La Course à l’Est (2/2)

par Johan
jeudi 23 novembre 2006

Dans cette partie, nous avons suivi les ambitions frustrées allemandes « d’hégémonie douce ». Cet article reprend le feuilleton au moment de la crise diplomatique autour de l’Irak et décrit l’effondrement de l’Europe politique.

II- Les PECO, la Russie et les Etats-Unis reprennent la main : l’UE devient une zone de libre-échange (ZLE) de luxe, où leur influence réciproque trouve à s’exercer : l’Allemagne s’affranchit de la simple concurrence envers les Etats-Unis en reprenant son indépendance vis-à-vis de Washington au premier trimestre 2003, après le cavalier refus des Etats-Unis d’envoyer un contingent allemand en Afghanistan, et une fois l’élargissement du 1er mai 2004 acquis au Sommet de Copenhague de 2002. Selon certains analystes, ce serait même la chancellerie qui aurait inspiré l’opposition de la France à l’attaque préventive de l’Irak. L’Allemagne marque sa divergence sur l’intervention privée de l’accord de l’ONU, suivant un Jacques Chirac en tête de file, bientôt rejoint par la Chine et la Russie.

« L’hégémonie douce » prend l’eau, au bénéfice des PECO qui se dégagent des obligations de la PESC, et de la Russie, qui dispose d’un nouvel argument à faire valoir : sa tête de pont Kaliningrad, exclave russe donnant sur la Mer baltique et frontalière de la Pologne et de la Lituanie. Celle-ci est la plaque tournante de trafics criminels sur lesquels Moscou ferme les yeux, consciente de l’affaiblissement de l’UE qu’il engendre. Kaliningrad est également le prétexte invoqué par la Russie pour se garantir à terme des dérogations à l’espace Schengen, après les facilités de transit qu’il a obtenues en face à face avec la Lituanie (cette dernière attendait une réaction de l’UE face aux pressions russes pour obtenir un droit de passage via la Bielorussie).

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Malgré cela, l’Allemagne pense pouvoir faire de nouveau jouer la politique du deutschmark, ce qui n’est pas garanti face au retour de la conception de « la maison commune européenne » gorbatchévienne, que Moscou met progressivement au goût du jour sous couvert de l’éventualité de l’adhésion de la Russie à l’UE. Cette adhésion n’a en fait pas pour fonction d’être réaliste, mais de rappeler la place de la sphère russe dans la zone. Quoi qu’il en soit, la position allemande à l’Est semble en réalité plus fragile que prévu, et ses contentieux latents avec la Russie sont exacerbés par son concurrent dans la course aux marchés russes : Washington, qui rappelle aux PECO leurs appréhensions envers l’ogre russe. A ce jeu, ce sont les Etats-Unis les plus forts, ainsi qu’en témoignent les diverses « Révolutions colorées », orchestrées outre-Atlantique avec un scénario parfaitement rodé désormais (Révolution orange en Ukraine en 2004, rose en Géorgie en 2003, Kirghizstan et Liban en 2005). Que dire des prisons secrètes de la CIA en Roumanie (qui rejoint l’UE le premier janvier 2007) ?

