L’Union européenne et la gestion du chaos - De la crise du Caucase à la dépression économique

par Jean-Michel Vernochet
mercredi 29 octobre 2008

La fiction d’une Europe unie, susceptible ou apte à parler d’une même voie vient de voler en éclats à l’occasion des profondes divergences apparues entre le président Sarkozy et la chancelière Merkel quant aux voies et moyens de résoudre ou de contenir la crise financière et économique. De semblables discords étaient déjà apparus l’été dernier entre les deux Europe, l’occidentale et l’orientale, quand il s’est agi de régler la crise géorgienne et de trouver une position commune aux Vingt-sept, notamment à l’égard de la Russie. Or, si l’on admet que la construction européenne est déjà « morte » une première fois le 8 août 2008 en Ossétie du Sud, en dépit des déclarations triomphalistes et de la cécité des experts et des médias, elle vient de connaître une deuxième mort avec le refus cinglant de Berlin de s’associer au projet français de gouvernance économique de l’Europe. Tandis que le président Sarkozy, se présentant comme le seul gestionnaire possible du chaos économique qui s’annonce, tente de s’imposer à la tête de l’Union, par le truchement d’une présidence de l’Eurogroupe au détriment de la présidence tchèque hostile à la politique poursuivie par Paris notamment dans le Caucase.

Les crises survenues depuis l’été dernier, crise diplomatique, géopolitique et militaire en Géorgie, effondrement de l’édifice financier en septembre, ont largement confirmé le diagnostic porté sur l’Europe comme étant d’abord et avant tout une fiction. Une fiction que révèlent les multiples lignes de fracture qui parcourent l’Europe proactive de Bruxelles, cette construction « arbitraire », la traversent et l’encerclent.

Fissures internes avec la montée en puissance des indépendantismes et du communautarisme ; failles externes avec nombre de conflits actifs ou potentiels à son immédiate périphérie ; profondes divergences dans l’orientation et l’extension de l’Union, Est ou Sud selon que l’on considère le monde depuis Berlin ou Paris.
Des forces centrifuges ou de compression qui constituent autant de menaces pour l’équilibre du sous-continent. Tensions bien présentes, mais peu visibles de l’opinion car il n’est pas de bon ton d’en évoquer l’existence. Les mois écoulés riches en crises politiques, diplomatiques et militaires viennent de révéler ces forces négatives dans toute leur ampleur et toute leur gravité.

À partir de là, l’urgence immédiate à les traiter devrait s’imposer à tous, mais c’est encore très loin d’être le cas comme le démontre, hélas, la crise financière en cours annonciatrice d’une inéluctable récession. L’effondrement d’un système pourri était pourtant éminemment prévisible. Malgré cela rien n’a été entrepris à temps pour en prévenir la chute.
De ce point de vue, sans doute faudra-t-il perdre l’habitude détestable de fuir les réalités et d’imposer au discours – le projet européen en étant ici un exemple archétypique – tant politique qu’universitaire, un conformisme désolant dont l’usage abusif détermine à tout coup et à plus ou moins long terme des conséquences dévastatrices. La première d’entre elles étant la gestion des crises à chaud, autrement dit quand la situation commence à échapper à ceux qui par leur incurie l’ont laissé filer.

Insistons sur la question de la « Crise » de l’économie financiarisée à outrance. Tout un chacun pouvait voir depuis 2006 monter l’orage sur l’horizon. Bien peu cependant en ont réellement tenu compte dans l’élaboration de leur politique à moyen et long terme : ni les acteurs privés concernés au premier chef, banques et institutions financières et a fortiori, ni les États. À telle enseigne que voici quelques mois encore le président Sarkozy et ses conseillers n’ayant apparemment pas encore pris la mesure du risque d’implosion d’un système en perte de vitesse accélérée – un constat prévisionnel primaire associé à un coefficient de probabilité excessivement élevé – se déclaraient hautement favorables à l’introduction en France de ces fameux crédits hypothécaires – subprimes – qui sont l’origine même, précise, de l’effondrement de l’édifice financier mondial.

