Mythes et réalités de la construction européenne de 1945 à 1957
par maxence staquet
jeudi 10 mai 2012
Voici un article que j'ai écrit en mai 2005 pendant la campagne du référendum en France sur la Constitution européenne.
Mon propos central est de dénoncer l'Europe comme étant principalement et dans un second temps (après 1956) une construction des capitalistes français, allemands, belges et néerlandais dans le but de fonder une superpuissance impérialiste. Et secondairement (entre 1945 et 1950) une construction chapeautée par les États-Unis pour bloquer l'avancée communiste en Europe occidentale.
En bref, j'en ai assez d'entendre des commentaires venant de gauche, comme de droite, nous bassiner avec une prétendue hégémonie américaine sur l'Europe.
Les Mythes
1. L'Europe mythique
Le 27 mai 2005, les français ont dit 'non !' à la constitution européenne. Selon plusieurs analystes, cette constitution confirmait le projet de construction d'une Europe ultralibérale servant les intérêts des multinationales1. Le débat d'idées fut ardent et difficile. Les partisans du 'oui' ont pu compter sur presque toute la classe politique, les intellectuels 'faiseurs d'opinions' ont été mobilisés par les grands médias, dont l'impartialité était une fois encore on ne peut plus douteuse.
Quoiqu'on en pense, on doit reconnaître que ce grand débat a eu le mérite de mettre en lumière deux approches de la construction européenne, je dirais même deux conceptions du monde en général... En gros, un ouvrier de Renault a plutôt voté pour le 'non', un cadre supérieur de Lagardere pour le 'oui'. Autant le dire tout de suite et au risque d'être taxé de simpliste, marxiste, extrémiste, démagogue ou que sais-je encore, je ne peux m'empêcher de constater que nous avons bien à faire à une division de classe : prolétaires contre bourgeois. Et l'existence d'un 'non' de droite n'y change rien. Les lamentations du président Chirac qui a payé de sa personne pour faire passer le 'oui' qu'il ne comprenait pas la méfiance de certains de 'ses chers compatriotes', non plus.
Pendant des semaines, nous avons entendus rabâcher jusqu'à l'ennui tous les vieux mythes sur la construction européenne, dont les buts seraient de promouvoir la paix entre les peuples, la démocratie et la prospérité pour tous. Rien n'y fait, le petit peuple a fait la sourde oreille. Il faut dire que les 'décideurs' ne lui avaient jamais demandé son avis. Il était sensé être d'accord avec l'Union monétaire, la dérégulation des marchés, la mise en concurrence des travailleurs (qui, il est vrai, n'est pas un phénomène nouveau), les attaques contre nombre d'acquis sociaux, etc., etc. : autant de faits sur lesquels il n'avait rien à dire. Mais tout ça n'a rien à voir avec l'Europe ! Nous clament les parangons de la Constitution. Ces derniers ne se privent d'ailleurs pas de stigmatiser les partisans du 'non' d'esprits rétrogrades et frileux, voire d'être des simples d'esprit tout court.
Parmi les mythes sur la construction européenne il en est un qui est systématiquement présenté comme une évidence, un dogme qui n'a pas besoin d'être démontré : l'intégration économique et la libéralisation des marchés en Europe est un gage de prospérité. Qui pense et défend le contraire est sûr de s'attirer les foudres de régiments d'intellectuels bardés de diplômes.
Je me propose ici de confronter ces fameux mythes européens défendus becs et ongles par l'élite, à la réalité des faits historiques pour la période 1945-1957 (fin de la deuxième guerre mondiale – traités de Rome instituant le Marché commun), afin de voir s'ils ont quelques fondements.
Les 'simple gens' ont-ils tort de penser que cette Europe n'est pas la leur, qu'elle n'assure en fait la prospérité et la démocratie que pour une poignée de riches ?
Voyons donc ces fameux mythes :
Mythe n°1 : il était une fois ...
« Pendant des siècles, l'Europe fut le théâtre de guerres fréquentes et meurtrières. Entre 1870 et 1945, la France et l'Allemagne se sont affrontées à trois reprises en des conflits qui ont causé de lourdes pertes humaines. Plusieurs dirigeants européens ont alors acquis la conviction que la seule façon de garantir une paix durable entre leurs pays respectifs était de les unir économiquement et politiquement »2.
... l'intégration européenne dans le but de garantir la prospérité et la paix entre les peuples ?
Mythe n°2 : et pourtant, il faut bien admettre...
« Savez vous quelle est la base de notre politique ? C'est la peur. La peur de vous, la peur de votre gouvernement, la peur de votre politique... Savez-vous pourquoi nous avons peur ?... Il n'y a qu'un seul grand pays qui soit sorti de la guerre ayant conquis d'autres territoires, et ce grand pays c'est l'URSS... vous êtes devenus tout-puissants à Varsovie, à Prague, à Belgrade, à Bucarest, à Sofia... Vous voulez être aux bords du Rhin et vous nous demandez pourquoi nous sommes inquiets... La vérité, c'est que votre politique est aujourd'hui plus audacieuse et plus ambitieuse que la politique des Tsars eux-mêmes »3.
... l'intégration européenne sous tutelle américaine pour se prémunir contre l'expansionnisme de l'ogre soviétique ?
Mythe n°3 : mais l'idéal des responsables européens a toujours été et restera...
« Désormais, les traités devront créer non seulement des obligations, mais des institutions, c'est-à-dire des organismes supranationaux dotés d'une autorité propre et indépendante... ces organismes sont au service d'une communauté supranationale ayant des objectifs et des intérêts distincts de ceux de chacune des nations associées. Les intérêts particuliers de ces nations se fusionnent dans l'intérêt commun, comme ceux des citoyens se confondent avec l'intérêt national »4.