La crise irakienne de 2002-2003 révèle avec acuité les divergences de vue qui existent en Europe sur la politique européenne de sécurité commune (PESC). Certes, l’Allemagne a favorisé l’adhésion des PECO à l’OTAN, mais elle n’entendait pas vider la PESC de toute sa fonction d’outil militaire de règlement de conflit hors UE, notamment les troubles nationalistes issus de la fonte du glacis soviétique (en particulier dans les Balkans, mais aussi en Tchétchénie et chez les anciens satellites souhaitant s’extraire du giron russe). La France voit cette structure comme l’aboutissement tardif mais ferme de la PED (politique européenne de défense), qui doit aboutir à une UE qui parle et agit d’une même voix au niveau international. Les PECO, eux, ne la conçoivent que comme un instrument de sécurité intérieure, l’OTAN étant le traité militaire central en Europe, et ce domaine échappant à l’UE. En réalité, cet échange de vues clarifie la conception qu’ont les PECO de leurs besoins et leur volonté de ne pas se risquer à doubler le volet de sécurité extérieure, ce qui est logique au vu de leur absence d’ambition de puissance. Finalement, bien qu’ayant été davantage des objets de convoitises que des acteurs, les PECO semblent avoir relativement bien servi leurs intérêts (obtention d’une ZLE de luxe et d’aides communautaires), mais restent fragiles dans leurs relations bilatérales face à la Russie et aux Etats Unis. Ils comptent donc sur l’UE, au sein des institutions de laquelle ils ont négocié une place importante, pour mener des négociations collectives contre les grandes puissances sur les sujets les plus cruciaux. Mine de rien, les dirigeants de l’UE s’avèrent de coriaces négociateurs, grâce notamment à des personnages emblématiques tels que Romano Prodi qui a su se démarquer des directives du président du Conseil italien S. Berlusconi, acte d’indépendance exemplaire. Peut-être la perte de leur rôle d’enjeu dessert-elle les PECO, mais ils ont conquis une place de choix dans un marché intégré, et une adhésion à l’OTAN après avoir prouvé au premier trimestre 2003 leur motivation à rejoindre l’organisation.

Aujourd’hui la France et les Etats-Unis sont toujours brouillés, malgré un certain dégel des relations. Jacques Chirac drague ouvertement Moscou, qui dispose des hydrocarbures indispensables pour mener une prétendue « guerre de civilisation » contre les pays arabo- musulmans (terminologie qui cache en réalité les considérations bien plus prosaïques des deux camps, réfugiés derrière des façades idéologiques).

Outre la décoration du président russe, qui a habilement renationalisé une bonne partie de son gaz, on peut remarquerd’une part la faiblesse des protestations lors de l’assassinat sauvage d’une journaliste pro tchétchène ; d’autre part, depuis peu les Soviétiques sont davantage encore que les Américains présentés comme les libérateurs de l’Europe occupée par les nazis ; enfin en mai 2005 d’une statue gigantesque du général de Gaulle a été dévoilée en Russie.

Conclusion : les stratégies de « cavalier seul » française et allemande ont ruiné presque tout espoir de voir se développer une diplomatie européenne, voire une Europe politique. Il ne reste par conséquent qu’une Europe économique, laissant aux anciennes superpuissances toute latitude pour développer leur influence au sein de l’UE. Ce qui peut expliquer pourquoi l’UE est actuellement le meilleur cheval de Troie pour mettre à bas les modèles rhénans en les tapant à leur talon d’Achille : le domaine social, et en utilisant comme arme le dumping (fiscal, comme au Luxembourg ou en Angleterre, social à l’Est). En échange, les PECO espèrent redevenir des puissances régionales. Quant à l’Europe politique, elle est actuellement au plus mal. Les rejets français et hollandais du traité constitutionnel n’ont rien arrangé.

Peut-on régénérer l’UE politique ? Difficilement : le lien entre adhésion économique et sociale et adhésion politique est rompu. Un directoire des grands, souhaité par N. Sarkozy et plus couramment appelé « noyau dur », aurait probablement trouvé un bel appui dans les « collaborations renforcées » prévues par le traité constitutionnel.

Tout est à refaire. Une chance ou une calamité ? Une nouvelle Union européenne est-elle envisageable sur la base de la luttes contre le dumping (économique, social, environnemental, fiscal, juridique et judiciaire) ? L’avenir nous le dira.

PS : Cet article est une synthèse d’articles tirés de http://www.diploweb.com/

Johan est l’auteur d’un mémoire (2005) : « L’élargissement de l’UE aux PECO, rigidités juridiques et réalités géopolitiques, économiques et sociales. »


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