La surveillance en Allemagne

par StephanM
mardi 11 novembre 2008

Le samedi 11 octobre 2008 a eu lieu une grande manifestation à Berlin sous le slogan “La liberté - non à la peur - arrêtez la folie de la surveillance”. Cette manifestation a fait partie d’un jour d’action internationale dans 36 pays[1]. Une des raisons de cette action est la rétention des données de communications électroniques (RDCE) que doivent pratiquer, d’après la bénédiction du Parlement européen, tous les pays de l’union européenne. Depuis quelques années, tous les citoyens d’Europe sont placés sous une gigantesque surveillance sous le prétexte de la lutte contre le terrorisme, l’argument-roi qui est censé faire taire toute objection, réflexion, doute ou contre-argument. Mais la RDCE en Allemagne n’est qu’un moyen parmi d’autres dans une longue liste de dispositifs pour surveiller les citoyens.

Il y a 110 organisateurs qui ont soutenu la protestation contre la surveillance généralisée et le stockage en masse de données de toutes sortes. Environ 70.000 manifestants ont été présents à Berlin. (Manifestations 2007 et 2008 à Berlin ; photos sur wikipedia) La police a pratiqué des contrôles en amont en nombre important et injustifié, et une manifestation contre la surveillance est évidemment - placée sous haute surveillance. Un participant de pseudo “friendofchange” a filmé la surveillance policière de la manifestation anti-surveillance. (surveilling anti-surveillance crowd… - vidéo sur youtube) (Un manifestant anti-surveillance surveille les surveillants qui surveillent les anti-surveillants) La vidéo de friendofchange montre des scènes où des policiers cachent des caméras dans leur veste ou derrière leur casque. On peut également observer de nombreuses traînées de condensation dans le ciel, éventuellement un hommage aux manifestants du camp du G8 qui ont été filmés à l’aide des avions Tornado. L’orientation politique des participants va de conservateur jusqu’aux groupes autonomes de gauche ; tous ont souscrit à une action sans violence.

La dynamique propre de la surveillance

Si nous constatons un accroissement des activités de surveillance dans nos sociétés, nous n’avons pas besoin d’une théorie du complot pour expliquer en partie le phénomène. Nous vivons dans des sociétés de connaissance, d’informations, capitalistes. Avec l’information, on gagne de l’argent, et avec l’argent on achète des informations. Celui qui sait plus que l’autre aura un avantage sur celui-là, et cet avantage va souvent se monnayer. (Espionnage industriel, analyse des comportements des consommateurs, enquêtes d’opinions…). Tant que l’information part de l’individu, en passant par un grand nombre d’individus pour aller vers une information qui permet d’exprimer des généralités, des tendances (probabilités, statistiques) qui ensuite seront partagées en tant que connaissance par tous, elle peut augmenter le savoir sur la société. Mais il y a la tendance inverse : partir d’un grand nombre d’informations que l’on fait converger pour identifier un ou quelques individus au nom de la sécurité, de la prévention de crimes ou d’actes terroristes. Cette inversion s’appuie sur des données qui souvent n’ont pas été recueillies à des fins de lutte contre la criminalité. On peut être sûr que quelles que soient la provenance et la nature des données enregistrées, l’État voudra, à un moment ou un autre, y accéder. Un pédophile à mettre hors d’état de nuire ? Les banques permettent aux enquêteurs l’accès aux informations de 22 millions cartes bancaires (voir plus bas). Un terroriste à chasser ? L’enregistrement des numéros de plaques d’immatriculation de tous les véhicules sur les autoroutes allemandes, prévu d’abord uniquement pour le péage automatique, permet de reconstruire les déplacements des conducteus.

Sous le prétexte du danger terroriste ou d’un autre grand crime, l’État tente et tentera d’accéder à n’importe quelle base de données ou fichier, qu’il soit commercial, administratif ou privé. Pire, il aura envie de les croiser. La prolifération des fichiers est LE terrain propice pour fournir à l’État les conditions informationnelles nécessaires pour exercer une surveillance de plus en plus performante.

À l’introduction d’un nouveau dispositif de surveillance, l’État nous promet un seul scénario qui serait “extrêmement rare” pour nous rassurer que la protection des données et de la vie privée des citoyens soit respectée, mais c’est la plupart du temps le début d’une tendance vers une surveillance accrue qui ne fera que croître, et pour des choses qui n’ont plus rien à voir avec le terrorisme. Ce qui fut un moyen de chasse au terroriste devient peu après le moyen de poursuivre les citoyens qui ont commis des infractions mineures. (Exemple : L’enregistrement de toutes les plaques d’immatriculation dans certains länder, c’est suspecter tous les conducteurs, sans indices concrets. D’après la voix officielle, l’enregistrement des plaques d’immatriculation serait “presque” sans conséquence. (Sur 5 millions plaques d’immatriculation, 150 conducteurs ont subi des conséquences juridiques graves - dommages collatéraux de la surveillance que nous devons nous résigner à accepter ?[2])

Autre scénario de dérive : L’utilisation d’un fichier crée pour un contexte X à des fins Y. Les exemples en abondent.

