L’Europe sombre
par John Lloyds
lundi 8 février 2010
C’est avec des sourires béats et des propos apaisants que les ministres des finances de l’eurozone, réunis au Canada dans le désintérêt général pour le G7, ont assuré pouvoir « surmonter la crise budgétaires que connaissent certains pays européens », et se sont donnés rendez-vous le 20 mai à Berlin. Le souci ? Non pas le sort des pays en difficultés, mais bien rassurer les marchés, et établir le coût de la confiance, pour ce faire : 20 à 25 milliards de dollars (1).
Il faut dire que le mauvais élève du moment, la Grèce, en proposant spontanément son auto-flagellation pour rester dans la cour des grands, avait de quoi rassurer la commission européenne, qui a immédiatement accepté sa mise sous tutelle : « Elle va devoir quantifier et préciser le calendrier de mise en oeuvre des mesures annoncées pour 2010 qui devraient permettre de réduire de 4 points son déficit pour le ramener à 8,7% à la fin de l’année, puis à 5,6% en 2011 et à 2,8% en 2012 » (2).
Après s’être fait taper sur les doigts pour ne pas avoir fourni de chiffres fiables - La Grèce n’est pas une banque, et ne peut se prévaloir du droit de masquer des actifs toxiques -, c’est « la Commission a qui engagé une procédure en infraction contre elle ». Indépendamment, un plan d’austérité drastique sans précédent va être mis en œuvre, renforcé par une surveillance quotidienne, a indiqué Joaquin Almunia, le commissaire européen chargé des Affaires économiques et monétaires, qui pourraient aboutir le cas échéant à des « mesures supplémentaires ».
Cette chape de plomb posée sur la Grèce, porte d’entrée d’un futur fascisme financier destiné aux pays membres, selon Larouche (3), aurait dû calmer tous les doutes. Mais les marchés financiers ne l’ont pas entendu de cette oreille : « Les inquiétudes sont mondiales, le sentiment des investisseurs est plombé par les problèmes de dette de la Grèce, de l’Espagne et du Portugal, a commenté Marcus Droga, directeur associé à Macquarie Private Wealth à Sydney, cité par Dow Jones Newswires […] Les dettes européennes et l’emploi aux Etats-Unis ont créé une atmosphère fébrile sur les marchés, prompts à guetter le moindre signe de rechute de l’économie mondiale à peine sortie de la récession. "Ce que nous voyons est un vent de panique", a jugé Francis Lun, gestionnaire à Fulbright Securities à Hong Kong » (4)
Pourtant, selon Charles Wyplosz (5), professeur d’économie à l’institut de hautes études internationales à Genève, les réactions boursières relatives à la dette souveraine n’ont pas de sens. Pire, l’austérité exigée par le marché reste, selon lui, totalement contre-productif : « Cette exigence est l’élément le plus pénible de la situation actuelle. La pression des marchés financiers arrive à un moment où il est effectivement trop tôt pour se lancer dans des politiques restrictives ».
Si les marchés sortent de ce très psychologique « effet de masse », à laquelle se réfère l’économiste, ce ne sera que pour appuyer la décision européenne à serrer le garrot autour du cou grec, une sorte de troc revendiquant un retour de la confiance contre des mesures qui paralyseront toutes chances de reprise, reportant l’essentiel du problème aux … calendes grecques. Une reprise indispensable pour ce phénomène presque normal qu’est l’augmentation de la dette, selon Wyplosz, qui pourrait être résorbée, dit-il, reprise à l’appui, sur les 30 ou 50 prochaines années. Mais sans la sainte reprise, bénie soit-elle, faut-il compter en siècles ?
Quelle est la mesure de la gravité ? Grandes divergences sur le sujet : selon les analystes bancaires du Crédit agricole (5), « à court terme, la Grèce est de loin le pays le plus risqué : elle cumule un fort endettement public et une situation budgétaire initiale très dégradée. L’Irlande et l’Espagne sont, elles, des pays à risque. La détérioration de leurs finances est rapide mais elle se fait à partir de niveaux d’endettement public initiaux moins lourds ». Ce n’est pas l’avis de Roubini qui voit plutôt le danger venir de l’Espagne et du Royaume-Uni. LaRouche, pour qui la Grèce ne sert qu’à attirer l’attention, voit aussi l’Espagne en premier lieu, qui pourrait faire chuter le Royaume-Uni, de part les actifs détenus par la RBS (plus grande société du monde en terme d’actifs) en Espagne (6)
Si le critère retenu est l’endettement total (dette publique et privée), c’est, selon le Guardian (6) la Hollande qui rafle le Jackpot avec 234% du PIB, talonnée de près par l’Irlande (222%), puis la Belgique (219%), l’Espagne (207%), le Portugal (197%), l’Italie (194%) et enfin la Grèce (179%) qui est dans la moyenne européenne (175%).
