Harmoniser la brutalité des polices européennes

par azerty1710
vendredi 12 décembre 2008

Si Paris possède la tour Eiffel, Londres Big Ben, Rome Le Colysée et Marseille la Canebière, Madrid ne serait pas tout à fait Madrid sans ses matraques. Pour ceux qui aiment déguster, c’est au stade Calderon les soirs de fiesta, qu’ils ont les plus grandes chances d’être exaucés.

Entre novembre 2007 et octobre 2008, l’Atletico a accueilli quatre équipes étrangères : Aberdeen, Panathinaikos, Bolton et Marseille. Hormis la deuxième, toutes ces rencontres ont donné lieu à de violents affrontements entre forces de l’ordre et supporters visiteurs[1].

Wanderers fans being attacked by Madrid police, The Bolton News

Bolton complain over Spain police, BBC

Aberdeen Fans’ Fury At Madrid Police Attacks, The Daily Record

Le scénario est toujours le même : les policiers locaux sont agressifs et n’appliquent pas les normes de tolérance en vigueur dans les autres championnats européens. Un véhicule mal garé, une bouteille cassée, un supporter qui tarde à obtempérer : autant de broutilles qui - en Espagne - peuvent valoir un rappel à l’ordre musclé.

La Guardia Civil[2] ne cherche pas à comprendre et encore moins à négocier. Lorsque des skinheads du Frente Atletico lancent une escarmouche contre des fans écossais paisiblement agglutinés devant un bar, les policiers accourent au pas de charge et tapent sur tout ce qui bouge, en l’occurrence les Ecossais puisque les fauteurs de trouble ont déguerpi entretemps.

Lorsque les Ultras 84 (le groupe de Santos Miraisierra) déploient leur banderole à tête de mort, les « CRS » espagnols se frayent un passage à coups de matraque pour la retirer - quitte à ce que les choses tournent mal[3] - plutôt que de se renseigner sur la signification de cet emblème, qui n’est ni une menace de mort ni un symbole nazi.

On imagine bien qu’à la place des carabiniers de cette vidéo, les policiers espagnols tenteraient d’immobiliser tout le monde pour une vérification des papiers ou pour faire éteindre les fumigènes « interdits en ce lieu ».

Les témoignages des supporters des trois clubs (Aberdeen, Bolton, OM) sont unanimes : les policiers espagnols sont des « sauvages ». Ca matraque pour un rien. Ils tapent sur tout ce qui bouge, indistinctement : femmes, enfants, personnes âgées ou à mobilité réduite. Personne n’est à l’abri. Même pas les responsables de la sécurité, même pas les policiers en civil. A chaque match, le bilan est le même : contusions, bosses, points de suture, doigts cassés, etc. Et dernièrement donc, une condamnation à trois ans et demi de prison.


Des hooligans en uniformes

Le 25 février 2008, quelques jours avant le déplacement des Celtics à Barcelone, Jim Traynor, un journaliste écossais bien connu dans sa contrée, avait lancé un appel en direction des supporters. Je résume :

N’allez pas en Catalogne, c’est trop dangereux. Pas à cause des supporters de l’équipe adverse, à cause des policiers, qu’il qualifie de « brutes en uniformes » (brutes in boots). En théorie, ils sont là pour éviter les débordements et protéger les gens, mais en réalité, ils sont à l’affût du moindre prétexte pour pouvoir cogner, et une fois qu’ils passent à l’action « it’s bloody brutal  ». Le sang coule.

Ceux qui se rendent à Barcelone doivent donc s’attendre à être traités « comme du bétail » (like cattle) et peut-être à se retrouver aux urgences ou derrière les barreaux.

Il cite quelques exemples, de mémoire : les Celtics à Celta Vigo en décembre 2002, Tottenham à Séville en avril 2007, les Glasgow Rangers contre Osasuna à Pampelune en mars 2007. Aberdeen et Bolton à Vicente Calderon, en novembre 2007 et février 2008 respectivement.

Jim Traynor donne cet autre conseil à ses lecteurs : n’allez pas passer vos vacances en Espagne puisque l’argent que vous dépensez en glaces sur les plages l’été est réinvesti en matraques sur votre nez l’hiver.

Selon lui, l’UEFA aurait dû interdire depuis longtemps la tenue de matchs européens dans les stades espagnols, histoire d’inciter les autorités locales à réviser leurs procédures.

“La policía más brutal de Europa Occidental”

La police espagnole est effectivement violente. Les nationalistes basques et l’extrême gauche espagnole se rejoignent pour dire qu’elle est la plus brutale d’Europe occidentale. Il suffit de visionner cette vidéo de 50 secondes pour mesurer que les policiers, là-bas, ne sont pas trop stressés par la perspective d’avoir à rendre des comptes pour un coup de matraque inopportun.