Comment la surveillance est-elle perçue dans la population ?

Le dernier recensement de la R.F.A en 1987 qui était prévue pour 1983 avait rencontré une extraordinaire résistance dans la population. Le Tribunal Constitutionnel qui a été saisi avait d’abord suspendu puis interdit le recensement. Suite à cette décision, le recensement a été entièrement revu pour garantir un certain anonymat, mais cela n’avait guère convaincu ses opposants. Malgré les procès verbaux avec lesquels l’État menaçait les citoyens qui refuseraient de remplir le formulaire indiscret, il y a eu un appel à la désobéissance civile. Beaucoup de gens avaient renvoyé un formulaire vide, d’autres avaient répondu aux questions de travers, mais l’office fédéral de statistiques a affirmé que “la qualité du recensement est bonne”.[3]

Avec l’avènement d’internet puis avec ce que l’on appelle le web 2.0 (un internet participatif, interactif, les forums de discussions, les blogs et les réseaux sociaux (facebook…)), la donne a complètement changé. L’intérêt pour une protection de la sphère privée ou pour l’anonymat, surtout dans la jeune génération, avait pratiquement disparu. C’est le grand déballage sur internet, des passionnés cherchent leur petite “heure de gloire”. C’est une des raisons pour laquelle la résistance contre la RDCE en Allemagne n’a pas été très forte au début. Une autre manifestation contre cette surveillance a eu lieu l’an dernier (même ville, même slogan “Freiheit statt Angst : Liberté - non à la peur”, 8 à 15 mille manifestants).

Le délégué fédéral pour la protection des données, Peter Schaar donne son opinion

(extrait d’une interview en avril 2006 entre le journal Technology Review (TR) et Peter Schaar[4])

TR : M. Schaar, en raison du développement des technologies de sécurité et de surveillance, de plus en plus de données peuvent être accumulées sur les citoyens. Après l’attentat du 9/11, diverses lois ont été changées pour l’utilisation de ces technologies. D’après le ministère de l’intérieur, il n’y a pas de tendance d’augmentation de la surveillance dans notre république. Quel est votre point de vue sur la question ?

Peter Schaar : Pendant les dernières années, les pouvoirs des services de police et des renseignements n’ont cessé de croître. Par exemple, la police a des possibilités supplémentaires dans les écoutes téléphoniques. En outre, on constate une augmentation de la collection de données sans avoir de soupçons et dans l’absence d’un danger concret. Nous avons maintenant des écoutes téléphoniques préventives et l’enregistrement des plaques d’immatriculation.[...]

 

En 2007/2008, plusieurs scandales d’abus de données sensibles éclatent.

La Deutsche Telekom a surveillé et exploité des données téléphoniques de M. Sommer[5], président de la fédération des syndicats DGB[6], mais Sommer n’était pas le seul surveillé. Le groupe allemand a aussi espionné ses managers[7], ses responsables de conseils d’administration et des journalistes[8]. La direction de la Telekom voulait démasquer la taupe qui faisait sortir des informations confidentielles et les passait à la presse. Monsieur Ricke, ex-surveillant de Telekom, disait dans Der Spiegel dans une interview que “la Telekom est trouée comme un fromage suisse.”[9]

En juin 2008, la Deutsche Telekom aurait prévu de surveiller la Bundesnetzagentur. (voir [10]et [11]).

En septembre 2008, l’affaire d’espionnage de Telekom s’élargit. Le procureur Friedrich Apostel cite les journaux avec les mots : “Nous savons qu’il ne s’agit pas de cas isolés”.[12]

Le Financial Times révèle d’autres cas : Gerling espionne ses collaborateurs pour des rapports critiques dans les médias. [...] D’après le Financial Times, Lufthansa aurait fourni des données de passagers pour révéler des relations entre un membre du conseil d’administration et d’un ancien journaliste du Financiel Times Deutschland.[13]

En octobre 2008, le délégué fédéral pour la protection des données, Peter Schaar, critique des défaillances graves de protection des données à la direction de Telekom.[14] Des dizaines de milliers d’employés ont accès à des bases de données et peuvent même les copier.