Par quel biais l’effet domino pourrait-il atteindre les pays les plus solides d’Europe ? Pour la même raison qui va laisser la Grèce au fond du trou : l’absence de reprise. Wyplosz se montre très préoccupé par l’état des banques franco-allemandes : « Je suis très inquiet pour les banques, en particulier en France et en Allemagne. Elles possèdent encore beaucoup d’actifs toxiques dans leurs comptes. Je crains qu’elles se montrent incapables de prêter au moment de la reprise. Or, sans crédit, pas de reprise ! ».
La France et l’Allemagne en ligne de mire, c’est aussi ce que laissait sous-entendre le rapport N° 350 de Natixis, quoique pour des raisons différentes, car là où Wyplosz voit dans la réaction des marchés une attitude irrationnelle, c’est bel et bien le couple franco-allemand qui est directement menacé par les banquiers (7) : « Pour Natixis, pas de doute. Pour les pays riches de la zone euro (France et Allemagne), le prix à payer pour sauver les pays en difficulté sera nettement inférieur à celui à payer en cas d’une explosion de la zone euro qui résulterait de la faillite des PIGS ! En réalité, c’est une fois de plus la même oligarchie financière qui a poussé ces pays dans des opérations à haut risque, qui demande aux contribuables de sauver, non pas les PIGS, mais les cochons qui se sont engraissés sur leur dos ! […] Par divers calculs, les économistes de Natixis concluent qu’il faut au moins 331 milliards d’euros annuellement pendant 15 ans pour éviter des défauts de paiement ».
Traduction : Eviter la sortie de la zone Euro nécessite la mise en place d’un tonneau des Danaïdes de 5.000 milliards d’euros, par quête publique adressée aux pays locomotives européens. Des chiffres qui donnent le vertige, au point que l’expulsion des cinquièmes roues du carrosse hors de la zone euro a été sérieusement envisagée par les juristes de l’union, donnant lieu à la censure de l’éditorialiste du Daily Telegraph (8), Evans-Pritchard. Une sortie de la zone Euro a aussi été envisagée techniquement par Roubini (7).
L’effet domino pourrait également, et de manière complètement indépendante, venir de l’Est, comme le suggérait cet ancien article (9) d’Evans-Pritchard, dont l’acuité de l’époque prend maintenant tout son sens, qu’on en juge par ces propos qui datent d’il y a un an ; « Que cela prenne quelques mois ou quelques semaines, le monde va bientôt s’apercevoir que le système financier européen est coulé, et qu’il n’existe pas encore pour l’Union Européenne un équivalent de la Réserve Fédérale américaine qui soit prêt à agir comme prêteur de dernier recours ou d’inonder les marchés avec des fonds débloqués en urgence […] La quasi totalité des dettes du bloc de l’Est sont dues à l’Europe de l’Ouest, en particulier en Autriche, Suède, Grèce, Italie, et aux banques belges. En plus de cela, les Européens détiennent un étonnant 74% sur l’ensemble des 4 900 milliards de créances sur les marchés émergents. Ils sont cinq fois plus exposés à ce secteur que les banques américaines ou japonaises, et leur effet de levier est supérieur de 50% selon les données du FMI ».
Les possibilités de contagion étant multiples, l’Union européenne pourrait être amenée à faire valoir « les pouvoirs de situation d’urgence », en particulier le très abscons article 122, faute de quoi la situation pourrait dégénérer en « un tsunami de type Lehman qui se répandrait sur l’Europe » (10). Cet article 122, basé autour de la très vague notion d’ « événements exceptionnels hors du contrôle d’un Etat membre », autour de laquelle devrait se jouer l’adoption, ou non, de la notion de moralité appliquée au contribuable (« cet article a pour enjeu de se prémunir contre l’aléa moral. Il donne corps au principe selon lequel il n’est ni raisonnable ni démocratique de laisser les contribuables d’un pays payer pour les erreurs des gouvernements d’un autre pays, sur lesquels ils n’ont aucun contrôle démocratique »), pourrait aider l’UE à biaiser le principe du « no bail-out » (« interdisant expressément aux Etats membres de prendre à leur charge les engagements financiers d’un gouvernement national »). Si ce n’est que la Suède et la Finlande ont déjà indiqué que cette possibilité était juridiquement illégale (11).
