Eurotunnel, Europe et crédibilité institutionnelle

par Isabelle Debergue
jeudi 3 août 2006

La crise permanente d’Eurotunnel est aussi celle de ce l’on appelle pudiquement la « construction européenne ». Avec la course au dumping social des années récentes, elle contribue à mettre à mort le mythe d’une Europe protectrice des citoyens. Elle dévoile les effets pervers d’un système où le conditionnement idéologique se substitue au minimum raisonnable de garanties. Des responsabilités que les institutions devraient assumer dans la transparence, mais qu’elles éludent sciemment par des solutions de facilité.

Le mercredi 2 août, le Tribunal de Commerce de Paris a finalement accepté de lancer une procédure de sauvegarde pour le groupe Eurotunnel. Une procédure considérée par des spécialistes comme tendant à assouplir les licenciements. Il paraît évident que ça se présente très mal, même si un communiqué d’Eurotunnel a immédiatement salué cette décision. Tout comme La Tribune, qui s’en félicite avec le commentaire : "... il y aura des sacrifices et (...) chacun devra en prendre sa - juste ? - part". Bonne question : qui devra payer les pots cassés, et la "solution" sera-t-elle juste ?

Il y a un an, le 15 juin 2005, la CGT réclamait : "une intervention des pouvoirs publics pour que le pillage organisé autour de ce grand équipement public cesse" et ajoutait : "Si l’on n’arrête pas cette curée financière, ce sont plusieurs milliers d’emplois qui sont menacés. Pour la CGT, "l’argent des actionnaires initiaux mais aussi le produit du travail des salariés d’Eurotunnel" avaient été "détournés". Le centrale syndicale constatait que "les ressources dégagées de l’activité Eurotunnel servent avant tout à rembourser les intérêts de la dette", interdisant "tout développement de la société". Elle estimait que "cette situation peut conduire à la faillite de l’entreprise dans un horizon proche". Je ne trouve pas, sur le site de la CGT, des communiqués plus récents concernant Eurotunnel.

Dans un article du 13 juillet dernier, L’Humanité avait écrit : "Douze ans après l’inauguration en fanfare du tunnel sous la Manche par le président de la République François Mitterrand et la reine d’Angleterre Elisabeth II, le vieux rêve de liaison transmanche est en train de virer au fiasco financier." Mais, à différence du juriste cité plus haut, l’auteur de l’article se bornait à écrire à propos de la procédure de sauvegarde : "Ce dispositif, nouvellement créé, permet de placer l’entreprise sous la protection du tribunal de commerce et de nommer un juge médiateur chargé dans un délai de six mois, renouvelable une fois, de concilier la société et ses créanciers". Concilier qui, exactement, et pour quoi faire ?

De son côté, LCI a annoncé mercredi la nouvelle avec le titre : "Eurotunnel sauvé par la justice", écrivant notamment : "Si les intervenants parviennent à s’entendre et si les juges estiment que l’entreprise est "sauvable", un plan de sauvegarde est mis en place et il a dix ans maximum pour porter ses fruits. Ce dispositif s’inspire de la loi sur les faillites américaine qui a permis à des groupes comme la compagnie aérienne United Airlines de se restructurer en évitant une faillite et de continuer à fonctionner malgré ses déboires financiers". Mais il aurait fallu préciser comment United Airlines a "résolu son problème" : notamment, par des dizaines de milliers de licenciements.

Le 2 août, Le Monde rappelait que "quelle que soit la suite du feuilleton judiciaire, le tunnel continuera à fonctionner normalement, étant lui-même déclaré d’intérêt public et propriété des Etats français et britannique. Eurotunnel emploie 2.300 personnes et compte environ 800.000 actionnaires en France". Il se faisait écho d’une déclaration du président de l’ADACTE (Association de Défense des Actionnaires d’Eurotunnel) : "Pourquoi l’Etat est-il intervenu pour « sauver Suez », un groupe privé, et ne fait rien pour Eurotunnel, qui est quand même un ouvrage stratégique pour la France ? ". Dans un communiqué du 21 juin dernier, l’ADACTE a considéré "scandaleux que les entreprises et banquiers étrangers récupèrent et profitent de cet ouvrage pour une somme dérisoire alors que l’actionnaire, en répondant aux trois appels de fonds de 1987 - 1990 - 1994 , a apporté entre 6 et 7 Milliards d’euros sur lesquels il a perdu plus de 95 % de son investissement (en francs constants)". Malheureusement, la réponse à ce cri de colère de l’ADACTE réside sans doute dans la constatation de l’article du Monde que fait également une dépêche AFP. A savoir, que même si des salariés perdent leur emploi et des "petits actionnaires" sont ruinés, le tunnel restera inamovible, paré de ses oripeaux d’intérêt public, et continuera à fonctionner malgré tous les drames personnels que sa triste histoire aura générés.