... la construction d'une Europe sociale, démocratique et citoyenne ?
Noam Chomsky estime que pour comprendre la guerre froide, il faut étudier les événements de la guerre froide, et de conclure que le tableau qui ressort alors est très éloigné de l'opinion courante sur un prétendu 'impérialisme' soviétique5. Car en fait, si l'on additionne les interventions militaires hors de leur territoire national respectif, on en obtient 4 pour l'URSS (Berlin en 1953, Budapest en 1956, Prague en 1968 et l'Afghanistan à partir de 1979) et une bonne cinquantaine pour les États-Unis (la liste est trop longue, mentionnons seulement ici : la Chine en 1945, la Grèce en 1947, les Philippines, La Corée de 1945 à 1953, l'entièreté de l'Amérique latine pour ce qui est des coups d’États soutenus par la CIA et du terrorisme, 'seulement' une dizaine de pays pour ce qui est de l'intervention armée directe, le Vietnam, le Cambodge, la Libye, l'Iraq...)6. De même si l'on s'intéresse à l'histoire économique, on constate une évidence : les États-Unis ont toujours dominé largement. Parler du monde bipolaire de la guerre froide pouvait s'expliquer pour des objectifs de propagande. Mais aujourd'hui, avec le recul, dans le monde d'après 1989, c'est pour le moins contestable, voire indéfendable. Rappelons donc qu'entre 1938 et 1950, la part des États-Unis dans la production manufacturière mondiale grimpe de 32,2% à 51,2%. G. Marcy note que pour la période 1951 à 1961 les mouvements de capitaux représentent un montant total de 71,77 milliards de dollars, les États-Unis en ont fournis à eux seuls 71%, soit 50,77 milliards7. Rappelons que c'est grâce à la guerre que ce pays s'est considérablement enrichi : pas une seule bombe n'est tombée sur son sol. Rappelons que 20 millions de soviétiques sont morts pour vaincre le fascisme, et environ 400.000 américains8. Enfin, les États-Unis ont le monopole de l'arme nucléaire entre 1945 et 1949.
Il se peut bien que l'image à la mode d'un monde unipolaire dominé par l'unique superpuissance américaine ait été bien plus proche de la réalité en 1950 qu'aujourd'hui...
Quoiqu'il en soit, je fais mienne la méthode de Chomsky. Examinons donc les faits de la construction européenne afin de voir si tous ces mythes leur résistent. Je m'efforcerai pour ce faire de respecter au maximum la chronologie tout en m'attachant à décrire au mieux le climat social et économique général de cette époque.
Les Réalités
2. L’Europe libérée (du fascisme)
A posteriori, il peut sembler étonnant que les élites européennes aient accepté si facilement le leadership et la mise sous tutelle américains, alors qu'aujourd'hui, elles n'ont de cesse de s'en affranchir et tentent de faire de l'Europe une grande puissance capable de faire contrepoids aux États-Unis.
Il ne faut pas oublier pourtant que l'Europe de l'immédiat après-guerre est très différente de celle que nous connaissons. Plusieurs faits importants sont à rappeler :
-
L’Europe est en ruine. Imaginez, que l'Europe est en ruine. De Gaulle écrit sur l'état de la France à la libération : « 500.000 immeubles ont été complètement détruits, 1.500.000 gravement endommagés... ce sont les usines qui ont principalement souffert... Il manque, en outre, des logements pour 6 millions de français. Et que dire des gares écroulées, des voies coupées, des ponts sautés, des canaux obstrués, des ports bouleversés ? »9. Et le charbon, ainsi que les hommes fauchés par la guerre font défaut pour la reconstruction. Tout comme les capitaux, la Belgique est le seul pays d'Europe à ne pas être dans une situation financière catastrophique (seul pays créditeur des États-Unis en 1945, grâce aux matières premières du Congo). Certes, tout n'est pas détruit mais « L'Europe occidentale cesse d'être le pôle organisateur du commerce mondial dont elle fournit cependant encore 37% des exportations en 1948 (mais 46% en 1937) »10. « Au total, la production industrielle du vieux continent a diminué de 50% depuis 1939,... une formidable augmentation de la dette publique des belligérants »11 et l'inflation est galopante.
-
Les ex-puissances européennes ne peuvent plus compter sur leurs bases arrières que sont les colonies en lutte pour leur indépendance et qu'elles ne tarderont pas à obtenir. En 1945 naît la Ligue arabe, en 1946 débute la guerre d'Indochine, en 1947 l'Inde et le Pakistan obtiennent l'indépendance, en 1948 c'est le tour de la Birmanie, du Ceylan et des deux Corée, en 1949 la république populaire de Chine est proclamée au terme d'une longue guerre civile. Une autre vague de décolonisations surviendra au milieu des années 50, puis au début des années 60. Entre temps le maintien précaire de la domination coloniale européenne coûte plus d'argent qu'il n'en rapporte.
-
Les peuples du monde aspirent à la paix, surtout chez nous. La création de l'ONU, que l'on croyait à l'époque être une garantie solide contre toute tentative d’agression, soulève l'enthousiasme. Et incite peu à l'action militaire pour réprimer d'éventuel soulèvements anti-coloniaux.
-
Les travailleurs aspirent à la justice sociale et veulent que l’État en soit le garant. Les élites capitalistes ont été pour beaucoup mêlées de trop près à la collaboration avec les régimes fascistes. Le prestige de l'URSS et des partis communistes est énorme (en avril 1948, le parti communiste italien emporte 30,7% des suffrages, en juin 1951 les communistes français rallient 26,5% des électeurs et même aux Pays-Bas, les communistes obtiennent 7,9% des votes en juillet 1948). La moitié est de l'Europe s'organise en démocraties populaire à partir des années 1947-1948. A l'ouest, tout cela concourt à « la nationalisation des secteurs clefs de l'économie tels que les transports, la production d'énergie et des pans entiers du secteur bancaire, ... (à) l'extension de la sécurité sociale et des services sociaux, y compris des pensions de retraite, des allocations familiales, des soins médicaux libres ou subventionnés, ... (à) des possibilités d'éducation améliorées »12.
