L’intercompréhension entre langues de même famille : est-ce l’avenir ou une imposture ?

par Krokodilo
mardi 19 février 2008

Un aperçu.

Bref historique

Le mieux, c’est de laisser la parole à un de ses promoteurs, Eric Castagne, qui l’explique très bien :

"L’intercompréhension fonctionnelle entre langues, c’est comprendre les journaux portugais, espagnols, italiens, français, anglais, allemand, néerlandais ou en toute autre langue sans parler ces langues. (...)

L’intercompréhension a existé de tout temps. Elle a existé très tôt dans les ports de l’Europe du Sud entre locuteurs de langues apparentées : un marin espagnol parlait en espagnol à un italien qui lui répondait en italien. On a des témoignages écrits que, dès les premières foires médiévales de Troyes en Champagne, les clients et les marchands qui venaient de l’Europe entière se parlaient, chacun d’entre eux dans sa langue maternelle. Plus récemment, elle a été en usage dans les métiers du bâtiment : on l’a connu en France suite aux différentes émigrations italiennes, espagnoles et portugaises ; cette pratique dans ce secteur professionnel m’a été confirmée également dans l’Europe du Nord par le directeur du syndicat du bâtiment néerlandais. Nous connaissons aussi la pratique de l’intercompréhension dans les pays scandinaves où ils en ont une longue expérience."

Intérêt

L’intercompréhension passive a de multiples avantages :

— économiques tout d’abord : c’est bon pour le business, on peut vendre des méthodes en tout genre, des stages et, comme personne n’y comprend rien, des stages de formation pour les formateurs et des formations pour les formateurs de formateurs ;

— universitaires : l’intercompréhension passive est un sujet porteur sur le plan universitaire, car soutenu par l’UE, généreusement subventionnée, favorablement accueillie par les revues pédagogiques et dans les congrès, bref, un "must" de la recherche en didactique, pain béni pour les pédagogues soucieux de leur carrière ;

— politiques : l’UE subventionne larga manu tout ce qui touche à l’intercompréhension passive, car cela lui permet de laisser l’anglais s’imposer comme lingua franca tout en faisant semblant de promouvoir le plurilinguisme.

"Le programme Euromania est un projet européen Socrates Lingua 2, 2005-2008, conçu et piloté par l’IUFM Midi-Pyrénées en partenariat avec l’université de Valladolid, l’Institut polytechnique de Leiria, le Ciid de Rome, l’éditeur scolaire roumain Humanitas. Le programme est financé à 70 % par la Commission européenne (280 000 euros de subvention), la DGLFLF et le Conseil régional Midi-Pyrénées dans le cadre de l’Euro-région."

280 000 euros de subventions ! L’espéranto, autre solution possible à la communication entre Européens, a de son côté reçu la faramineuse somme de zéro euros de l’UE, en somme cumulée depuis la naissance de l’Europe !

Inconvénients

— On reste dans une compréhension très imparfaite, voire franchement médiocre. Les Européens n’y trouvent pas leur compte, eux qui ne se comprennent toujours pas, mais qui s’en soucie ?

C’est pour cette raison que nous l’appelons parfois irrévérencieusement "l’intermalentendu passif ", mais notre appellation a toujours été refusée par les revues pédagogiques. Encore une preuve de l’incompréhension manifeste qui règne entre les humains !

— Depuis environ quinze ans que le concept a un nom (car il faut bien dire qu’auparavant cela s’appelait plus modestement "se débrouiller comme on peut avec une connaissance rudimentaire de diverses langues", bref, la démerde) ; en quinze ans donc, aucun manuel n’a été publié, seules existent des méthodes audio, à vendre, une sorte de support pédagogique, mais aucune méthode ou explication claire des principes."

"(..) un manuel d’apprentissage disciplinaire en intercompréhension des langues romanes.

Le programme comprend ainsi :

— un fichier de 20 modules disciplinaires (sciences, maths, histoire et géo, technologie) édité en 6 langues (ES, FR, IT, OC, PT, RO) (cf. table des entrées) ;

— un "portfolio" récapitulant les 40 entrées langagières et métalangagières construites par les 20 leçons disciplinaires ;

— un livre du maître ;

— un site web (www.euro-mania.eu, en construction) qui donne des ressources sons, vidéos et documents écrits.

