La question turque et l’Europe, de Jean-Gilles Malliarakis

par Enquête & Débat
mercredi 6 juillet 2011

La Turquie peut-elle intégrer l’Union Européenne ? La question turque et l’Europe ne pose aucune base à une telle réflexion ; non, ce petit livre signé Jean-Gilles Malliarakis se révèle dès les premières lignes comme un manifeste, en tous points hostile à une éventuelle adhésion d’Ankara.

A l’époque de sa publication (fin 2009), le sujet est d’actualité ; les vagues de réformes se succèdent au sein du gouvernement turc pour rendre la candidature du pays aux yeux des États membres plus attrayante, moins effrayante. L’auteur le rappelle, en avant-propos, tout en déniant la moindre sincérité à cette entreprise du premier ministre Erdogan et de ses troupes.

D’une élite l’autre, puisque face à l’offensive diplomatique turque, Jean-Gilles Malliarakis pointe la complaisance et la turcophilie suspectes de l’ensemble des décideurs européens, à contre-courant de l’opinion sur ce thème de leurs peuples respectifs. Ainsi, en France, donne-t-il l’exemple, éloquent, de la réforme constitutionnelle « fourre-tout » de 2008 votée en catimini par le Parlement à Versailles. On y supprime l’article 88-5 de la Constitution, « éphémère garantie suprême contre toute hypothèse d’un élargissement non voulu », car tout projet de nouvelle adhésion devait jusqu’alors être soumis à un référendum populaire de ratification. Et difficile de ne pas éprouver une certaine stupéfaction à la lecture de ces révélations, quand on sait à quel point le candidat aux présidentielles Nicolas Sarkozy avait, un an auparavant, publiquement martelé son opposition à l’entrée de la Turquie en Europe… Cette ambivalence de nos politiciens aurait constitué une question passionnante, et qu’on ne peut que regretter de ne pas voir approfondie par l’auteur.

Au contraire, Jean-Gilles Malliarakis s’engouffre dans une voie toute autre, celle d’une rancœur historique, presque identitaire, à l’égard de la Turquie. Oui, la Turquie est aujourd’hui majoritairement turcophone et musulmane sunnite. Les minorités (sauf les Kurdes de l’est anatolien) ont quasi-disparu ; les Chrétiens, autrefois un tiers de la population, ont été soit exterminés soit contraints à l’exil. C’est le legs de la Révolution des Jeunes-Turcs de 1908 que l’auteur déplore et dont il condamne les atrocités – le Génocide Arménien, les massacres de Smyrne, l’éradication des Assyro-Chaldéens ou encore des Araméens – et dont l’actuelle « Türkiye Cumhuriyeti » ne s’est toujours pas officiellement repentie.

Pour Malliarakis, c’est une raison fondamentale à lui interdire de participer au concert des familles européennes, cela d’autant plus que cette « tradition » belliqueuse serait aujourd’hui perpétuée par l’occupation du nord de Chypre depuis 1974. A ce titre, il paraît essentiel de se remémorer le contexte politique de l’époque : « veille homme malade de l’Europe », l’Empire Ottoman du début du XXème siècle, mosaïque pluri-éthnique et multi-confessionnelle hésite entre l’ « ottomanisme » garantissant l’égalité civique et juridique totale à tous les citoyens de l’Empire, et le nationalisme turc. A la défaveur des soulèvements qui aboutiront aux Guerres Balkaniques à partir de 1912, la défense de l’identité turque emportera l’adhésion des élites « Jeunes-Turcs » de l’Empire chancelant.

Avec le lot de massacres abominables que l’on sait. Faut-il encore aujourd’hui leur reprocher leur jacobinisme intransigeant ? Les Révolutionnaires de 1789 n’ont-ils pas, à leur échelle, procédé de façon similaire pour sauver leurs idées ? La raison d’État emporte son cortège de malheurs, et aussi triste, insupportable que cela puisse paraître, il en sera toujours ainsi.

A ces arguments charnels, l’auteur dresse un portrait lugubre de la Turquie actuelle. Un pays qui d’abord n’est pas laïc dans l’acception occidentale de ce mot. La République Turque, et cela est vrai, « salarie le culte » et « encadre l’islam de manière monopoliste dans son interprétation sunnite ». Par conséquent, le Ministère Public turc peut légitimement poursuivre l’écrivain Nedim Gürsel pour « dénigrement des valeurs religieuses » en vertu de l’article 216 du code pénal ; tandis que le ministre d’Etat Aydin chargé des affaires religieuses a pu publiquement s’inquiéter en 2005 des activités missionnaires en cours dans le pays sans que cela ne choque outre mesure. Jean-Gilles Malliarakis y voit des exemples d’atteintes intolérables à la liberté d’expression d’une part, à la liberté religieuse d’autre part ; il faut néanmoins comprendre que le véritable sacré dans ces deux cas précis n’est pas religieux mais « étatico-national » : contrairement aux nations européennes où elles sont totalement déliquescentes, la Turquie défend encore le respect de certaines valeurs patriotiques, qu’elle considère d’intérêt supérieur. N’est-ce pas une posture quasi-gaullienne ?

Cette vision noire est prolongée par une description effarée de « l’Etat profond », c’est-à-dire de l’est anatolien où potentats locaux, main dans la main avec des dignitaires d’Ankara, perpétuent un pouvoir clanique d’un autre âge. Certes préoccupante, la situation n’est pas sans rappeler la réalité de l’Italie méridionale : l’existence des mafias siciliennes ou calabraises, et leurs liens avérés et ambigus avec Rome n’ont jamais empêché l’Italie d’être un État membre respectable dans l’Union ; pourquoi en irait-il différemment avec la Turquie ?

Enfin, ultime pièce à charge, la Turquie entretient de noirs desseins à l’international. Ahmet Davutoglu, conseiller personnel du premier ministre Erdogan le sussure bien : « La Turquie ne peut pas privilégier ses liens avec l’Orient ou l’Occident car les deux sont indissolublement liés ». Pour l’auteur, ce caractère « multidirectionnel » de la diplomatie turque révèle une ambivalence traître, cache-sexe d’un impérialisme inavoué – aussi bien envers les « Turkestan » russe et chinois que la « Roumélie » européenne – mais bien réel. Quant à l’instrumentalisation que le gouvernement Erdogan fait de l’islam (la Turquie est membre de l’Organisation de la Conférence Islamique) afin d’asseoir son influence au sein des pays arabes, il faut y voir, d’après l’auteur, une preuve de plus de la déloyauté intrinsèque de la Turquie vis-à-vis de l’Europe…

Pont entre l’Europe et l’Asie, héritière d’un Empire Ottoman pluri-séculaire et brillant, la Turquie vogue encore dans le traumatisme de la dislocation brutale de ce dernier. Elle n’est pas européenne, pas plus qu’elle n’est asiatique. Elle est une nation fière et à part, à l’histoire complexe ; son destin n’est pas de rejoindre l’Union Européenne : avouons-le, bon nombre d’Européens partage instinctivement cette conviction, et c’est pourquoi on ne peut que déplorer la brutalité des arguments que l’auteur déploie pour parvenir à cette conclusion évidente. Car la question turque ne se résoudra pas en invectivant ce peuple aussi respectable que tout autre mais en en se demandant pourquoi les « aristocrates » qui nous gouvernent cherchent à nous imposer, envers et contre tout, ce mariage qui n’est ni d’amour ni de raison. 

Auteur : Msuslo


Lire l'article complet, et les commentaires