, le résultat est toujours le même : la disparition tendancielle des classes moyennes qu’accompagne une évolution visible vers une massification, une prolétarisation et une paupérisation générales.
5. Anecdote stendhalienne. Cet été 2006, une jeune biche orpheline avait trouvé refuge dans un pré normand au milieu d’un troupeau de vaches. Émus, la fermière titulaire des bovins et le voisinage se prirent d’affection pour l’animal. Or, l’administration responsable exigea l’abattage de la bête au motif qu’elle pourrait contaminer les animaux domestiques. De quelle épizootie susceptible de franchir la barrière interspécifique s’agissait-il ? Nul ne sait ! Tant et si bien que la population s’émut, signa une pétition, un vétérinaire dénonça la bêtise (et aussi la méchanceté abstruse) de la décision. La bureaucratie départementale dut reculer. Que ne laisse-t-on chacun libre et responsable, sans lui imposer un carcan d’interdits au nom d’un prétendu intérêt général bafoué à longueur de temps dans les domaines les plus vitaux ? Le pouvoir de nuisance de certaines administrations, décuplé aujourd’hui par celui des experts de la Commission, est incommensurable lorsqu’il s’applique à pourrir la vie des gens ordinaires. La capacité d’action ou de réaction est en contrepartie inexistante lorsqu’il s’agit de situations d’urgence ou de questions autrement vitales, telle que la cessation des guerres aux portes de l’Europe.
6. Aujourd’hui, la plupart des États européens ont délaissé la pratique citoyenne de la conscription. Seules la Suède, la Finlande et l’Allemagne l’ont maintenue. En France, le processus de suppression du Service national est enclenché dès janvier 1992 (loi Joxe) et passe dans les faits en 1997. La professionnalisation de l’armée, avec des moyens budgétaires de plus en plus restreints, marque la fin d’une politique de défense autonome (non immédiatement dépendante des alliances) et consacre du même coup l’un des abandons de souveraineté les plus lourds de conséquences.
7. Peut-être faudrait-il parler de l’État comme étant en situation de liquidation partielle ? L’État subsiste encore dans ces noyaux durs que sont l’inquisition fiscale et le quadrillage du pays par les forces de police ? Un quadrillage d’avantage conçu pour contenir toute éventuelle velléité de révolte de la part des indigènes, les Français « de souche », que pour contenir les débordements des banlieues et le développement des économies parallèles. Le chef d’État, grand voyageur représentant de « nos » intérêts commerciaux, ne serait dans ce cas qu’une sorte de syndic de faillite déguisé en vrp de luxe. Le bradage éhonté des grandes entreprises publiques, comme des fonds immobiliers et fonciers de l’armée, peut le laisser penser. Mais la liquidation du patrimoine industriel de la Nation ne permet pas de prendre la pleine mesure de la débâcle de la vénérable Maison France comme ces deux symboles en perdition que sont d’une part l’hôtel de la Monnaie laissé en déshérence (dans l’indifférence de son Ministère de tutelle, les Finances), et l’Imprimerie nationale, cédée au groupe américain Carlyle avec la dérisoire promesse de conserver les jardins et la statue de Gutenberg. Des ouvriers dépositaires de grands savoirs et des machines uniques envoyés au rebut, des collections dispersées, cela pour le montant dérisoire de 85 millions d’euros ! Tandis que des projets aussi pharaoniques qu’inaboutis engouffrent des milliards : Quai Branly, Grande Bibliothèque, Galerie de l’Évolution, Cité de La Villette… Disneyland où la foule visite une réplique de carton-pâte fortement inspirée nous dit-on, des Riches heures du Duc de Berry, et ce, pendant que les châteaux de la Loire, eux, se délabrent chaque jour un peu plus.
