Les Belges et l’UE : la frite et l’argent de la frite ?

par Sandro Ferretti
lundi 23 novembre 2009

La nomination par ses pairs d’Hermann Van Rompuy au poste de Président du Conseil de l’UE a été diversement commentée dans les médias autorisés, ceux qui s’autorisent à penser. Certains ont joué l’indifférence, d’autres la moquerie ou le déficit démocratique. Les médias de Belgique ont même pavoisé, dans un sursaut de patriotisme rare, venant d’un état introuvable et improbable, dont l’ancien premier Ministre ne connaissait même pas son hymne national, et où le 8 mai n’est pas un jour férié. Un pays étrange où, outre le néerlandais, le français et l’allemand (langues officielles), on dit qu’on va au « car wash »pour laver sa voiture et au « self banking » pour retirer de l’argent au distributeur. Mais pas un média n’a relevé la novation fâcheuse de cette nomination : jusqu’ici, sauf force majeure, la sagesse des nations considérait de façon tacite qu’on ne pouvait avoir le beurre et l’argent du beurre, pardon, la frite et l’argent des frites. En d’autres termes, le pays qui accueille le siège d’une grande institution internationale -et donc ses retombées économiques induites- n’a jamais le Directeur, le Secrétaire Général, le « boss » quoi. Décidément, les belges osent tout, c’est même à cela qu’on les reconnaît.

-Une erreur de casting stratégique :
 
Evacuons tout de suite la polémique sur les qualités de M. Van Rompuy. Cet homme est intelligent, cultivé, malin, faussement modeste. Homme intègre, catholique (mais à la rigueur morale toute calviniste), on le lui connaît pas de cadavre dans le placard susceptible de lui péter à la figure sous les deux ans et demi de son mandat, ce qui est rare par les temps qui courent. Pas de Castafiore cachée ni de comptes en Suisse ou au Lichtenstein susceptibles de faire sourciller Dupond et Dupont. Il se promène à pied dans la rue de la Ferme (oups, pardon, la « Hoevestraat ») à Rhode St Genèse (banlieue forestière et huppée de Bruxelles) et dit bonjour à tout le monde.
 
La question n’est pas là, et les « Big Five » n’avaient qu’à proposer des « pointures » médiatiques s’ils voulaient éviter cela.
Non, mon propos est tout autre.
 
On peut reconnaître du génie aux belges pour la BD et les chocolats, mais en politique, c’est plutôt le génie civil, le grand chantier, quoi : 9 mois - une grossesse nerveuse- pour désigner un Premier Ministre et un gouvernement après le dernier scrutin législatif (avec force palabres à l’africaine de gens mystérieux appelés « démineur », « négociateur », « formateur »). Là où en France, tout est plié en deux soirs de ballets de limousines à l’Elysée et sourires sur le perron.
Un pays où tout est communautaire, donc politique (la réfection de l’asphalte d’une route traversant 2 régions, l’ouverture d’une école). Politique veut dire ici que dans le doute, on ne fait rien, mais on en parle longuement. Ou bien on distribue un peu à chacun les maigres oboles de l’état exsangue : un peu aux flamands, un peu aux wallons, un peu aux germanophones, un peu au PS, un peu au MR, un peu au CDH. Des élections où tout le monde a gagné le soir du scrutin.
 
Est-ce le signal qu’on veut envoyer à l’UE à 27, déjà stigmatisée comme ingouvernable, du fait de la diversité extrême de ses membres ?
Est-ce le remède attendu aux grands maux de l’UE qui sont lourdeur, lenteur du processus décisionnel, consensus à minima sur le plus petit dénominateur commun, celui qui ne satisfait personne et fâche tout le monde ? La fâcheuse tendance à normer de façon autoritaire des questions de détails, mais à remettre à plus tard les questions de fond.
 
L’UE est une grande Belgique de 500 millions d’habitants , divisée, multi-linguiste, multi-culturelle, et on ne trouve rien de mieux que de désigner un représentant de l’Etat Membre qui symbolise le mieux ces dérives pour tenter de « gouverner », en réformant la vieille machine, le « machin », comme disait de Gaulle.
Etonnant. Risible, diront certains.
La preuve qu’on ne veut rien changer, diront d’autres.
 
 
-Un précédent fâcheux : le comptable des machines à sous ne doit pas en être le gérant :
 
Dans leur grande sagesse, les Etats ont considéré de tout temps qu’on ne pouvait avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est-à-dire que le pays qui reçoit le siège de l’organisation internationale ne doit pas en avoir le Directeur, le Président, le Secrétaire Général. Règle non écrite, mais respectée, sauf force majeure. Pas de suisse comme SG de l’ONU à Genève, pas de français à la tête de l’UNESCO, pas de Néerlandais à la tête d’Europol ou d’Eurojust (sièges tous deux à La Haye).Pas de Luxembourgeois pour diriger Eurostat (siège à Luxembourg). Pas ou peu de belge (une fois en 57 et en 94) à la tête de l’OTAN (on est même allé chercher récemment le Danois Rasmussen pour respecter cette règle). Pas d’américain comme S.G de l’ONU à New York. Les quelques exceptions à la règle concernent des agences n’employant que quelques centaines de personnes, et n’impactant pas la vie économique du pays (cf. un portugais à la tête de l’OEDT à Lisbonne).
 