3. L'Europe divisée
Au début de 1947, le gouvernement américain crée le Conseil national de sécurité, chargé d'élaborer la politique étrangère et de sécurité nationale des États-Unis. En effet, l'heure est grave. A partir de 1945, les États-Unis se trouvent propulsés de fait à une place dans les relations internationales qu'ils n'ont jamais eue auparavant : celle de superpuissance planétaire :
« ... nous possédons environ la moitié de la richesse du monde, mais seulement 6,3% de sa population... Étant donnée cette situation, il n'est pas impossible que nous soyons l'objet de jalousies et de ressentiments. Notre tâche dans la période à venir sera de mettre sur pied un système de relations internationales qui nous permettra de maintenir cette inégalité... Pour ce faire, nous devons nous affranchir de notre idéalisme et de tout sentimentalisme ; notre attention doit être concentrée partout sur nos intérêts nationaux... Cessons de nous accrocher à des objectifs vagues et irréels comme les droits de l'homme, l'amélioration du niveau de vie et la démocratisation. Bientôt, nous serons obligés de raisonner en termes de rapports de force. Au plus tôt nous nous départirons de slogans idéalistes, au mieux »13.
Kennan écrit son Long Telegram en 1946, depuis l'ambassade américaine à Moscou, où il stigmatise l'URSS comme le principal obstacle à l'hégémonie américaine : « ... Moscou ne peut jamais supposer avec sincérité une communauté de buts entre l'Union soviétique et les puissances considérées comme capitalistes. Moscou doit invariablement supposer que les buts du monde capitaliste sont opposés à ceux du régime soviétique et aux intérêts des peuples qu'il contrôle... Dans ces circonstances, il est clair que le principal élément de n'importe quelle politique des États-Unis à l'égard de la Russie soviétique doit être de contenir avec patience, fermeté et vigilance ses tendances à l'expansion... la pression soviétique contre les libres institutions du monde occidental peut être contenue par l'adroite et vigilante application d'une force contraire sur une série de points géographiques et politiques continuellement changeants, correspondant aux changements et aux manœuvres de la politique soviétique, mais qu'il est impossible de nier l'existence de cette pression et de la supprimer par le seul effet des paroles »14.
Les deux aspects de la politique anti-communiste et anti-soviétique des États-Unis pendant la guerre froide portent les noms évocateurs de Roll back et Containment15. Les textes fondateurs de ces doctrines officielles des États-Unis sont respectivement la NSC68 rédigée en 1950 par P. Nitze16 et la NSC20 de 1948. D. Yergin17 parle à ce propos de deux camps au sein du département d’État, celui des 'faucons', dont les plus prestigieux représentants étaient entre autres le président Truman et G. Kennan et celui des 'faucons', plus agressifs, de P. Nitze, A. Dulles18 et son frère J.F. Dulles19. En fait, la lecture de ces deux textes montre bien que l'idéologie générale est la même : contenir et si possible renverser le communisme (ou tout régime ou mouvement qui ne serait pas assez conciliant vis-à-vis des intérêts US) partout où c'est possible, y compris en URSS.
L'apport nouveau de la NSC68 fut d'élaborer la tristement célèbre doctrine des 'représailles nucléaires massives', qui prévoit de bombarder les principaux sites industriels et militaires de l'URSS en cas d'intervention militaire dans le camp occidental et ce, même si l'URSS ne fait pas usage de l'arme atomique (qu'elle possède depuis 1949 au grand désarroi des décideurs du département d’État, qui estimaient que l'URSS serait incapable d'en fabriquer avant la fin des années 50...). La NSC68 concrétise aussi un programme d'aide militaire aux pays qui leur semblent menacés par une agression communiste. Entre 1950 et 1964, le montant total s'élève 29,7 milliards de dollars, les pays de l'OTAN en furent les principaux bénéficiaires. Il est important de signaler que nulle part dans le texte il n'est précisé si cette 'agression' doit être externe ou ... interne. cette aide aurait surtout visé à empêcher l'avènement de régimes démocratiques et anti-américains. Je pense notamment à l'aide apportée par Washington à la sanglante dictature des colonels en Grèce (un peu plus d'un milliards de dollars) et au gouvernement turc (deux milliards de dollars) pour écraser leurs mouvements communistes respectifs20.
Comme je l'ai écrit, la NSC20 élabore déjà complètement cette stratégie anticommuniste :
« Concernant l'URSS, les États-Unis ne devraient pas se contenter de contenir l'expansion soviétique... mais doivent poursuivre une action déterminée en vue d'éradiquer le communisme au niveau de la planète entière... en vue de libérer les satellites de la domination soviétique, et si possible transformer le régime soviétique... en un régime libéral basé sur le nationalisme russe qui contrôlerait un territoire équivalent à la Russie d'avant-guerre »21. En Europe de l'est, il s'est agi de soutenir tous les courants opposés aux régimes en place, entre autre en mettant sur pieds des projets comme la radio Voice of America, mais aussi en incitant les divisions à l'intérieur du camps communiste (ainsi la scission titiste de la Yougoslavie en 1948 et plus tard, en 1971, le voyage de Nixon et Kissinger en Chine). La CIA est le maître d'oeuvre de cette politique. En 1948 l'Office of Policy Coordination est créé afin d'organiser les Covert Actions, c'est à dire des opérations d'infiltration, de sabotage et de déstabilisation politique22. Ces actions ne visaient d'ailleurs pas seulement le bloc communiste mais le monde entier, y compris notre 'paisible' Europe occidentale (rappelez-vous l'affaire Gladio...).