Une crise qui permet ainsi de toucher du doigt le dédain affiché par nos classes dirigeantes à l’égard de la réalité et des faits. Attitude qui n’aurait pu être qu’un moindre mal s’il n’avait été question au bout du compte que d’une simple correction des marchés avec des gagnants et des perdants, comme se plaisait à le souligner Alan Greenspan, ancien président de la Réserve fédérale d’août 1987 à janvier 2006. Autrement dit, si cet épisode n’avait été qu’une crise de liquidités n’affectant que la sphère des établissements financiers… Or, l’actuelle crise de solvabilité – une crise de confiance dite systémique – va inéluctablement entraîner dans son sillage une crise économique, la récession. Voire une dépression dont nul ne peut prévoir ni l’ampleur ni les conséquences parmi lesquelles « la guerre » ainsi que l’évoquait récemment le sénateur socialiste Jean-Luc Mélenchon (1).

Enfermés dans une bulle matricielle de pensée unique, gouvernants et membres de l’hyperclasse mondiale, malgré leur profession de foi de réalisme politique et parfois de leur cynisme, font trop souvent l’impasse sur les données significatives et les tendances qui orientent ou pèsent lourdement sur l’avenir du monde et le destin des hommes. Nous ne tenterons pas ici de répondre au pourquoi de la chose !

Les problèmes les plus lancinants sont ainsi régulièrement évacués au profit presque exclusif de préoccupations à court et moyen terme, d’un pilotage des Affaires strictement à vue… parce qu’entre autres, leur résolution semble pouvoir être toujours repoussée sine die dans la mesure où la bulle n’a pas encore atteint sa taille critique. Ainsi la croissance d’une bulle immobilière en Chine ou dans certains micro-États du Golfe arabo-persique s’opère actuellement au vu et au su de tous ; autre exemple en France, dans un tout autre domaine, mais où la mécanique est la même, pensons à cette bombe à retardement que constitue la question non traitée des banlieues… Il n’en reste pas moins que tout regard avisé peut voir les différents types de bulle grossir à vue d’œil en dépit du fait que, notamment dans le secteur financier, la prévision est de nos jours dotée d’instruments de calculs particulièrement efficaces.



Autre cas de figure, les vraies décisions sont renvoyées aux calendes parce que l’on table sur la transmission des dossiers brûlant à une instance extérieure, ou à ceux qui sont appelés à vous succéder dans vos postes et fonctions en vertu des règles d’alternance démocratique… Après nous le déluge selon les saints principes du transfert ou de la diffusion des responsabilités. Ainsi Paris s’en remettant à Bruxelles pour prendre les décisions difficiles, c’est-à-dire non-consensuelles et pour lesquelles le courage ou la volonté politique font sempiternellement défaut.

Or, tous les contentieux ainsi évacués finissent par se rappeler au bon souvenir des gouvernants en revenant un beau jour abruptement sur le devant de la scène, créant chaque fois des situations inextricables. C’est une constante de la physique politique : le Caucase à la remorque du Kossovo en est un exemple, les crédits hypothécaires à risque, un autre. Situations de crise qui ne trouvent alors d’issues qu’à travers des drames, des conflits, des déchirures sociales plus ou moins graves, plus ou moins violentes, plus ou moins lourdes de conséquences.

Les cas de figure sont multiples et l’actualité en regorge. Parmi les conflits dit gelés, la crise géorgienne du 8 août 2008 n’a été une surprise que pour les décideurs non avertis ou ceux qui se refusaient à l’être. Crise annoncée notamment depuis la déclaration d’indépendance du Kossovo, province serbe, en déni du principe d’intangibilité des frontières, laquelle constituait de facto pour la Fédération de Russie un quasi casus belli diplomatique. Réponse du berger à la bergère donc à l’encontre de la politique à courte vue, ou excessivement machiavélienne, conduite par le camp occidentaliste, à savoir Washington pilotant Bruxelles.

