Le plurilinguisme, et quelques clichés sur les langues étrangères

par Krokodilo
mercredi 26 septembre 2007

A l’occasion du 26 septembre, journée européenne des langues, il nous a paru utile de rappeler que le domaine des langues vivantes est un terreau favorable aux clichés. Ils sont nombreux et très vivaces.

Première partie : les clichés sur les langues
(Deuxième partie, à venir : le plurilinguisme raisonné)

A. Faisons un tour d’horizon de quelques citations et de quelques phrases toutes faites que l’on retrouve fréquemment dans les médias.

A tout seigneur, tout honneur - commençons par le roi des clichés.

- L’anglais serait une langue facile !

Non, c’est une langue très difficile, contrairement à ce qu’une propagande de près d’un siècle essaie de nous faire croire, avec sa phonétique aberrante et ses idiomes innombrables.

(Difficulté reconnue par les pédagogues du ministère de l’Education nationale, dans le Bulletin officiel : BO n° 6, 25 août 2005, programme des collèges LV anglais.
"L’anglais est en effet, contrairement aux idées reçues, une langue difficile pour les francophones, en particulier à l’oral. (...) Le schéma accentuel du mot est immuable et doit à ce titre être appris pour chaque mot nouveau. Un accent mal placé peut déformer totalement un message, voire le rendre inintelligible."

Si l’anglais était facile, ça se saurait, et les profs n’auraient pas besoin de nous le répéter depuis un siècle ! Si chacun pouvait l’apprendre facilement, le besoin d’interprètes serait-il toujours aussi grand dans les rencontres internationales, et même de plus en plus important dans l’UE ?

- "Qui ne connaît pas de langues étrangères ne sait rien de la sienne",
Johann Wolfgang von Goethe, écrivain allemand (1749-1832).

- "Plus tu connais de langues, plus tu as d’âmes", "Apprendre une langue, c’est s’ouvrir vers une autre culture".

Jolies formules, mais pour posséder l’âme d’une langue, il faut arriver à un niveau très élevé (C1 dans l’échelle du CECRL), autant dire qu’une infime minorité de gens y parviennent, dans une infime minorité des 6 000 langues du monde. Le moyen le plus utilisé dans le monde pour apprendre sur les autres, c’est la traduction. Qui donc a lu les classiques en VO dans ne serait-ce que trois langues différentes ? Peu de gens ont ce niveau dans deux langues, encore moins dans trois. Au-delà, on tombe dans l’exceptionnel.

- Le monde entier parle anglais.

Non : les hôtels du monde entier parlent anglais (mal) !

Les conférenciers se comprennent à peine, les commerciaux guère mieux, et bon nombre d’entreprises françaises sont revenues de leurs efforts pour amener tout le personnel à un bon niveau d’anglais... Rappelons que six ans après la création du CECRL (une échelle de niveau acceptée par tous les pays européens) aucune étude sur le véritable niveau en anglais des Européens n’est disponible, comme si on ne voulait pas savoir... On préfère gloser sur les sondages d’Eurobaromètre à qui on fait dire ce qu’on veut. En outre, il faut garder à l’esprit que l’expression "parler anglais" ne veut rien dire : cela recouvre toute une gamme de niveaux différents qui va du simple balbutiement de quelques phrases bancales assorties d’un vocabulaire limité, à un niveau "fluent". Et le niveau "broken english" se rencontre bien plus souvent que le "fluent", y compris parmi les universitaires et les lettrés.

- "Traduttore, traditore"

Célèbre formule, souvent utilisée à tort et à travers. En fait, cela veut dire qu’un traducteur doit parfois adapter le texte lorsqu’une expression n’a pas son parfait équivalent, ce qui est souvent le cas pour les idiotismes ; alors, effectivement, on peut perdre un peu du sel de la langue d’origine. Mais c’est une trahison toute relative qui n’a pas empêché la traduction et la diffusion mondiale de tous les classiques, qu’il s’agisse de Molière, Cervantès, Buzzati, Shakespeare - bref, de tous les grands textes. Que ferait-on sans traductions ? Imagine-t-on un plurilinguisme où nous apprendrions 6 000 langues ?

- Le bilinguisme serait favorable en terme de résultats scolaires.

Aucune étude ne l’a prouvé. Récemment en Allemagne, une étude sur des enfants turcs n’a pas montré d’avantages scolaires chez ceux qui apprenaient leur langue maternelle et la pratiquaient régulièrement.

- L’apprentissage précoce d’une langue étrangère à l’école serait favorable.

Là encore, aucune étude ne l’a prouvé. Je renvoie à mon article sur Agoravox.

En sport et en musique, on apprend d’abord les bases, on essaie différents sports, différents instruments, et, plus tard, on choisit de se perfectionner selon ses aptitudes et ses goûts. Les langues sont le seul domaine où l’on fait une spécialisation précoce (en anglais, le plus souvent sans choix).

- Le plurilinguisme est une richesse.