Début novembre, Frédéric Hermel, correspondant en Espagne du quotidien l’Equipe, a publié un édito dans As pour critiquer la campagne de soutien à Santos Mirasierra « parce qu’elle tend à discréditer la valeur démocratique de l’Espagne d’aujourd’hui ». En 2004, la commission des droits de l’homme de l’ONU dirigée par Theo Van Boven a rendu public[4] un rapport sur l’usage de la torture en Espagne. Il serait intéressant de savoir si Frédéric Hermel a critiqué l’ONU dont la démarche tendait là aussi à « discréditer la valeur démocratique de l’Espagne ».

Ce ne sont pas les campagnes de soutien à un détenu qui discréditent la « valeur démocratique » d’un pays. Ce sont les pratiques de sa police et de sa justice, le déroulement de ses scrutins, etc. Or si l’on se penche sans à priori sur le cas Mirasierra, il faut admettre que le dossier est surprenant et ne plaide pas en faveur de nos voisins[5].

Francisco Franco, el Caudillo vs Santos Mirasierra, le capo

Cela fait seulement 33 ans que Franco est mort, au terme d’une dictature militaire qui aura duré presque 40 ans. Il n’est pas difficile de concevoir – c’est le contraire qui serait étonnant - que son régime ait marqué d’une empreinte durable la société espagnole, en particulier certaines branches de l’état comme la Justice, l’armée, la police, qui sont les piliers de base de tout pouvoir autoritaire. La plupart des cadres de la police et du système judiciaire espagnol ont grandi sous Franco. Il est probable que beaucoup adhéraient pleinement à l’idéologie du régime lorsqu’ils ont décidé de faire carrière dans l’autorité. Devenir policier dans une dictature, quelle plus belle vocation ?

A première vue, la Liga ressemble à la Premier league, à la Serie A ou à la Ligue 1. Mêmes débauches de pognon, mêmes sponsors, mêmes problèmes avec une minorité de supporters fanatiques. Une bonne partie des joueurs qui évoluent au Barça ou au Real ont joué précédemment dans l’un ou l’autre des grands championnats européens, et apparemment, ils n’ont éprouvé aucun mal à s’adapter (les millionnaires ont le déménagement tranquille). La télévision et le web font office de grands uniformisateurs, aux côtés de l’UEFA qui impose des dizaines de réglementations à tous les niveaux. Il y a des normes d’arbitrage, des normes de sécurité dans les stades, etc.

Mais il y a un domaine sur lequel l’UEFA n’a aucune prise : c’est la police anti-émeute. L’organisation que dirige Platini détermine la taille des ballons, mais pas la longueur des bâtons. Elle définit les règles d’arbitrage, mais pas celles du matraquage. Les coups de gourdin sont laissés à la seule appréciation des autorités locales. Chaque pays possède sa propre philosophie en la matière.

Un supporter « ultra » de Manchester, de Milan ou de Marseille a généralement une certaine expérience des dispositifs de sécurité. Il a déjà assisté à des derbys « chaud bouillant ». Il arrive à sentir quand il y a de l’électricité dans l’air (et généralement il aime ça). Il sait comment réagissent les carabiniers, les CRS ou les stadiers. Il sait grosso modo ce qu’il doit faire (ou ne pas faire) pour éviter de se prendre des coups.

Mais ce vécu – valable pour l’essentiel des grands pays du foot – devient caduc dès qu’on franchit la frontière espagnole. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » disait Pascal que devraient relire les Boulogne Boys. Un policier madrilène n’est pas un simple bobby londonien qu’on aurait maquillé d’espagnol et déguisé différemment. Il a une conception totalement différente de l’ordre, de l’autorité, et des prérogatives qui sont les siennes pour les faire respecter. Il sait qu’il peut cogner, même devant caméra, sans risquer trop gros. Les supporters de Marseille n’étaient pas suffisamment conscients de ce décalage horaire démocratique.

Le problème est que les coups de matraques intempestifs ont tendance, souvent, à provoquer des réactions enflammées. Lorsqu’un policier - pour un motif qui serait jugé totalement irrecevable dans son pays d’origine - met un coup de matraque sur la tête d’un fan anglais ou français, cela excite à peu près autant le récipiendaire et les témoins de la scène que si l’arbitre avait sifflé contre eux deux pénaltys litigieux d’affilée. Ca prend pas longtemps, à l’aide d’une matraque généreuse, pour réveiller le hooligan qui sommeille en chaque être humain.

Le prochain mort du hooliganisme, on le ramassera en Espagne, d’un coup de matraque mal supporté. Platini enverra des fleurs à la famille, un autographe peut-être.

D’où la nécessité d’harmoniser la brutalité des polices européennes.




[1] On trouve des dizaines de vidéos amateur sur Youtube.

[2] La Guardia Civil et de manière générale, les forces de l’ordre espagnoles.

[3] L’UEFA a condamné l’Atletico pour cette charge injustifiée.

[4] UN says Spain tortured ETA ‘terrorists’, The Independent.

[5] Je ne reviens pas sur toutes les lacunes de la procédure.


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