Retenons de la crise du Caucase - assagie certes maintenant, mais pour combien de temps ? - qu’au contraire de ce qui en a été dit à destination des opinions publiques européennes, sa stabilisation actuelle est très loin d’être le succès médiatiquement claironné et dont se sont prévalus les hauts représentants de l’Union, MM. José Manuel Barroso et Javier Solana et plus particulièrement l’actuel président de l’Union, M. Nicolas Sarkozy.

Si on laisse de côté les suites envisageables d’une crise affectant pour longtemps une région d’importance majeure, stratégiquement et énergétiquement parlant, force est de constater qu’elle a accentué ou approfondi une cassure déjà existante à bas bruit entre l’Europe orientale et l’Europe occidentale. La politique conduite par la présidence française, il est vrai, a conduit à un certain retrait des forces russes ; en fait une réussite en demi-teinte généreusement exploitée par les professionnels de la communication politique.

Parce que la réalité est ailleurs. Cette sortie de crise ne peut en effet pas être mise au compte d’une Union européenne parlant d’une seule voix, soudée par une intention et un projet communs. Loin de l’unanimisme de façade, elle a au contraire braqué l’Europe orientale (2) contre une politique d’apaisement à l’égard de Moscou, politique fallacieusement consensuelle et conduite presque unilatéralement par Paris sur ce dossier en désaccord sensible avec le Département d’État.

Il en résulte pour l’observateur objectif que l’UE n’est non seulement pas sortie renforcée de cette épreuve, mais que ses divisions, contenues et sous-jacentes jusque-là, apparaissent désormais au grand jour. À tel point que la présidence tournante assurée par la Tchéquie à partir du 1er janvier 2009 laisse présager d’un côté une réorientation substantielle de la politique européenne envers de la Russie et de la Biélorussie dans le sens de la défiance, et d’autre part à l’égard des États pro-occidentaux que sont l’Ukraine et la Géorgie, une accélération de la procédure d’admission à l’Otan, ce vestibule d’entrée dans l’Union. Perspectives qui, de façon tout à fait inédite, conduisent aujourd’hui Paris à chercher les moyens de court-circuiter la présidence tchèque (3) et à garder la haute main, sous couvert de gestion de la crise financière et économique, sur la conduite des affaires extérieures de l’Union…

La crise du système financier mondial tend par ailleurs à accroître cette contradiction interne déjà à l’œuvre au sein du noyau dur de l’UE. Antagonisme latent qui vient de se concrétiser dans le refus public de la chancelière Angela Merkel de souscrire au projet de M. Nicolas Sarkozy visant à la création d’un gouvernement économique dans la zone Euro. Un paradoxe intéressant pour qui a présent à l’esprit que l’Union s’est ou se serait construite autour et par l’économie et avait cru trouver le ciment de son « projet » dans la monnaie unique, l’€uro qui pourrait rapidement devenir une pomme de discorde entre des partenaires qui souhaiteront gérer la crise de façon souveraine, c’est-à-dire à leur guise. Comme l’on fait les Travaillistes anglais en nationalisant partiellement leurs banques et avant eux les Irlandais (4).
Enfin, il nous faut revenir encore ici, sur le discord existant entre une Europe orientée à l’Est – l’Ost politik allemande comme invariant à l’époque moderne des choix stratégiques de Berlin – et celle qui voit son extension naturelle dans le monde méditerranéen (Paris, Rome et Madrid) et au-delà vers l’Eurafrique. L’évocation d’un strabisme divergent de l’Union acquiert donc en ces temps de crise toute sa pertinence.

Un conflit de choix entre le grand Est européen et la rive orientale de la Méditerranée qui en temps ordinaire constituait déjà matière à des arbitrages et des prises de décisions difficiles. On l’a vu dans la phase d’élaboration un projet euroméditerranéen – devenu finalement le 13 juillet 2008 projet d’Union pour la Méditerranée – qui s’est accompagné d’un net refroidissement des relations franco-allemandes. Le compromis accepté par Paris et l’abandon de ses ambitions c’est-à-dire aux objectifs du Processus de Barcelone (5) s’inscrit aujourd’hui parmi un ensemble de facteurs de tensions qui à terme pourraient se révéler insoutenables. L’édifice européen, jamais vraiment consolidé et dont les buts n’ont jamais été jusqu’à présent clairement définis – une Europe sans frontières et sans limites – pourrait évidemment en pâtir. La question se pose donc de savoir si l’Europe finalement survivra encore longtemps à l’accumulation de ses contradictions.