Appliquée à l'ouest, la NSC20 prend le nom de Non-Communist Left Policy (NCLP).
Le 18 mars 1948, soit le lendemain de la signature du traité de Bruxelles, première pierre à la constitution de l'OTAN (voir infra), le NSC se réunit et élabore la NCLP23. Elle comprend plusieurs point clefs :
-
Diviser l'Allemagne afin d'intégrer fermement sa partie occidentale (l'est est occupé par les troupes soviétiques) dans le camps 'démocratique'.
-
Le Plan Marshall proposé en juin 1947 (voir infra), dont Kennan estimait qu'il était indispensable pour assurer le relèvement d'une Europe développée, capable d'absorber les produits manufacturés américains et pour garantir l'intégration d'un bloc occidental européen assez fort pour résister à la progression du communisme.
-
Le soutien militaire contre l'URSS (qui se concrétisera à partir d'avril 1949 dans l'OTAN).
-
Créer un front uni des partis et des syndicats non-communistes (soit essentiellement les socialistes et les partis et syndicats chrétiens) afin de d'exclure toute participation communiste au gouvernement, de les isoler et si possible les chasser des grands syndicats.
Il peut sembler étrange que cette note, qui défini pourtant la politique européenne de Washington, ne dit pas un mot sur l'intégration européenne. D'autant plus que dans le seul courant de l'année 1948, le NSC a produit pas moins d'une dizaine de rapports sur la Western Union et l'importance pour les États-Unis de lui apporter un soutien financier et militaire afin de réaliser l'intégration européenne24. Mais c'est tout à fait compréhensible, compte-tenu du rôle que devait jouer l'intégration européenne dans l'esprit des hommes du département d’État américain : « restaurer l'équilibre du pouvoir en Europe, sans permettre à l'Allemagne de redevenir une grande puissance ». D'une part, l'Allemagne servait de tampon face au bloc communiste. D'autre part, elle pourrait servir de base économique pour assurer la reconstruction économique d'une Europe forte. Les dirigeants américains étaient hantés par l'idée qu'une Allemagne unifiée démilitarisée et privée de son potentiel industriel, ne constitue un gap (trou) dans lequel l'URSS s’engouffrerait avant d'engloutir l'Europe entière jusqu'aux rivages de l'Atlantique25. En septembre 1944, H. Morgenthau, alors secrétaire au Trésor, opposé à la confrontation avec l'URSS et intime de Roosevelt, élabore un plan pour l'Allemagne d'après-guerre. Hormis la division de l'Allemagne en plusieurs petits États, ce plan est fort proche des objectifs de l'URSS : faire de l'Allemagne un pays agricole, privé d'industrie lourde (facilement transformable en industrie de guerre). Les soviétiques comptaient beaucoup sur les réparations allemandes afin de faciliter leur propre reconstruction. Mais la capitulation allemande, la mort de Roosevelt et l'arrivée au pouvoir de Truman inaugurent un changement radical de la politique allemande du gouvernement américain. En avril 1947, les divergences entre les deux grands éclatent suite à l'échec de la conférence de Moscou sur l'avenir de l'Allemagne. Dés lors les américains n'auront de cesse de construire une Allemagne occidentale en excluant la zone d'occupation soviétique (rappelons que l'Allemagne après la Libération, ainsi que Berlin sont divisés en 4 zones d'occupation : américaine, britannique, française et soviétique). En juin 1948, les trois zones occidentales fusionnent en se dotant d'institutions et d'une monnaie communes. Rappelons ici que la RFA fut créée avant la RDA (les dates de création respectives sont le 23 mai 1949 et le 7 octobre 1949).
Une Europe intégrée économiquement, mais chapeautée par des institutions supranationales (limitant l'indépendance des États qui auraient pu pratiquer une politique de hauts tarifs douaniers à l'importation, très dommageables au commerce américain) facilitait la pénétration des capitaux et des marchandises américaines. Dans ce cadre, le redressement allemand était indispensable au redressement de toute l'Europe. Le plan Marshall contenait des clauses très précises sur la politique douanière des États bénéficiaires de cette manne financière et sur l'obligation pour les européens de se mettre d'accord entre eux au préalable sur la répartition de l'aide, ceci afin de les habituer à coopérer ensemble. Une institution permanente est créée à cet effet en avril 1948, l'Organisation Européenne de Coopération Économique (qui devient l'OCDE en septembre 1961). La part ouest-européenne des investissements directs des États-Unis à l'étranger passe de 1,733 milliards de dollars en 1950 (soit 14%) à 6,681 milliards en 1960 (soit 20%)26. Non contents de nous inonder de chewing-gums, de cigarettes et de films hollywoodiens, les États-Unis ne cessent à l'époque d'augmenter leur contrôle sur l'économie européenne.
