« L’Europe Allemande » ou le retour des nationalismes européens

par Boogie_Five
mercredi 15 juillet 2015

L’Europe Allemande ou le retour du Drang nach Osten (Marche vers l’est)

 

  L’Allemagne du XXIème siècle renoue avec sa dynamique géopolitique qui s’était momentanément interrompue pendant la Guerre Froide. Depuis la réunification en 1990, l’Allemagne n’a cessé d’étendre son influence, de la France à la Russie en passant aujourd’hui par la Grèce. Première puissance continentale, grâce à l’élargissement de l’Union Européenne et la mise en place de l’Euro, elle a déplacé le centre de gravité géopolitique depuis la capitale bruxelloise vers Berlin et Francfort, d’où partent désormais les grandes impulsions de l’histoire européenne.

  Paradoxalement, il a fallu attendre qu’elle soit en grande partie démilitarisée et neutralisée diplomatiquement pour que se réalise enfin sa stratégie d’expansion vers l’est, en faisant des partenariats économiques et non plus en suscitant des conflits dans les nations slaves. Les rapports entre l’Allemagne et la Russie, si problématiques jusqu’en 1990, se sont pacifiés et ont laissé place à une entente implicite sur le partage des aires d’influence en Europe de l’Est, dont les « frontières » restent bien floues, étant donné la situation en Ukraine et la méfiance des pays slaves, autrefois sous domination soviétique, envers le nationalisme du régime de Vladimir Poutine. 

  Dépourvue de la force armée digne d’une grande puissance, pour étendre son influence l’Allemagne s’en est remise à une stratégie offensive sur le plan économique qui a fini par dominer les institutions européennes. Prenant appui sur les exportations industrielles et l’approvisionnement énergétique venant de Russie, l’Allemagne a construit une nouvelle machine de guerre économique qui a une portée mondiale, sans même besoin d’égaler la puissance financière des banques françaises et anglaises. Riche de ses excédents en exportation, l’Allemagne, avec ses alliés germanophones, déterminent en grande partie le cours de l’Euro, les taux d’intérêt européens, le montant des investissements publics, les réformes structurelles dans les pays de l’Union, et grâce à son poids démographique, elle domine aussi la composition et les décisions de la Commission, du Parlement et du Conseil européens. En dehors de la force militaire et diplomatique, sa domination est presque totale sur le continent.

  Les différents sur la question des dettes souveraines sont liés aux divergences géopolitiques sous-jacentes qui travaillent l’Union Européenne et risquent de la disloquer. Là où un problème économique est révélé, une différentiation spatiale est à l’œuvre, et là où un accord sur la dette est conclu entre les pays de la zone Euro, un éclatement géopolitique menace la cohésion territoriale. Malheureusement, les arguments plaidant en faveur du retrait de la Grèce de la zone Euro, devenant de plus en plus majoritaires chez les politiciens européens, ne se fondent pas seulement sur un diagnostic économique : ces arguments traduisent aussi une coupure géopolitique entre le nord et le sud, à laquelle l’Union Européenne n’arrive pas à remédier.

  L’Europe méditerranéenne et atlantique, ou de l’ouest et du sud, a suivi une toute autre histoire que l’Europe « allemande », ou du nord et de l’est, et c’est la raison pour laquelle à l’avenir une convergence au sein d’une même union paraît de plus en plus hypothétique. Non pas tant pour des raisons économiques, tel qu’il est souvent relevé lors des débats sur les dettes souveraines, que pour des tendances géo-historiques qui précédent l’intégration à la communauté européenne et poursuivent leurs trajectoires aujourd’hui. Entouré par la Turquie et les pays balkaniques, la Grèce souffre d’un certain isolement depuis son indépendance de l’Empire Ottoman (1830), et la porte de sortie que pourrait offrir le commerce maritime méditerranéen puis asiatique est bloquée par les conflits qui perturbent le Proche-Orient depuis la fin de l’Empire Ottoman. La Grèce est en fait un cas très spécifique, où des réponses militaires et géopolitiques sont déterminantes pour résoudre la crise, contrairement à ce qui est prétendu par les politiciens européens, focalisés sur la gestion du marché commun. Pour le moment, la politique européenne en Grèce ne vise pas vraiment à créer un développement autonome avec ses propres débouchés, elle cherche plutôt à réformer le pays en essayant de l’adapter aux circuits économiques à l’intérieur du continent, orientés vers le nord industriel dominé par l’Allemagne. L’importance de la distance maritime et terrestre entre les deux met fortement en doute l’efficacité d’une telle stratégie.