Oui, mais c’est une richesse parmi d’autres. C’est le cas de n’importe quelle connaissance - musicale, scientifique, littéraire ou sur les végétaux, ou d’une éducation sportive poussée, ou d’aptitudes au bricolage, de la transmission d’un savoir-faire artisanal, etc. Les langues ont de la valeur, mais pas plus que chacune de ces connaissances. Il faut désacraliser les langues vivantes. Les quelque 6 000 langues existant dans le monde sont un héritage culturel du passé où chacun s’est développé de son côté, mais, avec la mondialisation, les déplacements, la communication instantanée dans le "village planétaire", cinq ou six langues ont connu une diffusion mondiale ; elles se sont répandues davantage que d’autres pour des raisons politico-économiques. Outre ces facteurs réels, le besoin d’une langue auxiliaire commune à l’humanité est de plus en plus ressenti.

Actuellement, il disparaît une langue par semaine d’après l’Unesco, ou tous les quinze jours d’après une étude récente !

Pourtant, osons le dire : cette multiplicité des langues qui est une richesse culturelle peut aussi être une difficulté pour l’humanité, nous le verrons dans la deuxième partie sur le plurilinguisme.

- Le cerveau des enfants est une éponge, il n’y a pas de limites au nombre de langues qu’ils peuvent apprendre.

Même une éponge a un maximum d’absorption ! Ils peuvent apprendre des bribes de plusieurs langues, mais toute volonté d’apprendre à un bon niveau suppose d’énormes efforts et un travail soutenu, donc un temps d’étude forcément pris ailleurs. Le temps, pas plus que le cerveau, n’est extensible. La seule chose prouvée est une plus grande facilité à apprendre les sons différents (inexistants en français), mais pour cela, il suffit de faire de l’initiation linguistique à plusieurs alphabets différents (cyrillique, arabe, quelques idéogrammes, prononciation des autres langues européennes, etc.)

- L’intercompréhension passive serait une voie d’avenir : chacun parlant dans sa propre langue et tâchant de comprendre l’autre.

Ce n’est pas autre chose qu’un faible niveau de langue, le stade où on comprend un peu sans pouvoir s’exprimer. Le terme adéquat serait intermalentendu passif !

Depuis 15 ans qu’on en parle, aucune méthode pédagogique basée sur cette théorie n’existe nulle part.

L’idée que cela puisse s’enseigner en tant que méthode reste ce que c’est : une idée, une hypothèse, de la recherche linguistique. Cette théorie est soutenue et subventionnée (congrès au Portugal en septembre 2007) par l’UE qui y voit un moyen de repousser aux calendes grecques la question de l’hégémonie de l’anglais comme lingua franca. La recherche est respectable et nécessaire, mais prétendre que c’est autre chose qu’une théorie est une imposture scientifique.

Mais par souci d’objectivité, voici un article d’Eric Castagne qui présente favorablement cette idée.

Rappelons que c’est dans sa langue natale que l’on pense le mieux (ou dans sa langue dominante), sauf exceptions individuelles, ou comme dans les pays où l’enseignement universitaire se fait dans une autre langue (Algérie, malgré une réforme d’arabisation de l’enseignement, Suède et Norvège dont une partie des cursus est en anglais).

- L’anglais en trois mois, l’allemand sans haine, l’espagnol sans peine, le japonais en 90 jours, le chinois en dessinant : foutaises, billevesées et fariboles de bonimenteurs ! Nos respectables librairies sont pourtant remplies de titres similaires... On ne veut pas voir la dure vérité : les langues étrangères sont une énorme difficulté et leur acquisition un travail de longue haleine qui demandera des années.

- Une langue ne se décrète pas, ne se planifie pas, son évolution est naturelle : faux.

S’il est vrai que la grammaire ne fait que décrire la langue, que les Académies ne peuvent que proposer et suivre, que seul l’usage choisira entre courriel et "mail", voire gardera les deux, il a existé dans le passé plusieurs planifications de langues. Il y a longtemps, le russe et l’italien ont été réorganisés, l’un par Dante et l’autre par Lomonossov. Plus récemment, l’hébreu moderne a été remanié par Ben Yehuda, et l’indonésien vers 1930 à partir du malais (préféré au javanais, beaucoup plus difficile), parce qu’il était déjà utilisé comme lingua franca régionale ; on lui a donc ajouté des milliers de mots, et on a modifié son orthographe pour chasser la moindre trace de la colonisation.

- L’évolution des langues est naturelle, la politique n’a rien à y voir : faux encore.

Sinon, on se demande bien à quoi servent tous ces instituts financés par les grandes puissances - British Council, Alliance française, Instituts Confucius - et toutes les subventions aux instituts et manifestations culturelles en tout genre, notamment anglophones. L’anglais serait une langue officielle de l’Inde par un processus naturel ? La colonisation n’aurait rien à y voir ? "Funny" ! Dans l’après-guerre, le large accueil aux produits culturels d’outre-Atlantique a fait partie des accords bilatéraux. Dire que tout ça est naturel est une absurdité : il s’agit d’une véritable lutte d’influence, une guerre pacifique.