Je développe la question du solution militaire dans la section suivante (L'Europe militarisée). Pour ce qui est de l'isolement et de l'exclusion des communistes, il est important de suivre chronologiquement les faits. En effet, la thèse traditionnelle sur la guerre froide en Europe veut que la constitution d'un bloc occidental se soit faite en réaction à la 'normalisation' des pays de l'est sur le modèle soviétique. Avec la fin de la guerre froide, ce schéma est remis en question dans le monde académique d'outre Atlantique, mais aussi chez nous, quoique de façon moins systématique. Ainsi, Y. Vanden Berghe voit la cause du repli soviétique et la 'normalisation' dans l'attitude intransigeante des États-Unis à l’égard des revendications russes pour assurer leur sécurité, notamment sur le problème allemand27. Mais ça c'est l'analyse du pourquoi. En fait, jusqu'en octobre 1947, date de la première réunion du Kominform28 où les soviétiques stigmatisent l’agressivité américaine, les pays de l'est sont dirigés par des gouvernements de coalition. La mise sur pied des démocraties populaires dominées par les partis communistes ne sera un fait qu'après cette date. A l'ouest, c'est en mars 1946 que Churchill prononce son discours très médiatisé à Fulton mettant en garde contre l'URSS : « De Stettin, dans la Baltique, à Trieste, dans l'Adriatique, un rideau de fer est descendu à travers le continent »29. En mai 1947, dans la plupart des pays de l'ouest, les communistes sont écartés de toute participation gouvernementale. Le 12 mars 1947, le président Truman prononce un discours devant le congrès américain afin que celui-ci accorde une aide économique et militaire aux gouvernements grec et turc en lutte contre une insurrection communiste. Et plus tôt encore, les zones d'occupation anglo-américaines d'Allemagne fusionnent en janvier 1947. N'oublions pas le soutien des États-Unis aux nationalistes chinois dans la guerre civile qui les opposent à l'Armée populaire de libération. Tant de faits qui, il faut bien l'admettre, ne sont pas pris en compte quand il s'agit d'examiner la perception soviétique des événements de la guerre froide.
En mars 1948 se tient une réunion des syndicats favorables au plan Marshall, s'étend débarrassée des communistes, la FGTB y a tenu un rôle particulièrement important30. Mais plus tôt, en septembre 1947, a lieu une conférence à Bruxelles sous le patronage de la FGTB, où sont invités tous les dirigeants syndicaux européens favorables à l'aide américaine. C'est peut-être à ce moment qu'Irving Brown, envoyé par la très conservatrice American Federation of Labour, promet son aide à Léon Jouhaux pour la scission de CGT en France31 et aux syndicalistes chrétiens et socialistes qui formeront les syndicats concurrents de la CGIL dominée par les communistes, la CISL et l'UIL, en avril 1948. En décembre 1949, toujours à Bruxelles, est fondée la Confédération Internationale des Syndicats Libres, 'libres' veut dire 'anticommunistes', concurrente de la Fédération Syndicale Mondiale. Car cette dernière concède trop de poids à la CGT, la CGIL et aux syndicats d'Europe de l'est. Tout cela ne fut possible que grâce à l'élimination des communistes des syndicats américains AFL et CIO dans le courant de l'année 1947, en plein délire maccarthiste. Le Congrès adopte en mai 1947 la très antisyndicale loi Taft-Harley, limitant fortement le droit de grève et stipulent que tout dirigeant syndical doit prêter serment qu'il n'est pas communiste et qu'il ne n'entend pas employer la force contre le gouvernement américain. Dans ce climat de chasse aux sorcières, le CIO perdit plus du quart de ses affiliés32. Le 11 novembre 1947, les dirigeants des deux syndicats, soit Brown, Lovestone, Green, Meany et Dubinsky, un transfuge de la CIA, se réunissent afin de planifier leur politique européenne. Je cite ici des extraits entier de la déclaration commune car ils confirment explicitement l'identité totale de vue entre ces dirigeant et les objectifs du NSC20/1 : « Étant donné le contrôle des syndicats italiens et français par les communistes, ces pays sont menacés de devenir communistes. Un tel événement signifierait non seulement une défaite du monde libre du travail mais exclurait notre nation du continent européen ... nous devons donc renforcer et travailler nos contacts avec les syndicats où les communistes sont en minorités et qui sont contrôlés par les socialistes et les chrétiens-démocrates ... leurs positions idéologiques sont en général en accord avec les nôtres ... nous devons continuer et même étendre l'aide financière aux groupes d'opposition en France et en Italie ; mais aussi aux pays de l'Est »33. T. Barnes évalue l'aide de la CIA pour la scission FO de la CGT à un million de dollars par an jusqu'au milieu des années 50, il démontre également que la CIA a dépensé 10 millions de dollars lors des élections italiennes en 1948, une partie était destinée aux syndicalistes socialistes et démocrates-chrétiens34.
4. L'Europe militarisée
Contrairement à une opinion largement répandue, les négociations en vue d'une alliance militaire de l'Europe occidentale commencent avant le fameux 'coup de Prague' de février 1948 où les communistes prennent le pouvoir, évinçant les ministres pro-occidentaux Masaryk et Benes. Dés 1944, le très conservateur ministre anglais des affaires étrangère Anthony Eden fait un discours devant la Chambre des Communes, sur la nécessité d'une proche coopération entre les pays d'Europe occidentale, d'un 'bloc occidental' en particulier dans le domaine militaire35, l'idée datait de 1943 et devait être mise en place sous leadership britannique. Spaak était fervent partisan, les hommes politiques français beaucoup moins, en particulier De Gaulle. Le 22 janvier 1948, devant la même chambre, c'est un ministre travailliste Ernest Bevin qui prononce un virulent discours appelant à consolider l'Europe occidentale face à l'expansion soviétique. Les négociations à 5 (Bénélux, France et Grande Bretagne) commencent début février et se terminent le 17 mars par la conclusion du traité de Bruxelles. Il s'agit essentiellement d'un pacte d'assistance mutuelle en cas de conflit armé avec un pays tiers, il y avait également des dispositions pour la création d'institutions permanentes, de coordination des efforts de reconstruction économique et de resserrement des liens sociaux et culturels. Ce traité était le prolongement du traité de Dunkerque signé entre l'Angleterre et la France le 4 mai 1947, il ne visait plus explicitement l'Allemagne comme c'était le cas de ce dernier, mais parlait du cas où l'un des pays serait 'l'objet d'une agression armée en Europe'. L'ennemi visé aurait donc tout aussi bien pu être l'Allemagne, que l'URSS ou une insurrection communiste... Ce flou entre 'agression interne' et 'agression externe' persistera dans les accords de l'OTAN. Spaak affirme dans ses mémoires que « Georges Bidault (ministre français des affaires étrangères) ne semblait pas partager l'euphorie générale ; Il semblait inquiet et, comme nous l'interrogions sur les sentiments qu'il ne parvenait pas à dissimuler, il nous répondit : 'si j'étais Staline, j'attaquerais l'Occident dés demain' »36
En janvier 1948, le ministre socialiste belge des affaires étrangères Paul-Henri Spaak insiste sur la « nécessité de directives américaines » en matière de politique de défense, et souhaite que « l'Europe occidentale soit directement et effectivement alignée sur celle des États-Unis et participe dans tous les domaines à tous les projets clairement définis par Washington37.