Le premier manuel scolaire européen..."

Des fiches, des leçons avec des bribes de diverses langues, mais en quoi consiste la méthode qui stimule ainsi notre cerveau ? Mystère.

— A ce propos, l’intercompréhension passive étant présentée par ses défenseurs comme une voie de recherche, on peut se demander s’il est très scientifique et très honnête de vendre une méthode et des supports pédagogiques alors même qu’il ne s’agit encore que d’une voie de recherche ?! (Le mot "recherche" est même écrit en majuscules dans l’article du lien ci-dessus.)

— N’est-on pas en train de réinventer le B.A.-BA des langues ? A savoir que l’écrit est toujours plus facile que l’oral, la compréhension passive toujours meilleure que l’expression active, et l’on comprend mieux des langues proches, de même famille, romane ou germanique. Par exemple, l’espagnol et l’italien pour un Français ? Et, pour cela, il faut pratiquer souvent ces langues, ou des phrases dans ces langues proches.

Ces "méthodes" valent-elles l’investissement financier demandé, alors qu’il suffit d’écouter la radio ?

— A supposer qu’une méthode efficace voie le jour, basée sur ces principes, cela ne permettrait qu’une compréhension rudimentaire entre langues de même famille, tout en consolidant l’anglais comme langue de communication !

Divers projets existent, qui regroupent des langues différentes :

"En parallèle, ils ont lancé les projets EuroCom Ger pour développer l’intercompréhension des langues germaniques (au sens large du terme, germaniques et scandinaves) et EuroCom Sla pour développer l’intercompréhension des langues slaves.

D’autres projets comme Galatea se sont également structurés et ont créé le projet Galanet qui "se donne pour objectif de mettre à la disposition de locuteurs de portugais, d’italien, d’espagnol et de français une plate-forme de formation à distance sur internet leur permettant la pratique de l’intercompréhension."

"D’autres projets comme EuRom4 ne se sont malheureusement pas structurés. Néanmoins cette méthode a connu un certain succès et divers développements internes et externes sont en cours. Par exemple, s’inspirant du programme EuRom4, les promoteurs du programme Euromania (dir. P. Escudé, Toulouse) ont décidé de développer des techniques applicables aux enfants de 8 à 11 ans et d’intégrer de nouvelles langues romanes comme le roumain et le catalan. M’inspirant du programme EuRom4 dont j’étais l’un des membres principaux, j’ai créé le programme ICE avec l’idée de développer des techniques applicables à l’ensemble des langues européennes (romanes, germaniques, scandinaves, slaves, grec...) pour l’intercompréhension écrite et orale."

On voit que ces différents projets n’ont rien à envier à la Babel des langues de l’Union européenne, 27 officiellement, mais plus d’une soixantaine sont parlées par les différentes communautés présentes sur le sol européen.

— Cette théorie de l’intercompréhension passive est utilisée par l’UE pour reporter aux calendes anglaises le débat sur la communication entre Européens, en nous faisant miroiter une sorte de méthode miracle, toujours annoncée pour demain, comme un fameux messie qu’on attend toujours.

On remarquera la similitude avec les sempiternelles annonces sur les progrès de la traduction automatique qui, demain, nous permettra enfin de nous comprendre, mais qui, pour l’instant, peine encore sur quelques détails comme les jeux de mots, les sens propres et figurés, les allusions, les références culturelles, les différents niveaux de langage, les tournures idiomatiques, l’intuition globale de la phrase et l’analyse contextuelle - bref, sur l’essence même du travail du traducteur, qui traduit rapidement le plus gros de son travail, la partie facile, et réfléchit soigneusement à la traduction de certaines difficultés.

La traduction automatique et l’intercompréhension passive sont toutes deux subventionnées et sans cesse mises en avant, comme pour cacher le problème de la Babel européenne, pour masquer l’importance de la question des langues en faisant comme si, demain - après-demain au plus tard - une solution miracle et simple allait nous tomber tout rôtie dans le cerveau.

N’y aurait-il pas là comme un zeste de manipulation, dont certains se feraient les complices involontaires ?


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