Un malheur ne vient jamais seul : parallèlement à la série des scandales d’espionnage, une autre série de scandales voit le jour : le vol de données privées. Pas de chance, c’est encore la Deutsche Telekom qui est l’enfant terrible : un vol de 17 millions de numéros de téléphones portables a déclenché un nouveau débat public sur la sécurité de données. C’est un abus de données personnelles sans précédent. Le groupe déclare que les numéros ont été dérobés de T-Mobile (une branche de Deutsche Tekelom, article du 4 oct. 2008 du Mitteldeutsche Zeitung[15]). Le journal nous informe qu’il s’agit entre autres d’adresses privées de personnalités politiques, ministres, de dirigeants d’économie, de milliardaires et stars. Le vol spectaculaire remonte à l’année 2006.
Allez, c’est mérité : BigBrotherAwards 2008 pour Deutsche Telekom  !

Et ça continue : depuis des semaines, l’Allemagne est perturbée par une vague de prélèvements sur des comptes bancaires pour des achats de services ou de biens qui n’ont jamais été effectués par les détenteurs des comptes bancaires. Ces infractions ont été possibles grâce à la vente illégale de données personnelles à des sociétés de télémarketing peu scrupuleuses et à des malfaiteurs. Le journal taz nous rapporte le cas d’un achat-test : une association de protection des consommateurs a chargé un de ses collaborateurs de démontrer, à quel point la protection des données se trouve mal en point : le membre de l’association, avec la plus grande facilité, arrive à acheter pour 850 euros deux CD-Rom qui contient des données de 6 millions de personnes. Gerd Billen, membre de cette association des consommateurs, a remis ces deux CD au chargé de la protection des données et au procureur devant les caméras lors d’une conférence de presse à Berlin.[16]

Quand on touche au portefeuille des gens, les gens se réveillent. L’idée que la protection des données et de la vie privée pourrait malgré tout ne pas être inutile se fraie un chemin vers la conscience. Seulement, c’est un peu tard. La société informatisée, digitalisée et les politiques partisans d’une surveillance omniprésente n’ont pas perdu leur temps.

Voici l’arsenal actuel de la surveillance en Allemagne :

D’autres mesures en pratique :

Les mesures en cours d’examination pour une utilisation future :

Pour finir le constat plus qu’inquiétant de la situation et de la tendance actuelle vers une surveillance généralisée, nous devons admettre que la surveillance en Allemagne n’est sûrement pas exceptionnelle, comparée à d’autres pays. Les enjeux politiques et économiques sont interdépendants et prédominent de loin les soucis des associations et des citoyens qui défendent le respect de la vie privée et la protection des données. Les forces dans la lutte contre la surveillance généralisée sont inégalement réparties, mais ne pas lutter serait encore pire.

Auteur : Stephan M.
Droits : Creative Commons


[1] Voir la liste des pays participants sur Freedom_Not_Feer_2008
[2] Espions sur la route - Sueddeutsche.de
[3] Statistisches Bundesamt : Qu’a apporté le recentement de 1987
[4] Technologie Review / heise online
[5] heise online
[6] Deutscher Gewerkschaftsbund
[7] Déclaration de Telekom - heise online
[8] Telekomgate - heise online
[9] Financial Times
[10] C’est une administration allemande de régulation pour promouvoir la concurrence dans les marchés de réseaux (électricité, gaz, télécommunication, poste, réseau ferroviaire).
[11] Spiegel online - Le groupe d’espionnage aurait eu comme projet la surveillance de la Bundesnetzagentur
[12] L’affaire d’espionnage s’élargit - heise online
[13] Financial Times Deutschland
[14] Peter Schaar critique des défaillances graves - heise online
[15] Mitteldeutsche Zeitung - mz-web.de
[16] taz - test d’achat illégal de données
[17] BigBrotherAwards Allemagne 2005 (vidéo)
[18] Surveillance vidéo étatique de l’espace public
[19] Focus - la vidéosurveillance en Grande-Bretagne est un fiasco, 6 mai 2008
[20] Chaos Computer Club
[21] heise online
[22] Tagesschau.de
[23] Der Spiegel
[24] Der Spiegel
[25] heise-online
[26] Golem
[27] Der Spiegel
[28] heise online
[29] Vorratsdatenspeicherung.de
[30] heise online
[31] Spiegel online - Operation mikado
[32] Le virus bavarois - heise.de
[33] Datenschutzzentrum
[34] Das Erste (première chaîne de télévision)
[35] Grundrechtekomitee
[36] heise online
[37] heise online : le client paie sa propre surveillance
[38] deutsche wikinews
[39] Bundeskriminalamt - bka.de
[40] Der Spiegel - la police ton ami…
[41] Der Spiegel
[42] Avertissement de la super-base de données - heise.de
[43] Foto : jungewelt.de
[44] Pour les deux derniers paragraphes, voir aussi de.wikipedia.org

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