Les américains étaient fort conscients de l'utilité de Spaak, en particulier le général Mac Arthur qui misait sur « la compétence et le prestige de Spaak » pour « la formation d'un système de sécurité de l'Europe occidentale intégré à celui des États-Unis et du Canada »38. 'Le 27 février, G. Marshall fait dire clairement par les ambassadeurs américains à Londres et à Paris, que ses préférences vont à un pact régional at qu'un accord du type du traité de Dunkerque ne fournirait pas les bases suffisantes pour un engagement des États-Unis en Europe. A ce propos, M.T. Bitsch estime que 'la convergence entre leur point de vue et ceux de Washington permet aux pays du Benelux d'avoir gain de cause'39. L'idée était que tout soutien militaire des États-Unis ne pouvait se faire qu'à la demande collective des pays d'Europe occidentale et non sur base d'une initiative propre des États-Unis.
Dés le traité de Bruxelles signé, les dirigeants européens s'empressent auprès du gouvernement américain. En avril 1948, tous à l'exception notable des français se retrouvent à Washington pour entamer les discussions sur la création de l'OTAN . Le pacte ne sera signé qu'un an plus tard à cause des réticences françaises. Elle rassemble alors douze pays. En 1952, la Turquie et la Grèce y adhèrent et en 1954, c'est au tour de la RFA. Outre la mise sur pied d'un commandement suprême dominé par les États-Unis, les pays d'Europe occidentale reçoivent une aide financière colossale afin de développer leurs forces armées. En 1957, il fut décidé que les États-Unis entretiendrait en permanences des forces nucléaires dans les pays européens de l'OTAN.
-
L'Europe intégrée (et capitaliste)
Tout est mis en place pour l'acte final de la politique européenne du gouvernement américain, lorsque dans les années 1949-1950, plusieurs coups de tonnerre éclatent dans le ciel jusque là bleu de l'hégémonie mondiale américaine. Au cours du mois de septembre 1949, le 21, l'URSS fait savoir au monde par un essai nucléaire qu'elle possède la bombe atomique et le 23, la république populaire de Chine est proclamée. En juin 1950 la guerre de Corée commence, qui opposera le Nord pro-soviétique au Sud pro-américain dans un conflit qui fera des millions de morts et ne se terminera qu'en juillet 1953 par un statu quo. Les États-Unis, en l'absence du délégué soviétique qui boycotte le Conseil de sécurité de l'ONU depuis le refus de l'admission de la Chine populaire, parviennent à obtenir la condamnation de la Corée du Nord comme agresseur40 et l'envoi d'une force internationale (à laquelle la Belgique a participé, nous pouvons être fiers d'avoir nous aussi nos morts et nos vétérans de la guerre de Corée...) qui intervint en octobre 1950.
Dés lors, les États-Unis se font de plus en plus pressants auprès de leurs alliés européens pour qu'il renforcent. D'habitude très diligents à répondre aux demandes expresses de leur puissant allié, les européens se montrent cette fois moins empressés. Pourtant, tout avait si bien commencé : dés octobre 1950, René Pleven41 lance le projet de constitution d'une armée européenne qui permettrait le réarmement allemand. Nombreux sont les historiens qui pensent que les pressions insistantes des États-Unis provenaient de la crainte de ces derniers, à la suite du commencement de la guerre de Corée, d'une agression soviétique en Europe via l'Allemagne. Selon J.-M. Gaillard et A. Rowley, en 1950, « On redoute une agression soviétique en Europe. Le problème du réarmement allemand se pose »42. Pourtant, la CIA avait prolongé en 1950 ses conclusions des rapports ORE 22-48 et 46-49 de 1948 et 1949, selon lesquels ils n’envisageaient pas d’agression soviétique en Europe. Mais ce sont bien les fameux 'faucons' qui dominent l'administration américaine, et l'anticommuniste pathologique P. Nitze vient à peine, en avril, d'écrire la NSC68. Mais l'adoption du plan Pleven qui deviendra la CED met plus de temps que prévu à être adopté par les parlements nationaux. Les année passent et finalement, en 1954, le Parlement français dernier à voter le rejette : les communistes et les gaullistes hostiles au réarmement allemand s'y étaient bien sûr opposés. De Gaulle déclara à ce propos : « Pêle-mêle avec l'Allemagne et l'Italie vaincues, la France doit verser ses hommes, ses armes, son argent, dans un mélange apatride. Cet abaissement lui est infligé, au nom de l'égalité des droits, pour que l'Allemagne soit réputée n'avoir pas d'armée tout en refaisant des forces militaires. Bien entendu, la France, entre toutes les grandes nations qui ont, aujourd'hui, une armée, est la seule qui perde la sienne »43. Un rapport au comité central du PCF du député communiste Duclos nous apprend que ce parti était prêt à tout pour empêcher la mise en place de ce plan : « Conscients de la nécessité d'agir rapidement dans tout le pays pour empêcher l'adoption des traités qui instituent l'armée européenne, nous déclarons, nous, communistes, que nous sommes prêts avec tous les Français, quels qu'ils soient, qui, comme nous, ne veulent plus d'une nouvelle Wehrmacht, à participer à toutes les actions politiques qui peuvent et doivent être organisées pour une puissante campagne à travers la France. A cette déclaration solennelle, nous ajoutons, nous communistes, que nous sommes prêts, dans tous les actes de notre vie parlementaire, à contribuer, pour notre part, à la défaite des promoteurs et défenseurs de l'armée européenne »44.