Il est hautement probable que ce soit la main anglo-saxonne qui pilote cette déstabilisation de l’Euro, et notamment le bras armé de Washington, Goldman Sachs (12). Une spéculation de grande ampleur, avec les mêmes agents déjà présents lors de la faillite de Lehman brothers : « Après la Grèce, l’Espagne et le Portugal sont désormais sur la sellette et leurs emprunts d’Etat sont considérés comme risqués par les investisseurs. Pour emprunter, ces pays doivent augmenter leurs taux d’intérêt ce qui se traduit par une perte de confiance sur l’ensemble des marchés financiers. La baisse de l’euro face au dollar en est d’ailleurs une illustration. Certains voient derrière ces mouvements sur les rendements des emprunts d’Etat, la main des "hedges funds" (fonds alternatifs notamment anglo-saxons). Déjà montrés du doigt lors de la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, ils organiseraient la spéculation sur les taux d’intérêt, en créant un mouvement de panique pour réaliser, grâce à des opérations décalées dans le temps, de juteux bénéfices ». (13)
Un effondrement organisé par les banques ? Une hypothèse très sérieuse, reprise sur le blog de Jorion (14) : « Il devient de plus en plus clair que ce sont les banques elles-mêmes qui ont occasionné cette débâcle ». Des opérations ponctuelles juteuses, sur le dos des PIGS, dont la déliquescence sera facturée via leur dette publique, ou au contribuable européen (si l’article 122 était activé), voire aux deux. Les Etats-Unis y trouvent leur compte, en redorant le dollar, l’euro ayant chuté vendredi à 1,36 dollar … « les investisseurs fuyant les actifs risqués au profit de la sécurité relative que représente le dollar", a commenté Michael Hewson, analyste chez CMC Markets, à Londres ». (4). Evans-Pritchard conclut de la même manière : « La hausse du dollar va s’accélérer. L’économie américaine - bien que malade - brillera au sein du club de l’OCDE, qui est encore plus mal en point ». (15)
La déstabilisation de l’Euro n’est qu’un faux problème. La Grèce ne constitue en fait que le point d’entrée d’une dictature financière qui va d’abord s’étendre aux PIGS, puis au contribuable européen, qui sera sollicité, si l’on se réfère au rapport Natixis, soit pour maintenir la cohésion de l’Eurozone, soit, pire encore, pour son éclatement : « Pour les pays riches de la zone euro (France et Allemagne), le prix à payer pour sauver les pays en difficulté sera nettement inférieure à celui à payer en cas d’une explosion de la zone euro qui résulterait de la faillite des PIGS ! », ce que confirme Evans-Pritchard : « La Banque centrale européenne s’en tiendra à son choix crépusculaire wagnérien, restant impassible alors que les prêts en difficulté déclencheront la deuxième vague frappant le système bancaire européen. La Bundesbank mettra son veto à la solution QE jusqu’à ce qu’il soit trop tard, car elle la considère comme une caution implicite de l’Allemagne pour un renflouement du Club Med » (ndlr : QE = Quantitative Easing (planche à billets) – Club Med = Appellation péjorative instituée par la City, désignant les pays déficitaires de l’Europe du sud, autrement appelé club des cochons, en référence aux P.I.G.S.).
Les banques, dopées par l’abrogation du Glass-Steagall act, et gonflées par l’alimentation illimitée, touchée à 0%, que leur fournit le contribuable, poursuivront leurs spéculations sur le carry trade, tout en coupant les robinets des crédits aux entreprises à l’insolvabilité croissante dans cette morosité savamment entretenue. Les plans d’austérité s’étendront à l’ensemble de l’Europe, enrayant à la source toute chance de croissance, et sacrifiant sur l’autel du système financier, qui tourne en circuit fermé, l’économie réelle : réductions budgétaires drastiques, fiscalités accrues, déliquescence des acquis sociaux, explosion du chômage, avec des mouvements sociaux qui iront grandissant. Mais que seront des mouvements sociaux devant l’ampleur de ce holp-up européen ? Un appareil répressif taillé en conséquence, et payé par le contribuable lui-même, et l’affaire est jouée.
Le mot de la fin sera pour Evans-Pritchard : « De plus en plus de fonds spéculatifs vont jouer sur les forces centrifuges au sein de l’Union Monétaire européenne, en prenant le pari que le clivage Nord-Sud a dépassé le point de non retour pour une union monétaire […] En fin de compte, le sort de l’euro sera déterminé par les grèves, les manifestations de rue et les attentats à la voiture piégée, marquant un retour de la primauté du politique. Je doute que le dénouement ait lieu en 2010, mais l’humeur et l’ambiance générale seront suffisamment mauvaises pour ébranler l’euro » (15).
LIENS :
(2) http://www.lesechos.fr/info/inter/300407875.htm
(3) http://www.solidariteetprogres.org/article6297.html
(4) http://www.lalibre.be/economie/actualite/article/561112/l-espagne-le-portugal-et-la-grece-inquietent-les-bourses.html
(5) http://www.tdg.ch/actu/economie/charles-wyplosz-reaction-marche-risque-dette-souveraine-injustifiee-2010-02-05
(6) http://www.solidariteetprogres.org/article6288.html (7) http://panier-de-crabes.over-blog.com/article-la-zone-euro-est-menacee-selon-roubini—43916832-comments.html
(8) http://www.solidariteetprogres.org/article6273.html
(9) http://contreinfo.info/article.php3?id_article=2558
(11) http://lupus1.wordpress.com/2010/02/04/droit-l%E2%80%99ue-est-elle-autorisee-a-renflouer-la-grece/
(13) http://www.francebourse.com/fiche_news_59464.fb
(14) http://www.pauljorion.com/blog/?p=7680#more-7680