Les victimes de cette lamentable affaire ont incontestablement de quoi se plaindre. Car, l’intérêt public consisterait-il à laisser ruiner de la sorte des honnêtes gens ? L’article de La Tribune évoque la perspective d’un "grand soulagement ... des gouvernements britannique et surtout français qui n’auront plus à redouter d’être pris à témoin ou sollicités d’intervenir dans une société privée dans laquelle ils se sont, par traité, interdit d’ingérence". Mais dans ce cas, vers qui devront se tourner ceux qui auront perdu leur épargne ou leur emploi ? Rappelons que l’action Eurotunnel avait été introduite à la Bourse de Paris fin 1987, à l’occasion d’une augmentation de capital ouverte au public portant sur un total de 7.7 milliards de francs. Sa valeur initiale de 35 francs était tombée à 27 mais, par la suite, l’action avait atteint un pic historique de 128 francs (un peu moins de 20 euros) en mai 1989. Pourtant, à l’automne 2005, l’action cotait entre 25 et 30 centimes d’Euro avant de remonter quelque peu (autour de 45 centimes) en 2006. Le dernier jour de sa cotation en bourse, le 12 mai 2006, il y a eu plus de 12 millions d’ordres d’achat à un taux autour de 29 centimes, et moins d’un million d’ordres de vente. C’est dire l’incroyable décalage entre la propagande initiale des banques ou les encouragements institutionnels de l’époque, d’une part, et la réalité de l’opération Eurotunnel, de l’autre. 20 ans d’histoire très amers pour ceux qui y avaient cru.

On peut lire dans un historique récent qu’une étude "menée en 1984 par un groupe de banques britanniques et françaises" avait « démontré » la viabilité du projet Eurotunnel. Les dernier guillemets sont de l’auteur de l’historique, et pour cause. Car une plus grande prudence aurait sans doute dû être de mise, vu les antécédents. Une première tentative de creuser un tunnel sous la manche avait eu lieu en 1876-83. La deuxième était toute fraîche : commencés en 1973, les travaux avaient été abandonnés suite à une décision de Harold Wilson "pour des raisons économiques". Mais dans les années 1980, le choix a été fait de désengager les Etats de toute réelle responsabilité. Ce qui, avec la cotation en bourse ultérieure de l’action, revenait à rejeter les risques les plus graves sur les petits investisseurs. Pour la plupart, des épargnants. Quels que soient les déboires de ces derniers, l’histoire allait cette fois-ci "suivre son cours". D’ailleurs, dès 2005, en plein effondrement de l’action Eurotunnel, l’idée d’un deuxième tunnel sous la Manche était envisagée par les deux gouvernements.

Outre les rapports techniques du genre n’y-vois-que-du-feu, plus la publicité des banques auprès de leurs clients, la propagande institutionnelle générale... il y a eu un important facteur idéologique : la deuxième moitié des années 1980 a marqué le début de la montée en force et en prestige des institutions européennes. La convention de Schengen avait été signée en juin 1985. La Communauté Economique Européene s’était renforcée par les adhésions de la Grèce en 1981 et de l’Espagne et du Portugal en 1986. En 1986 avait été signé l’Acte unique européen, etc... Ce que ne manquait pas d’évoquer le nom même d’Eurotunnel faisant allusion à une voie de transport terrestre, non pas entre la Grande-Bretagne et la France, mais entre la première et l’Europe continentale. Telle était l’incantation politique de l’opération Eurotunnel, avec une évidente caution tacite des institutions françaises et européennes, auprès des petits épargnants qui ne s’en sont pas méfiés. La "construction européenne", ça ne pouvait pas rater. L’Europe, c’était trop sérieux...

Mais à présent, "personne" n’y est pour rien. Les banquiers sont des pauvres créanciers malheureux. Les Etats britannique et français "n’ont pas le droit d’intervenir". Quant aux institutions européennes, "ça n’a jamais été de leur ressort". Les gestionnaires d’Eurotunnel "ont fait ce qu’ils ont pu"... Serait-ce encore la faute aux petits actionnaires et aux salariés ? De toute façon, ce n’est pas eux qui rédigeront les manuels d’histoire officiels. L’humanité, c’est bien connu, va toujours de l’avant.


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