Quel argent du beurre ?
L’UE (Commission, SGC, PE, Comité des Régions, OLAF et diverses agences) plus l’OTAN représentent pour Bruxelles environ 60 000 fonctionnaires à hauts revenus, qui consomment beaucoup. Des locations de villas, des voitures, restaurants et vêtements de luxe, des billets d’avion, etc. Sur une ville d’un million d’habitants, c’est énorme, numériquement comme qualitativement.
Certes, la plupart sont exonérés d’impôt sur le revenu en Belgique (mais pour certains pas dans leur Etat d’origine), mais pas de TVA et taxes diverses (ils n’ont pas le statut diplomatique). Ils sont, en tout cas, le poumon de l’hôtellerie, de la restauration , des agences de voyages, des concessionnaires auto, des agents immobiliers et propriétaires qui bénéficient d’un marché « captif » à prix prohibitifs (règle de l’offre et de la demande). Ces secteurs d’activités sont gérés par des belges.
 
On estime par ailleurs qu’il y a environ 10 000 personnes par jour qui se rendent à Bruxelles depuis leur capitale pour assister à des réunions, séminaires ou groupes de travail de l’EU ou de l’OTAN. Ils génèrent autant de nuitées/ repas pour l’hôtellerie et la restauration, de passages à l’aéroport de Zaventem, de trajets en taxi.
70 000 « bons clients » au total, ça ne se refuse pas.
Et les effets induits pour le marché de l’emploi ne s’arrêtent pas là. Il y a des milliers d’emplois de vigiles, dans le nettoyage industriel, la restauration collective inhérents à la vie des millions de mètres carrés de bureaux du Quartier Européen de Bruxelles.
 
Devant une telle manne, flamands, wallons, gauche, droite, tout le monde adore l’Europe….Pardi.
Les mauvaises langues disent que si l’église de scientologie débarquait à Bruxelles avec 60 000 cadres à haut pouvoir d’achat, recherchant des centaines d’immeubles de bureaux et les services y afférant, tous les belges deviendraient scientologues.
Là où le bât blesse, c’est que dans cet » immeuble aux 27 co-propriétaires » qu’est l’Union Européenne, la Belgique, avec ses 10,5 millions d’habitants, ne paie que 4 % des charges, en vertu de la clef de répartition budgétaire (le « burden sharing » ou « partage du fardeau », calqué sur la démographie et le PIB des Etats Membres). Mais reçoit près de 80% des bénéfices indirects (le reste allant aux Pays-Bas et au Luxembourg). Pour mémoire, l’Allemagne payait en 2007 environ 21 % des factures de la « maison Europe », la France 17, etc.
Voilà pourquoi, jusqu’ici, on n’avait pas osé faire souffler les bougies par celui qui mange la plus grosse part d’un gâteau qu’il n’a presque pas payé.
 
C’est un secret de polichinelle, mais aussi un mauvais signal qui a été envoyé là.
 
- Une erreur de casting « image » :
 
Bref, si j’étais belge, je ne me réjouirais qu’à moitié de la désignation d’un belge à la tête de l’UE (en co-décision toutefois avec la Commission et le Parlement Européen dans le cadre du nouveau Traité, ne l’oublions pas).
Trop, c’est trop.
L’UE, dont le siège de tous les leviers est à Bruxelles (Conseil, Commission, Parlement Européen, OLAF), qui va exercer la Présidence semestrielle tournante au second semestre 2010, sera arbitrée par un belge qui monopolisera ainsi tous les leviers politiques, tout en jouissant des retombées économiques substantielles pour un petit pays d’un outil pourtant fortement impopulaire dans les opinions. Dans ces conditions, l’UE devient une « Belgian thing » selon les anglo-saxons, une « belgerie » pour les francophones.
Est-ce bien intéressant en terme d’image ? Pas sûr. Gare au boomerang.
 
Les plus actifs à dénoncer le « hold up » belge (et plus généralement du Benelux) ne sont pas les « vieux pays », mais les 12 petits nouveaux, ceux qui ont recentré en 2004 et 2007 la barre du paquebot européen à l’Est (les ex. Républiques soviétiques) et au Sud (Malte, Chypre).
La Pologne, avec ses 40 millions d’habitants, commence à piaffer sérieusement d’impatience pour avoir sa part du gâteau et demande ouvertement que les plats « tournent un peu ».
Dans l’UE à 27, l’argument du « petit pays troisième larron » qui met d’accord les grands empêtrés dans leurs luttes d’influence, ça date de « l’Europe de papa ». Cela marchait du temps des pères fondateurs et de l’UE des 6, puis des 8 et des 12. Plus aujourd’hui : à Tallin comme à Nicosie ou La Valette, on rappelle qu’on est aussi un petit pays qui pourrait mettre tout le monde d’accord…
Les belges pourraient le comprendre assez vite.
 
On risque d’entendre des « ras le belge » dans les corridors de la rue de la Loi.
Déjà que la ville de Bruxelles, (dans un raccourci sémantique dont les journalistes ont le secret quand ils parlent d’Europe) est associée à toutes les décisions technocratiques impopulaires : « Bruxelles interdit la publicité pour l’alcool », « Bruxelles somme Paris de réduire son déficit budgétaire », « Bruxelles nous impose de nouvelles plaques d’immatriculation » (que seuls les belges ne respectent pas, du reste…) Bref, apparaître comme le « chef des casse-pieds », est-ce un bon calcul ?
 
Les belges devraient méditer l’anecdote du chocolat. La Belgique, grand producteur de chocolat de qualité, a dû « avaler » il y a quelques années (comme les 26 autres) une Directive européenne stipulant qu’on peut dénommer chocolat quelque chose qui comporte au moins 42% de chocolat (c’est-à-dire 58%de saloperies).
Bref, mille sabords, Bruxelles commence à nous les briser menu, chers concitoyens européens. Mais seule la fermeture par l’UE des friteries de 0H00 à 23H00 et l’interdiction de la bière aux moins de 77 ans pourrait signer la fin du grand amour de la Belgique avec l’UE. Le grand amour durable, vous le savez bien, c’est celui qui a le cœur du coté du portefeuille.
 

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