Sur le sujet des langues régionales, une interrogation : faut-il pratiquer envers les langues menacées l’acharnement thérapeutique que l’on condamne en médecine ? Certes, la multiplicité des langues est une richesse culturelle de l’humanité, notre patrimoine, mais déjà des dizaines, voire des centaines de langues ont disparu. Le latin lui-même est mort, pourtant l’humanité a survécu. A l’heure de la mondialisation, des communications instantanées, des déplacements professionnels d’une région à l’autre et d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre, n’est-il pas inéluctable que certaines langues disparaissent ? En tout cas, elles ne pourront survivre que si elles sont réellement pratiquées, parlées, écrites, à un bon niveau et par la volonté des locuteurs, pas par un décret.

- Les enquêtes réalisées sur le niveau des Européens en langues étrangères.

Non : pour l’instant, il n’existe que des sondages... Les premières vraies études basées sur le CECRL (Cadre européen commun de référence en langues vivantes, une échelle consensuelle en six niveaux plus ou moins détaillés) seront démarrées seulement l’an prochain, résultats annoncés pour 2009, sept ou huit ans après la mise au point de cette échelle ! L’UE ne semble pas pressée de connaître la vérité sur les langues étrangères dans les différents pays.

- Les Français sont nuls en langues, et l’herbe est plus verte chez le voisin !

Non : les Français sont comme tout le monde, leur cerveau est identique, les méthodes guère différentes. Les pays qui travaillent le moins les langues étrangères sont les pays anglophones. Par ailleurs, il est absurde de se comparer à des pays comme la Suède, le Danemark, la Norvège et quelques autres, car ils ont choisi l’anglais comme lingua franca internationale, et ont fort logiquement fait le "forcing" dessus, avec enseignement précoce et soutenu. C’est leur droit, mais la comparaison est faussée, car la France défend le plurilinguisme européen, du moins officiellement...

- La France défend la diversité linguistique.

C’était vrai autrefois ! Depuis, on a financé France 24, une chaîne télé d’infos en anglais camouflée en plurilingue (grâce à un canal en français et 4 heures d’arabe), on a rendu l’anglais quasiment obligatoire à l’école primaire (sauf exception ici ou là, l’allemand en Alsace, parfois la langue régionale), sans aucun choix des parents - ce qui constitue un changement radical et illégal (!) totalement passé sous silence par les médias ! Le français va céder la place dans l’aviation civile sur le sol français, et le gouvernement s’apprête à signer le Protocole de Londres sur les brevets, qui donnera jurisprudence à des textes en anglais sur le sol français...

Un peu de pédagogie maintenant : si un enfant de l’école primaire est en difficulté en français, langue à l’orthographe difficile car beaucoup moins régulière sur le plan phonétique que le finlandais ou l’italien (dixit les linguistes), il va tirer un grand bénéfice de son initiation à l’anglais, langue difficile à la phonétique totalement irrégulière, pour lui donner confiance en lui-même. Euh... non, c’est pas ça, il doit y avoir une autre explication.

- "Erasmus" favorise l’étude des langues.

Non : "Erasmus" a été conçu pour développer un esprit européen (c’est écrit partout) et favoriser la mobilité de certains étudiants (un très faible pourcentage) et des personnels, mais en pratique il favorise l’anglais, car les petits pays ont tendance à faire des programmes en anglais, se disant que peu d’étudiants étrangers seront motivés pour suivre des cours en slovène ou dans une autre langue de moindre diffusion. Quant au sous-programme nommé Erasmus mundus, destiné aux étudiants hors UE, c’est pire : c’est un véritable cheval de Troie de l’anglais dans le monde scientifique, alors que son hégémonie dans ce domaine est déjà flagrante. En effet, une écrasante majorité des programmes agréés pour mundus sont en anglais, y compris en France, ce qui est illégal, mais on en est plus à ça près. La France subventionne ainsi le message suivant : la modernité et la science européenne sont anglophones.

- L’Union européenne est plurilingue : c’est faux !

A l’exception du juridique, l’UE est déjà anglophone. Faites vous-même votre propre enquête sur tous les sites et organismes suivants :

Eurocorps, European Centre for Disease Control (ECDC) in Stockholm, Banque centrale européenne, L’European Wind Energy Association, Observatoire du racisme (version française vide), ETF (agence pour la formation), Erasmus mundus, Centre européen pour le développement de la formation professionnelle, EMCDDA, Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, EMEA, Agence européenne pour l’évaluation des médicaments, projets européens de recherche, rapports sur la pêche, Energie et transport, Entreprise et industrie, L’Europe de l’information et des médias, Prospective sur la croissance et l’emploi, Comité pour les normes en technologie d’apprentissage, la salle de presse de l’UE (les communiqués de presse), European Research Area, et son logo « invente our future together », European Space Research and Technology Centre (ESTEC) (le cœur technique de l’Agence spatiale européenne), Galerie multimedia de l’ASE (superbes photos), etc.

Conclusion

Nous espérons, par ces quelques remarques sur des clichés fréquents, avoir contribué à fournir tous les éléments pour un débat sur la barrière des langues et le plurilinguisme, un sujet d’une brûlante actualité dans l’Union européenne, mais qui n’est pourtant pratiquement jamais abordé par nos médias.


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