8. L’Europe commence à se pencher timidement sur l’évaluation des quelque cent mille molécules de synthèses avec lesquelles le vivant doit aujourd’hui cohabiter. Souvent pour le pire puisque seulement quelques milliers d’entre elles dont la dangerosité est connue (implications établies dans la carcinogenèse) font actuellement l’objet d’un programme de recherches avancées. Bien que l’alerte soit donnée, notamment par une baisse tendancielle de la fécondité humaine (de la spermatogenèse chez les hommes), aucun programme prioritaire n’est lancé au niveau communautaire, ce qui devrait être pourtant la première vocation d’une Union qui se préoccupe plus, actuellement, de « valeurs » et d’effets d’appel que d’une véritable préservation et pérennisation de la vie. En contrepartie, l’Union sait fort bien engager des croisades néopuritaines contre le tabac, l’alcool, autant d’arbres destinés à cacher la forêt des métaux lourds qui infestent nos aliments (notamment les poissons) et des pesticides organophosphorés d’origine agricole que nous respirons jusqu’au cœur des villes sous forme d’aérosols.
9. L’affaire du Gaucho et du Régent, insecticides utilisés principalement sur les cultures de maïs et de tournesol et produits par Bayer pour le premier et par BASF pour le second, est particulièrement révélatrice. Aujourd’hui objet d’un moratoire, les deux produits phytosanitaires ont été apparemment l’une des causes majeures de la disparition de 30 à 50% des pollinisateurs domestiques, les abeilles. Nul n’a en effet jugé utile d’effectuer des études d’impact sur les populations sauvages avant d’attribuer les autorisations de mise sur le marché des pesticides. La mortalité des abeilles est actuellement chaque été d’environ 40% ; or celles-ci assurent la pollinisation de près de 80% des espèces florifères. La France en 1995 produisait encore 40 000 tonnes de miel contre moins de 25 000 en 2006 ; dorénavant, près de 16 000 tonnes de miel sont importées chaque année. La seule diminution du nombre des pollinisateurs affecte de fait toute la chaîne du vivant. La mort d’une part considérable des essaims d’abeilles domestiques a constitué le signal d’alarme et a contraint les services publics, sous la pression des éleveurs, à des prises de décision impensables autrement. Pensons également dans ce cas de figure, à l’affaire du sang contaminé. Notons que les pouvoirs publics n’agissent, n’assument leurs responsabilités, le plus généralement, que sous la pression de la rue.
10. Stimuler la consommation par des prix qui contraignent les producteurs à s’aligner par le bas sur les normes industrielles les plus contestables est une forme de démagogie particulièrement dangereuse. Une vérité des prix retrouvée (laquelle n’est pas incompatible avec des prix de vente relativement bas, comme le prouve le commerce équitable où seules les marges bénéficiaires des intermédiaires sont plus restreintes), devrait s’accompagner d’une mise sur le marché de produits sains et doués d’indispensables qualités organoleptiques, tout en garantissant des revenus et des conditions de vie décentes aux producteurs. Cela remet bien sûr en cause la religion du profit et de son corollaire, le productivisme débridé.
11. Les exportations intercontinentales introduisent de nouveaux paramètres en matière de sécurité relatifs à la production, à la conservation et au transport des aliments. La production exige une surveillance effective en matière de norme de production (résidus de pesticides pour les végétaux ou traitements antibiotiques et hormonaux pour les animaux). De même pour les techniques de conservation, apparemment maîtrisées mais dont nul ne connaît les effets cumulés à terme : par exemple, outre les moyens chimiques classiques (antioxydants, antibiotiques, acides), la surgélation (refroidissement brutal à -40° Celsius), la stérilisation à haute température (120° Celsius) et l’irradiation des aliments, la conservation dans le gaz (so2) permet, dans ce dernier cas, d’acheminer en Europe des carcasses de moutons néo-zélandais avec des durées excédant 90 jours ! Or, quel est l’intérêt de faire venir de l’autre bout de la planète des produits et denrées qui sont déjà produits sur place ? La logique économique (celle du rendement financier) n’a rien à voir avec le bon sens utile. Peut-être faudrait-il réinventer pour l’élevage, le veau-sous-la-mère, supprimer les farines (même non animales), l’alimentation granulée et renvoyer les bêtes paître l’herbe des champs ? Autrement dit bannir l’élevage en stabulation, en batterie, hors-sol et toute autre méthode du même acabit.