Mais la balance a surtout penché en faveur du rejet à cause de la division des parlementaires SFIO, craignant de trop se couper de leur base ouvrière qui aurait rejoint les rangs communistes.
C'est alors que se met en branle toute la machine des lobbies voulant accélérer l'intégration européenne45. Les pressions des autres pays sur les politiques français non-communistes (et une fois encore le rôle de Spaak fut déterminant) aboutissent le 23 octobre 1954 à l'amendement du traité par la signature des accords de Paris qui apparaissent comme une alternative à la CED. Ils créent l'UEO (l'Union de l'Europe Occidentale), scellent la fin du régime d'occupation en République fédérale d'Allemagne (RFA) et entérinent l'accession de l'Allemagne de l'Ouest et de l’Italie au traité de Bruxelles. Ces accords aboutissent à la création, à côté du Conseil des ministres des Affaires étrangères déjà existant, une Assemblée parlementaire consultative, une Agence de contrôle des armements ainsi qu'un Comité permanent des armements. Cette fois, l'Assemblée nationale française accepte le réarmement de l'Allemagne, celle-ci rejoint d'ailleurs l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) le 5 mai 1955.
Certes, l'éléphant a accouché d'une souris, la CED ouvraient en effet la perspective d'une intégration politique, mais il est important de noter ici que tout a été fait pour faire revivre le cadavre de la CED et ce, malgré une opinion publique largement hostile au projet...
Entre temps, l'intégration se poursuit avec la mise sur pied d'un projet (celui-là aboutit), la CECA, soit la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier.
Robert Schuman, ministre français des affaires étrangères, propose le 9 mai 1950 de placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une Haute Autorité commune dans une organisation ouverte aux autres pays d’Europe. Il déclare à l'occasion ces mots restés célèbres : « L'Europe ne se fera pas d'un coup ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes, créant d'abord une solidarité de fait »46. L'intention proclamée est de créer une solidarité entre l'Allemagne et la France rendant tout conflit ultérieur impossible. Mais ça c'est pour la galerie, plus prosaïquement il déclare vouloir ainsi promouvoir l'indépendance économique de l'Europe. De fait, le traité est signé en avril 1951, non par deux pays, mais par six (dont l'Italie et le Benelux). Il pose ainsi en créant des institutions supranationales, les bases de la future fédération politique de l'Europe. Les négociations se sont faites beaucoup plus vite en même temps que celles sur la CED, et à l'inverse de ces dernières, elles n'ont guère attiré l'attention de l'opinion. Probablement est-ce pour cette raison qu'elles aboutirent. Elles se sont déroulées en cercle restreint, composé de politiques influents et de ces fameux lobbies dont j'ai parlé plus haut.
Les secteurs du charbon et de l'acier étant largement n'ayant pas été nationalisés après la libération, il est impensable de ne pas associer les fédérations patronales aux discussions. Mais ce n'est pas là que les décisions sont prises mais entre grands patrons, décideurs politiques et même des dirigeants syndicaux (de droite, cela s'entend), au sein d'associations promues par ces élites. M.T. Bitsch47 estime « qu'à partir de 1947, il n'est pas rare de voir Washington intervenir en faveur de l'Europe unie par des pressions exercées sur les hommes politiques européens ou des encouragements (entre autres financiers) donnés aux mouvements de promotion de l'idée européenne ». Il s'agit notamment du Mouvement européen en Europe et par l'American Committee on United Europe. Cette dernière est créée le 5 janvier 1949, « sans grande discrétion, son conseil d'administration est un botin des services secrets US : président William J. Donovan (ex-patron de l'OSS, devenu conseiller de la CIA) ; vice-président Allen W. Dulles (ex-OSS, président du Council on Foreign Relations et futur directeur de la CIA) ; directeur exécutif Thomas W. Braden (ex-OSS, futur directeur adjoint de la CIA) ; et aussi, David Dubinsky, Arthur Goldberg et Jay Lovestone, tous trois responsables des actions secrètes de l'AFL-CIO ... L'ACUE décide de reprendre le contrôle direct du Mouvement européen, c'est à dire d'en virer la direction britannique ... Le président Duncan Sandys est acculé à la démission en mars 1950. Il est remplacé par le belge Spaak, qui déménage le siège social de Londres à Bruxelles. Un autre belge (et gros industriel), le baron Boël, devient trésorier »48. Quant au Mouvement européen, il est le produit d'une fusion de toute une série d'association pro-européennes, dont l'ILEC (Independant League for European Integration créée par les services secrets brittaniques), l'UEF (Union Européenne des Fédéralistes, financée par la CIA), l'Union paneuropéenne, etc. « Churchill convoque une conférence para-gouvernementale à La Haye ... du 7 au 10 mai 1948, 800 personnalités répondent à son appel et créent le Mouvement Européen. Duncan Sandys, gendre de Churchill (on est si bien entre soi), est élu président de l'association et Joseph H. Retinger, secrétaire général ». Sont nommés présidents d'honneur : Winston Churchill, Konrad Adenauer, Léon Blum, Alcide de Gasperi et Paul-Henri Spaak49. Concernant la Belgique et en particulier le rôle de la revue Synthèses dirigée par le socialiste M. Lambilliotte, proche de Spaak et du Mouvement Européen, pour rallier les syndicats à la cause européenne et atlantiste, lire mon article dans le n°48 d'Etudes Marxistes50.