  En outre, lors de la montée en puissance de l’Allemagne en Europe, qui n’a jamais été une grande puissance coloniale, les relations des pays africains et sud-américains avec les pays méditerranéens et le Royaume-Uni ont été reléguées au second plan de la stratégie diplomatique. Depuis que l’Allemagne a retrouvé son Drang nach Osten, mais sans revenir à ses tentatives de s’orienter vers le sud et l’ouest, l’ensemble du continent européen est en proie à une dissociation nord/sud et est/ouest, entre les pays atlantiques et méditerranéens d’une part, et les pays de l’Europe continentale d’autre part.

  L’Europe allemande est un maillage économique régional qui domine le nord du territoire européen et non pas une entité géopolitique qui a des ramifications à travers tout le continent, puisque les institutions européennes n’ont pas pris la place des institutions nationales. L’Europe allemande n’est même pas, pour reprendre la phrase de Metternich, une expression géographique. Ce n’est qu’une marche vers l’est qui intègre la Russie dans le jeu des puissances européennes, et où se forment de nouveaux nationalismes.

 

 

Le chassé-croisé issu des dictatures européennes d’après-guerre : une évolution politique contradictoire depuis 1989.

 

  L’héritage politique de la guerre Froide en Europe est paradoxal. Avec la crise des dettes souveraines les tendances politiques se sont inversées dans les pays anciennement soumis à des dictatures. Les pays faisant autrefois parti du bloc soviétique ont choisi des gouvernements conservateur, libéral, ou autoritaire comme en Hongrie, dont l’idéologie est l’exacte antithèse du communisme. Et les pays du sud de l’Europe qui ont connu des régimes autoritaires conservateurs jusque dans les années 1970-1980 (Espagne, Portugal et Grèce) connaissent aujourd’hui une poussée de la gauche radicale et extrême. Est-ce une simple ironie de l’histoire ou bien la traduction d’un rapport complexe entre la culture européenne et le pouvoir politique ?

  Il est souvent dit que le clivage gauche/droite ne correspond plus au monde politique européen, si ce n’est mondial. Avec la chute de l’URSS, la fin de l’histoire était imminente, la différence idéologique étant éliminée et le modèle de développement unique en tout point du globe. En somme, entre le communisme et le libéralisme, la différence n’étant plus de nature, mais de degré seulement, l’un étant considéré plus efficient que l’autre pour arriver au même but. Mais bien qu’en Europe le bloc soviétique a été rayé de la carte, les quelques régimes communistes perdurant en Asie et à Cuba nous donnent la clé pour interpréter correctement les conséquences historiques de la Guerre Froide en Europe : derrière la doxa idéologique, libérale ou communiste, se cache un tigre, un nationalisme défendant jalousement son territoire.

  Pendant la Guerre Froide, les deux blocs se faisant face étaient égaux, la solidarité qui liait les pays au sein d’un bloc juxtaposait dans une même cause idéologique la politique étrangère et la politique intérieure. Les pays faibles voulant contester l’ordre établi essayaient de se souder entre eux, malgré les sacrifices, et la défense des pays les plus pauvres se coordonnait au même niveau que la défense des individus les plus précaires dans le monde. Les pays riches défendaient une évolution politique modérée et ils s’associaient aux oligarchies les plus solides qui pouvaient résister à la violence des pauvres. La défense des pays riches était articulée à la défense des individus les plus riches dans le monde. Dans les deux blocs, nationalisme et internationalisme étaient la plupart du temps confondus, ce qui a mis en relation à travers le monde des nations qui ne s’étaient jamais alliées, l’exemple le plus célèbre étant le partenariat entre Cuba et la Russie, historiquement inédit. La Guerre Froide est une expression qui tend à l’oxymore et fausse l’interprétation, en donnant l’impression que le monde était figé, les nations bloquées à l’intérieur de leurs frontières. Or, cette période de la mondialisation fut aussi celle qui a connu la création des premières institutions internationales universellement reconnues, la période de haute croissance jamais inégalée dans les pays riches, et le début de l’accroissement exponentiel des flux maritimes internationaux. L’ouverture des frontières a commencé pendant la Guerre Froide.