12. Le 30 novembre 2006 l’Institut National de Veille Sanitaire a rendu public un rapport accablant sur la relation entre certaines épidémies de cancers et la proximité d’incinérateurs industriels d’ordures ménagères. Sujet sur lequel l’Europe devrait au minimum se pencher d’urgence : remise en cause des traitements par incinération et réduction draconienne de la production de déchets, par la réduction entre autres du nombre d’emballages non biodégradables des produits et denrées, conditionnements aussi dispendieux qu’inutiles. Les effets morbides avérés des effluents sont liés à la présence non seulement de dioxine, mais aussi de nombreuses substances dont beaucoup ne font l’objet d’aucune évaluation : 20 composés seulement pour les rejets atmosphériques ont été jusqu’à présent retenus dans les normes parmi lesquels 12 métaux lourds comme le mercure, le plomb, l’arsenic et le cadmium. De nombreux autres polluants se retrouvent dans les résidus solides et liquides de l’incinération (mâchefers, résidus des fumées d’incinération, rejets liquides de traitements) qui ne font généralement pas l’objet de traitements ultérieurs spécifiques ni d’évaluation précise de risques et en fin de chaîne se retrouvent d’une façon ou d’une autre dans l’environnement.
13. Hermann de Keyserling, Le monde qui naît, Paris, 1927
14. Des instances onusiennes ont établi il y a quelques années que l’Union, afin de combler son effondrement démographique et le vieillissement de ses populations, devra tôt ou tard ouvrir largement ses frontières à l’immigration. Pourtant, l’Espagne, qui a régularisé 700 000 clandestins entre février et mai 2005 sous le gouvernement socialiste de M. Zapatero, a découvert un peu tard qu’elle avait créé un appel d’air et stimulé une immigration sauvage. Les pitoyables candidats à l’Eldorado européen (24 000 en 2006),tentent de rejoindre les îles Canaries dans des embarcations de fortune. D’autres affrontent de la même façon le détroit de Gibraltar ou essayent d’atteindre l’île italienne de Lampedusa, 23 000 en 2006. Ces migrations par voie maritime renvoient étrangement au livre visionnaire Le camp des Saints que publia Jean Raspail en 1974 ; elles donnent également l’occasion à certains chefs d’État africains d’exercer un chantage à l’encontre de l’Union, comme le Libyen Kadhafi qui demandait aux instances européennes, à l’automne 2006, la modique somme de 10 milliards de dollars par an pour bloquer l’émigration à partir de ses côtes ! En juillet 2006, le gouvernement socialiste de Romano Prodi, marchant sur les pas de M. Zapatero, annonçait à son tour la régularisation de 350 000 migrants au grand dam des autres États-membres de la zone de libre circulation dit de l’espace Schengen. En particulier, la Hollande et l’Allemagne, qui doivent supporter l’inconséquence de ces mesures, les migrants régularisés pouvant dès lors circuler librement au sein de l’Union. Ce qui sur le fond ne change pas grand-chose, l’espace Schengen étant de toutes manières une passoire bien que « l’Europe n’ait cependant pas vocation à accueillir toute la misère du monde » pour paraphraser l’ex-Premier ministre socialiste Michel Rocard à propos de la France de 1990. En 2005, des experts ont évalué à un seuil de 36 milliards d’euros le « coût supplémentaire » annuel de l’immigration en France, soit 80% du déficit public ou encore 13,5% des dépenses de l’État. Des estimations fiables établissent à un minimum de 200 000 le nombre de migrants entrant clandestinement en France chaque année… chiffre qui vient s’ajouter aux 250 000 immigrants s’établissant chaque année légalement en France.
15. Le Titan Épiméthée, l’imprévoyant, est le frère de Prométhée qui donna la vie puis le feu aux hommes et pour cela fut puni par Zeus. Afin de punir également les hommes pour le vol du feu céleste, Zeus créa Pandore. Façonnée dans de l’argile par Héphaïstos, le dieu forgeron, Athéna lui insuffla le souffle de vie et la vêtit ; Aphrodite lui conféra la beauté et Hermès lui enseigna le mensonge. Zeus offrit alors la main de Pandore à Épiméhée qui l’accepta bien qu’il eût fait serment à son frère de ne recevoir aucun présent des Dieux. On connaît la suite. Pandore ouvrit la boîte fatidique d’où s’échappèrent tous les maux frappant l’humanité.