Car l’Europe de Bruxelles n’est en vérité pour l’heure qu’un conglomérat de nations dépérissantes et une entité affichant une vocation irréaliste à l’extension ad libitum, mais dont clairement les frontières réelles sont celle des guerres intérieures et extérieures, actives ou potentielles où l’Union se trouve impliquée… Une ligne de feu qui parcourt de toute évidence l’Europe et sa périphérie, des Balkans avec la Bosnie à Afghanistan via l’Algérie (de nouveau depuis l’été dernier théâtre d’attentats singulièrement meurtriers), en passant par le Liban, le Kurdistan, l’Irak, le Darfour et, le cas échéant, l’Iran…

La France médusée ne vient-elle pas de découvrir après la mort d’une dizaine de ses soldats professionnels à proximité de Kaboul, qu’elle était en guerre en Afghanistan et avec elle l’Europe ? Tout comme celle-ci, par le biais des membres engagés au sein de la coalition anglo-américaine combattant en Mésopotamie, est en guerre contre les résistances armées d’une nation arabe hier encore souveraine et unie…

Qui faut-il alors accuser de ce réveil bien tardif de l’opinion française ? Les médias relayant des choix politiques conduisant à faire intervenir à l’extérieur des forces européennes, à l’insu, ou presque, de la société civile ? Ou de l’inertie de citoyens plus préoccupés des soucis de leur vie quotidienne et somme toute partiellement anesthésiés voire intoxiqués par une presse audiovisuelle débilitante et cultivant des formes savantes de désinformation ?

De la même manière que l’Union européenne s’est trouvée du jour au lendemain projetée dans l’abîme de la crise, peut-être les Européens découvriront-ils au détour d’un incident de frontières que ses troupes, présentes sur des fronts de guerre divers et variés, viennent de plonger dans un conflit de dimension planétaire, cela sans que rien ni personne n’ait vu venir la catastrophe ? N’est-ce pas ce qui est arrivé au Caucase comme aujourd’hui avec l’écroulement du château de cartes financier ?

notes

(1) Sénateur socialiste de l’Essonne depuis 1986, interrogé par l’agitateur médiatique Karl Zéro (Marc Tellenne), sur BFM TV le 9 octobre 2008.

(2) Une Europe orientale cliente des États-Unis : pensons entre autres aux installations controversées de missiles d’interception américains en Pologne et de radars d’acquisition en Tchéquie ; la crise géorgienne a d’ailleurs permis de faire aboutir ces projets en levant les réticences qui leur faisaient encore obstacle ; en l’occurrence dans l’affaire géorgienne les différences d’intérêts et d’objectifs entre Paris et Washington étaient patentes.

(3) Le président français Nicolas Sarkozy, à l’issue de son mandat, le 31 décembre 2008, à la tête de l’Union, entendrait devenir président de l’Eurogroupe [institué en 1997 par le Conseil européen, il réunit chaque mois les ministres des Finances de la zone euro] et de demeurer par ce truchement au cœur de la politique européenne, notamment extérieure.

(4) Le 2 octobre 2008, le Parlement irlandais adoptait une loi offrant une garantie gouvernementale illimitée, soit une garantie de deux ans sur les dépôts au profit de six grandes banques pour un montant minimum de 400 milliards d’euros, le double du PIB annuel irlandais, déclenchant un tollé de la part des Européens l’accusant de faire cavalier seul.

(5) Le partenariat Euromed autrement nommé « Processus de Barcelone » est institué à Barcelone en 1995 à l’initiative de l’UE de concert avec le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, l’Égypte, l’Autorité palestinienne, Israël, la Jordanie, le Liban, la Syrie et la Turquie. Depuis novembre 2007, l’Albanie et la Mauritanie en sont membres.


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