Exercices de comptabilité
par Michel Koutouzis
mardi 10 janvier 2012
C’est plié : les grecs sont fainéants, dépensiers, roublards, trichent avec le fisc (d’autres disent qu’il s’agit d’un sport national), ont des dirigeants corrompus, et « refusent », comme dit leur premier ministre imposé par la Troïka, « d’assumer la réalité ». En conséquence leur pays est en faillite et leur dette frise les 252 % du PIB. Les britanniques sont travailleurs, paient leurs impôts et possèdent, en La City, une machine à faire du fric, qu’il pleuve ou qu’il neige. En conséquence, leur dette ne représente que le double de la dette grecque, 436% de leur PIB, une broutille selon les économistes fustigeant le laxisme grec. Les grecs doivent la somme faramineuse de 38 000 euros par habitant, c’est un scandale indélébile jusqu’à la fin des temps pour eux. Mais pas pour les américains qui en doivent autant. Les allemands, travailleurs, disciplinés, ordonnés et préventifs ne sont qu’à 51 000 euros par habitant ; quand aux français, ils doivent carrément le double des grecs (66 500 par habitant pour être exact). Les espagnols, qui cumulent dette souveraine et dette privée doivent moins que les français et les allemands (41 000 /habitant). Tandis que les japonais, qui n’ont plus leur triple A depuis une éternité ne doivent presque rien : un peu mois de 16 000 euros/habitant. La dette souveraine américaine représente un peu plus que 100% de leur PIB : 10,9 mille milliards (on oublie les zéros à partir de là) et les britanniques doivent 1.700 milliards. Les grecs ne doivent « que » moins de 400 milliards, mais avant la fameuse crise (et l’augmentation faramineuse des intérêts) leur ardoise marquait un « raisonnable » 180 milliards. En toute logique, la levée de fonds à 6-9% (et même plus) pour payer les intérêts d’emprunts contractés avec 2-3 %, a multiplié la dette de plus de 100 %. En conséquence, on prête à la Grèce 100 milliards aujourd’hui, alors que cinquante auraient amplement suffit il y a trois ans ou même au tout début de la « crise » de sa dette souveraine. D’autant plus qu’il s’agit désormais d’honorer des emprunts qui ont vu leur intérêt augmenter de 300-400 %, et que le pays ne peut plus emprunter. En conséquence, UE et FMI (troïka) négocient (avec comme contrepartie la nécrose de l’économie grecque et la paupérisation de la société grecque) une aide de 100 pour honorer une de cinquante qui se trouve être à présent de 180. Les 80 restant, en échéance, deviendront 220.
A qui donc la Grèce doit-elle ? Aux banques françaises (près de 42 milliards), allemandes (16 milliards), britanniques (10 milliards), américaines (6 milliards) mais aussi portugaises (7,5 milliards) et italiennes (3 milliards). Faites donc le compte à la louche : plus ou moins 86 milliards. Ajoutez une centaine de milliards de fonds spéculatifs antes la crise, dont la plus grande partie sont le fait de la Lehman Brothers (et de Merrill Lynch) et vous avez, gonflée, la réalité non comptable de la dette grecque, intérêt plus capital (mais le capital, tout le monde s’en fout). Inutile par ailleurs de souligner qu’en 2008 les deux institutions financières précitées étaient l’une en faillite et l’autre à vendre. Inutile aussi de souligner que le « sauvetage » de ces deux institutions - pourtant largement condamnées par plusieurs tribunaux fédéraux - a couté au département du trésor américain quatre fois le dette grecque, près de 700 milliards du « premier plan Paulson » (celui-là même qui avait décidé de la faillite de Lehman Brothers) mais comme à l’époque le trésor signait des chèques sans mentionner le montant, on ne sait toujours pas la somme exacte). On appelle cette folie inflationniste de la dette « la réalité du marché », celle-là même que le premier ministre grec utilise pour imposer aux grecs, déjà à bout, l’oubli tout acquis social, de toute perspective de « croissance », bref, de tout espoir d’une vie meilleure. C’est rationnel, cohérent et limpide. D’après la cheftaine du FMI (celle qui, 10 mois après la crise financière de 2008, alors ministre de l’économie, « voyait » la fin de la crise toute proche) tout cela n’est pourtant pas suffisant : il faut encore plus de rigueur, il faut une nouvelle aide massive, il faut un nouvel abandon des créances, sinon la Grèce devra, ruinée, sortir de l’Euro. Les patrons des fonds spéculatifs qui ont créé la crise des dettes souveraines et spéculent sur la fin de l’Euro n’auraient pas rêvé de meilleur porte-parole. En effet, la Grèce peut sortir de l’Euro (qu’elle n’aurait pas du intégrer de toutes façons) mais l’Europe peut-elle supporter une telle défection ? Les 86 milliards d’exposition des banques européennes précités connaîtront le sort de la « dette grecque » on y ajoutera quelques zéros et toute intervention du Fond Européen n’y changera rien : on n’a plus à faire avec une écriture comptable mais avec le miracle de la multiplication des pains. Entre temps, pour amuser la galerie (et gagner les élections) on reparle, avec tous les muscles de ses mollets, de l’imposition des transactions financières (de 0 virgule et je ne sais plus combien de zéros après la virgule). Chiche, bien entendu. Ne serait-ce que pour enlever trois minutes de sommeil aux patrons du CAC 40 et aux banquiers. Trois minutes c’est le temps que dure un cauchemar.
Cependant, si l’on veut légiférer, faudrait mieux interdire l’achat à terme (avec de l’argent fictif) et de prohiber les opérations boursières à la baisse : comment est-il moralement, économiquement et politiquement soutenable de supporter encore que des fonds spéculatifs misent sur la déchéance de l’économie, des citoyens et de la démocratie ? Comment peut-on encore accepter que des mesures financières lèvent les peuples les uns contre les autres ? C’est à cela que l’Europe sert-elle ? A ce qu’en son sein on diffuse allégrement (et au mépris de toute réalité) l’idée d’un monde partagé entre « Allemands » et « Grecs » ? Entre pays vertueux et pays irresponsables ? Entre Nord et Sud ?
On nous ressort ces derniers temps l’Europe des Nations, on parle de « partenaires » européens, on nous titille avec des « discours franco-allemands » : en fait, et à l’instar de la cheftaine du FMI, on nous propose un monde sans capital, sans industries, sans travail, sans frontières, voire sans citoyens, où seul l’intérêt (dans toutes ses formes) aura droit de cité. Quoi qu’essaie de nous vendre la présidence de la République…
Aux bons Sea France, salut.