16. Le mésusage des techniques vaut aussi bien pour l’automobile que pour les tronçonneuses ou encore pour l’ensemble des extraordinaires moyens techniques que la modernité met à notre disposition, lesquels sont comme la langue d’Ésope, le meilleur et/ou le pire selon l’usage qui en est fait. On comprend mieux pourquoi le lamaïsme tibétain avait interdit la roue, les poutres du Potala ayant été transportées à dos d’homme sur des centaines de lieues ; ou encore, pourquoi le pouvoir shogunal dans le Japon féodal gardait jalousement secrète la technique des armes à feu importées d’Occident.
17. La Convention de Bâle de 1989 relative au contrôle des mouvements transfrontaliers de déchets dangereux, entrée en vigueur en 1992 et amendée en 1995 sur proposition du G-7 plus la Chine, a montré ses limites avec l’affaire en août 2006, des 580 t de résidus pétroliers toxiques déversés sur une douzaine de sites dans le périmètre urbain d’Abidjan. Affaire qui fit officiellement 8 morts. Déchets industriels nocifs dont on se débarrasse à bon compte dans des pays à moindre revenu. Les barges surchargées de déchets qui tournaient autour du globe dans les années 80 en attendant de trouver un port d’accueil, souvent africain, ne sont peut-être que faussement de l’histoire ancienne, en tout cas elles ne doivent pas occulter le fait que la question des dépôts transfrontaliers de déchets industriels est aussi un problème européen. L’hébergement des déchets est devenu une composante économique à part entière, notamment pour certains membres désargentés de l’Union. Ainsi les déchets allemands avaient pris l’habitude de franchir nuitamment et clandestinement les frontières de la Tchéquie où ils étaient déversés parfois sur de simples champs loués pour la circonstance. Le pot au rose découvert, l’Allemagne dut rapatrier officiellement 100 tonnes de déchets déversés en Bohême mais ce sont quelque 15 000 tonnes de déchets domestiques et industriels allemands non recyclables qui avaient été abandonnés dans des fermes et des bâtiments vides de la République tchèque ! Idem en France où le département de la Meuse est devenu une destination privilégiée pour l’exportation des ordures ménagères allemandes, par ailleurs interdite par arrêté préfectoral dans le département de la Moselle ; le parquet de Chaumont (Haute-Marne) a eu également à instruire une affaire de déchets médicaux allemands importés frauduleusement et déposés à la décharge d’Artemare, dans l’Ain. Un commerce douteux mais lucratif, actif de longue date puisque déjà en 1988, une usine de Limay avait accepté le traitement de 720 t de déchets dangereux refoulés par la Turquie après plusieurs autres pays européens dont la Belgique et le Royaume-Uni. Aujourd’hui en Italie, ce secteur très lucratif a été pris en main par la Camorra napolitaine, c’est tout dire !
18. Maladie non éradiquée à ce jour, qui couve à bas bruit dans le silence médiatique (la période d’incubation, en l’état actuel de nos connaissances, serait de 10 à 30 ans) et dont les ravages réels ont été escamotés par d’habiles et habituelles manipulations statistiques qui là, reconnaissons-le, atteignent des sommets dans l’opacité. Notons à ce propos une vraisemblable explosion du nombre de cas de la maladie de Creutzfeld dans les années qui suivirent l’apparition de l’ESB, évidemment sans relation de cause à effet ! Une étude réalisée en 1993 aurait fait état d’un millier de cas recensés de la variante humaine entre 1992 et 2002, au lieu d’une quinzaine annuellement avant la survenue de l’ESB.
19. Concentrations de plusieurs millions d’êtres humains (9 pour Kinshasa dans des conditions sanitaires précaires) résultant d’une expansion démographique explosive et du passage en quelques décennies d’une économie de subsistance à des économies de rentes soumises aux fluctuations spéculatives du cours des matières premières, cause décisive d’un exode rural massif. Sans mentionner l’endettement chronique de ces pays qui interdit tout décollage.