  En Europe, la situation géopolitique était particulière parce que la cause nationale n’était pas en adéquation avec la cause internationale, parce qu’elle était coupée en deux parts égales sous la domination des superpuissances russe et américaine, qui représentaient les deux blocs idéologiques. En Amérique latine, en Asie de l’est et dans les pays d’Afrique qui voulaient s’émanciper des anciennes puissances coloniales, le communisme international était lié à la libération nationale, il n’y avait que le bloc occidental à contester et une seule direction était possible. Le rapport entre dominant et dominé suivait le clivage idéologique. La libération nationale était orientée contre le bloc adverse, perçu comme puissance coloniale. Tandis qu’en Europe et dans les pays africains qui étaient restés sous son égide, les idéologies locales restaient partagées entre deux types de libération ou d’affirmation nationale : une voie libérale ou communiste, puisque les deux superpuissances dominaient également sur le territoire. À l’intérieur de nombreux pays européens, il existait à la fois un courant socialiste et un courant libéral importants qui partageaient les opinions publiques en deux camps égaux qui ne laissaient pas la possibilité la domination idéologique d’un parti, comme ce fut le cas au Japon avec le parti libéral-conservateur qui a dominé la scène politique des années 1950 aux années 1990. En Europe, suite à la chute du rideau de fer en 1989, cette bipolarité idéologique a produit sur l’ensemble du continent un mélange original de socialisme de marché avec des États-providence assez importants, financés par une économie marchande prospère encadrée dans ses grandes lignes par le gouvernement, respectant globalement les libertés. Mais le compromis trouvé en Europe entre les intérêts nationaux et la bipolarité des blocs internationaux fut contradictoire : la fusion des logiques contraires a entraîné une assimilation paradoxale de valeurs autrefois antagonistes, et une permutation des mots qui identifiaient clairement les clivages idéologiques. La politique européenne après 1989 avançait dans la confusion de ses propres valeurs et seules les réponses nationales vont chercher à résoudre les contradictions qui en sont issues.

  Après 1990, quand le communisme s’est restreint à des idéologies nationales (Chine, Mongolie, Vietnam, Corée du nord, Népal et Cuba), l’Europe a retrouvé des traditions politico-culturelles qu’elle avait perdues depuis la Seconde guerre mondiale. Il n’y a plus que le seul bloc occidental, aux frontières floues et parsemé de nationalités différentes. Alors que la logique bipolaire des deux blocs avait permis de commencer une certaine ouverture entre les pays dont la stratégie diplomatique était bien identifiée, le libre-échange intégral a été mise en œuvre dans une confusion idéologique et a débouché sur la formation de nouveaux nationalismes qui ne sont plus attachés à une cause internationale. Le clivage entre dominant et dominé n’est plus un clivage idéologique, ni celui d’une nation contre un bloc, mais est devenu un clivage frontalier, d’une nation contre une autre, ou d’une nation contre le monde. Les clivages politiques ne représentent plus les logiques de bloc mais des stratégies nationales particulières. Cependant, les héritages historiques font que les pays autrefois dominés par les blocs choisissent l’idéologie contraire à celle qui les avait opprimés auparavant. Ainsi, les pays anciennement soumis à l’URSS préféreront toujours le libéralisme, même si la Russie n’est plus communiste, et de même, les pays d’Europe du sud préfèrent la gauche radicale parce qu’ils ont connu des dictatures plutôt soutenus par les démocraties occidentales.

  L’Union européenne n’a pas repris l’ensemble des héritages historiques, pour en faire une idéologie authentique qui mêle les apports du communisme et du libéralisme, pourtant encore bien matériels et réels sur le continent. Le bloc occidental et libéral a tout recouvert de ses propres significations, comme si la Guerre Froide et l’Europe coupée en deux n’avaient jamais existé. La marche vers l’est de l’Union menée par l’Allemagne a donné l’impression que le continent ne sera jamais plus menacé par une grande division territoriale, culturelle et idéologique, qui a parcouru l’histoire depuis l’Empire romain, les Croisades et les guerres de religion entre protestants et catholiques. En contredisant le sens historique, puisque l’ensemble des pays européens ont reçu l’influence concomitante des deux anciens blocs, et en refusant de prendre cet héritage laissé par le communisme, les politiciens européens ont rendu incompréhensibles les fondements géopolitiques complexes de la construction européenne, à savoir une économie mixte très hautement qualifiée et socialement soutenable, où les libertés publiques sont garanties et les États essayent de réguler pacifiquement leurs conflits. La politique allemande depuis la réunification, avec les pays ayant subi la dictature soviétique, ont répudié leurs parts de cet héritage, sans reconnaître la dette fondatrice que la plupart des pays de l’Union européenne ont tous partagé en 1945 : la libération fondatrice du fascisme et du nazisme, à la fois par l’URSS et les USA, par le communisme et le libéralisme.


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