20. En Chine, capitalisme et socialisme opèrent une jonction harmonieuse dans la barbarie : l’élevage industriel concentrationnaire se complète d’élevages familiaux et semi-indutriels de chiens et de chats pour la consommation de viande et l’exportation de fourrures. 2 millions d’animaux sont ainsi abattus chaque année (le plus souvent dans d’atroces conditions, écorchés vifs) pour alimenter le marché canadien et européen via l’Italie qui utilise notamment les peaux et les fourrures de chiens dans les doublures et pour la décoration et l’isolation des chaussures et bottes de ski ! Sous la pression des amis des animaux, et devant l’imminence d’un scandale, la Commission européenne s’est finalement décidée à proposer, le 20 novembre 2006, d’interdire le commerce de fourrure de chat et de chien au sein de l’Union mais elle n’interdit cependant pas sur son territoire les fermes d’élevage de renards et visons utilisés pour les manteaux de fourrure, dont les méthodes cruelles ont été épinglées par une enquête. L’Europe n’est cependant pas non plus indemne des nouvelles formes de sauvagerie post-industrielles : simple exemple parmi beaucoup d’autres, elle n’a pas su trancher définitivement sur la question des filets dérivants et autres chaluts pélagiques qui continuent à décimer les populations de delphinidés. Pire, l’Union laisse se perpétuer les massacres de dauphins globicéphales aux Îles Féroé situées entre l’Ecosse et l’Islande ; orgies de sang comparables aux tueries rituelles japonaises d’Izi au sud de Tokyo et de l’île d’Iki, ou encore aux abattages massifs du Sénégal, du Pérou… L’Europe s’illustre également dans le mépris du vivant et des espèces évoluées en laissant la Norvège, à l’imitation de l’Islande et du Japon, reprendre la chasse à la baleine, laquelle n’a évidemment plus aucune justification économique, scientifique ou autre.
21. Dès lors que la démographie planétaire s’emballe, le productivisme et l’inféodation du secteur agricole au machinisme industriel, à la chimie lourde, aux souches transgéniques semblent s’imposer… jusqu’à la limite de rupture : baisse des rendements, épuisement des sols, désertification, empoisonnement de la nappe phréatique, pollution générale et consommation énergétique décuplée du fait de la production à grande échelle des intrants (engrais et produits phytosanitaires) et de l’alimentation animale artificielle (farines). À titre d’exemple, la production d’un kilo de viande industrielle de veau représente, en équivalent pétrole, un trajet automobile de 220 km ! L’agneau : 180 km, le bœuf : 70 km et le porc : 30 km ! La population mondiale augmentant sans cesse (6,5 milliards dont 750 millions de moins de 17 ans sur le seul continent africain), elle n’a de cesse de s’industrialiser et d’aligner ses modes de consommation sur ceux de l’hémisphère nord. Avec l’augmentation de la demande, l’offre suit : 17 milliards de poulets, 1,8 milliards de moutons et de chèvres, 1,4 milliard de bovins, 1 milliard de cochons et 1 milliard de canards, etc. Sachant en outre que 18 kg de protéines végétales sont nécessaires pour fabriquer 1 kg de viande de bœuf « forcé », la production destinée à satisfaire ces besoins exige par contrecoup des surfaces cultivées de plus en plus vastes et une surcharge d’intrants chimiques : 29 % de la surface terrestre sont ainsi dévolus aux pâturages et aux cultures fourragères. Notons que la pratique de l’engraissage chimique des pâtures (prés) se répand actuellement dans l’Union. La forêt amazonienne, l’un des poumons de la planète disparaît. L’exploitation intensive de la terre et du bois s’est traduite par une déforestation massive en Amérique latine : sur 998 millions d’hectares de forêts en 1970, ils n’en restaient que 913 en 1994, soit 60% des coupes sur l’ensemble de la planète. La destruction de la floresta amazonica se poursuit au rythme de 5,8 millions d’hectares par an, particulièrement au Brésil qui assurait 8% des exportations mondiales de bois dur en 1995. Aujourd’hui, la grande selve amazonienne est progressivement remplacée par la culture du soja destinée à l’alimentation animale. Soja qui occupe plus de 40 millions d’hectares au Brésil, en Argentine, au Paraguay et en Bolivie, essentiellement au profit des bovins européens et chinois par la filière de l’industrie du tourteau. Secteur relevant de cette économie financiarisée conçue pour dégager de substantielles plus-values avec un retour sur investissement allant jusqu’à 50% l’an ! Les forêts rasées puis les terres épuisées, les capitaux s’envoleront alors vers d’autres secteurs à hauts rendements susceptibles d’être pillés à leur tour ! L’humanité est ainsi en train de dévorer tout à la fois la forêt et la planète, comme le firent jadis, on le suppose, les Pascuans isolés au milieu du Pacifique.
22. Cette pandémie fit, de 1918 à 1920, environ une quarantaine de millions de morts sur l’ensemble de la planète.
23. Pendant la crise dite de la « vache folle », alors même que les services de veille sanitaire s’interrogeaient en Grande-Bretagne sur la possible apparition d’une nouvelle variante de la tremblante issue de l’ESB, un éventuel abattage massif des ovins commençait déjà à être discuté. Une opportune flambée de fièvre aphteuse conduisit à une élimination extensive de ce cheptel qui aurait pu en fait avoir été contaminé (mais le secret restera bien gardé) par une nouvelle variante transmissible de la tremblante du mouton, une encéphalopathie spongiforme connue depuis deux siècles. En juin 2001, pour 1.700 foyers aphteux identifiés, plus de 3 millions d’animaux avaient été abattus. Le coût total de l’épizootie s’élevait alors à plus de 50 milliards de francs, dont 12 milliards de compensations versées aux éleveurs.
24. Les OGM, organismes génétiquement modifiés, sont supposés améliorer la qualité des végétaux, notamment les céréales, et leur conférer certaines propriétés telle la résistance aux herbicides. D’où leur intérêt pour l’industrie agroalimentaire. Toutefois, d’indéniables risques de pollutions génétiques indésirables pour le milieu naturel existent, et rien ne prouve à terme leur innocuité sur la santé humaine (capacités allergènes et résistance aux antibiotiques). La coexistence de deux filières distinctes, avec et sans OGM, est l’option retenue par les autorités françaises et européennes. Dans la mesure où, cependant, l’Union ne dispose en cas de crise majeure (comme un conflit régional au Proche-Orient) que de moins d’un mois de réserves en céréales pour satisfaire aux besoins des 459 millions de consommateurs que compte l’Europe des 25. Situation plus qu’inquiétante, compte tenu de la dépendance européenne croissante à l’égard des semenciers nord-américains. Dépendance aggravée par la mise au point de semences stériles dites « Terminator » ; un pactole pour les multinationales du secteur, les agriculteurs devant obligatoirement racheter à chaque récolte de nouvelles semences. Commercialisées depuis 2005, les semences brevetées sous l’appellation « Technology Protection System » en mars 1998 conjointement par Delta & Pine Land Co (Mississippi) et par le ministère américain de l’Agriculture, celles-ci ne permettent, bien entendu, ni d’augmenter les rendements, ni d’améliorer la valeur nutritionnelle des produits. Ainsi, en l’état d’avancement des biotechniques agronomiques, tout laisse supposer que le passage aux OGM est déjà programmé, d’autant que le nombre de producteurs diminue et que le démantèlement de la PAC, politique agricole commune, est à l’ordre du jour. Or, il s’agit de la seule politique véritablement intégrée de l’Union. Chacun sait que les agriculteurs européens supportent en général des coûts de production élevés et ont déjà beaucoup de mal à résister à l’ouverture partielle des marchés. L’agriculture des apprentis-sorciers est par conséquent déjà en marche au mépris du sacro-saint principe de précaution par ailleurs invoqué à tort et à travers. Environ 66% des OGM sont produits aux États-Unis, 23% en Argentine, 6% au Canada et 4% en Chine.
25. L’Europe immédiate, doit, quant à elle, se préoccuper d’harmoniser ses réglementations en matières de sécurité alimentaire : production et chaînes de traitement, de transformation et de conditionnements des produits et denrées avec suffisamment de bon sens pour ne pas imposer des normes ubuesques et inutilement tyranniques à l’artisanat, lequel ne présente de risques que très limités par rapport à ceux de la production et de la commercialisation de masse. Il faut une politique volontariste en matière d’étiquetages lisibles, complets et non trompeurs, garantissant une information claire et nette des consommateurs sur l’origine, les filières (traçabilité), la qualité, les traitements et la composition des produits achetés ; l’Union et les États doivent assurer la plénitude du libre-choix dans la consommation de produits eux-mêmes soumis à des seuils qualitatifs de garantie sanitaire. À ce titre, l’Europe ne se conçoit que via une bataille victorieuse pour l’information. Sans information suffisante, point d’authentique liberté.
26. Les fleuves n’ont pas de frontières : les inondations des affluents du Danube trouvent leur cause en amont, dans le remembrement des terres, la mécanisation agricole, la déforestation ; de même les sécheresses aggravées par la surexploitation forestière (en France l’Office national des forêts n’est pas le conservateur d’un patrimoine inestimable, mais un Établissement commercial et industriel dont la mission est de participer à éponger la dette publique en bradant nos forêts, dont les hêtres, nos châteaux d’eau naturels, vendus à la Chine) ; la pollution des eaux (et de l’air) par les molécules de synthèses (pesticides, organophosphorés) et les métaux lourds ne connaît pas non plus les limites administratives. À l’arrivée dans les mers, les polluants dilués dans les eaux fluviales se concentrent en remontant la chaîne alimentaire. La situation est largement préoccupante en mer Baltique, poubelle pour les déchets nucléaires de l’ex-Union soviétique, en Mer Noire et Méditerranée, mais également dans le Golfe de Gascogne, la Manche et la Mer du Nord, partout où nous nous baignons et où nous pêchons.
27. En vérité, les grands dérégulateurs pour les autres que sont l’Amérique du Nord et la Chine, ne pratiquent que des politiques unilatérales, sans réciprocité obligatoire et savent user quand il le faut d’un protectionnisme sans fard et sans honte. Le Cifus (Committee on Foreign Investments in the United States) permet depuis 1988 au Président des États-Unis de bloquer les projets d’investissement pouvant avoir une incidence sur « la sécurité nationale ». C’est ainsi qu’en mars 2006, la Dubaï Ports World qui devait assurer la gestion de six ports américains dont celui de New York, a dû renoncer à cette opération. Le 1er janvier 2004, l’Alena (Accord de libre-échange nord-américain entre les États-Unis, le Canada et le Mexique) fêtait son dixième anniversaire ; or, il est imputé à cet accord la disparition de quelque 900 000 emplois aux États-Unis. Les États-Unis auraient perdu au total près de 3 millions d’emplois ces dernières années du fait des délocalisations. Aujourd’hui, le déficit des comptes courants (800 milliards de dollars en 2005, soit 6,5 % du PIB) justifierait pour beaucoup de décideurs nord-américains une fermeture des frontières. En août 2005, la Chine a dû renoncer au rachat de la neuvième compagnie pétrolière américaine Unocal, cela bien que la compagnie chinoise CNOOC ait proposé 1 milliard de dollars de plus que son concurrent l’Américain Chevron Texaco.`
28. Mangeons-nous trop de produits carnés ? Depuis 1945, la consommation mondiale a été multipliée par 5. Au cours de la dernière décennie, un milliard et demi de Chinois ont multiplié par 4 leur consommation de viande et un milliard d’Indiens (dont une majorité hindouiste reste cependant végétarienne) l’a doublée. Les 1,8 milliard de moutons et de chèvres, 1,4 milliard de bovins, 1 milliard de cochons déjà mentionnés participent non seulement à la dissémination de nouvelles morbidités, mais constituent aussi par leurs déjections un défi à part entière : la Bretagne en raison des lisiers de porcs n’a plus d’autres ressources en eau que de surface ; la Hollande s’enfonce littéralement sous le poids de l’accumulation de ces mêmes lisiers ; le milliard et demi de ruminants domestiques rejettent également d’invraisemblables quantités d’un gaz à effet de serre, le méthane, dont les émissions sont estimées à 2 milliards de mètres cubes par an, soit environ160 millions de tonnes.