La suite est tout aussi intéressante car elle confirme, la reconstruction achevée, une tendance des élites européennes, déjà sensible dans la CECA, à vouloir plus d'indépendance économique vis-à-vis du protecteur américain. Je commencerai par citer un long mais édifiant extrait du rapport du Comité intergouvernemental, préparant en avril 1956 ce qui deviendra le traité de Rome du 25 mars 1957 qui instaure la Communauté Économique Européenne :
« Entre les États-Unis qui, presque dans chaque domaine, assurent à eux seuls la moitié de la production mondiale, et les pays qui, sous un régime collectiviste s’étendant au tiers de la population du globe, augmentent leur production au rythme de 10 ou de 15 % par an, l’Europe, qui avait autrefois le monopole des industries de transformation et tirait d’importantes ressources de ses possessions d’outre-mer, voit aujourd’hui ses positions extérieures s’affaiblir, son influence décliner, sa capacité de progrès se perdre dans ses divisions.
...
C’est pourquoi, en choisissant d’engager d’abord l’unification de l’Europe dans le domaine économique, les six Ministres des Affaires étrangères réunis à Messine ont fait porter l’accent sur ces deux réalisations essentielles : la mise en commun de l’industrie atomique et la création d’un marché commun général.
...
Ces perspectives exigent toutefois que des actions immédiates soient entreprises pour que l’Europe ne risque pas de voir son développement limité par l’insuffisance de ses ressources en énergie ou de ses moyens de communication, et pour qu’elle sorte de la position particulièrement difficile de ses transports aériens et de ses constructions aéronautiques »51.
Même s'il ne s'agit pour l'instant que du terrain économique, le discours est différent de ce qui a prévalu jusque là, la soumission inconditionnelle à Washington est terminée. Cette tendance ira en s'accroissant dans les années 60.
Que s'est-il donc passé ?
« Adenauer est à Paris le 6 novembre 1956, le jour où Français et Britanniques cèdent aux pressions américaines (et soviétiques) dans l'affaire de Suez. Il déclare alors à Christian Pineau : 'La France et l'Angleterre ne seront jamais des puissances comparables aux États-Unis et à l'Union soviétique. Ni l'Allemagne non plus, il ne leur reste qu'une façon de jouer un rôle décisif dans le monde : s'unir pour faire l'Europe. Nous n'avons pas de temps à perdre : l'Europe sera notre revanche' »52. Voilà des propos bien agressifs de la part du chancelier de l'Allemagne fédérale, à peine 11 ans après la défaite de son pays dans une guerre causée par l'impérialisme nazi, qui a coûté la vie à plus de 50 millions d'hommes. Est-ce de bon augure, alors qu'en public on ne cesse de claironner que l'Europe est une construction pacifique ?
A l'époque, la Grande Bretagne a déjà perdu ses colonies indo-pakistanaise et du Moyen Orient, la guerre d'Algérie fait rage, la Tunisie vient d'obtenir son indépendance, la France a été battue à Dien Bien Phu et forcée d'accorder les accords de Genève sur l'Indochine en 1954, la conférence de Bandoeng qui s'est tenue un an plus tôt a scellé l'alliance des ex-colonies contre leurs ex-métropole, l'intervention militaire franco-brittanique pour contrer la récente nationalisation du canal de Suez est un désastre humiliant, tout le monde s'accorde à reconnaître que l'indépendance de toute l'Afrique ne saurait plus tarder. Lors de toutes ces crises les ex-puissances européennes n'ont pas pu compter sur leur 'allié' américain, que du contraire... Les États-Unis voulaient justement détacher ces marchés potentiels de l'aire de contrôle européenne (sauf pour l'Afrique, le continent le plus pauvre de la planète, très condescendant, G. Kennan pensait que cela pouvait être psychologiquement encourageant pour les européens de les laisser l'exploiter). Quant à l'Amérique latine, malgré l'intermède de la deuxième guerre mondiale, elle était depuis longtemps chasse gardée des multinationales américaines. Privés de leurs bases arrières coloniales, la France et l'Angleterre n'ont plus la possibilité de se reconstituer en grandes puissances. Il ne leur reste plus qu'à s'unir au sein d'une Europe intégrée afin d'un jour pouvoir retrouver la grandeur passée, mais en s'affranchissant progressivement de la tutelle de Washington.
Pour conclure sur les mythes européens confrontés aux faits de l'intégration européenne, je dirais qu'il est clair pour moi que contrairement au discours dominant, les élites de cette superpuissance en construction ne sont ni des colombes, ni soumises à l'impérialisme américain. Ces élites étaient-elle obligées d'accepter la protection américaine pour résister à l’expansionnisme de l'URSS ? Je pense plutôt que pour elles, la menace à éluder était la volonté d'émancipation sociale d'une partie importante des masses de travailleurs d'Europe pour qui, le socialisme représentait encore à l'époque, la seule alternative à l'exploitation capitaliste et la seule perspective réaliste pour la paix entre les peuples. Quant à l'Europe démocratique et citoyenne, cher lecteur, je vous laisse vous-même conclure...
1Je pense notamment à Michel Onfray...
2Extrait sur l'histoire de la construction européenne tiré du site officiel de l'U.E. : http//europa.eu.int.
3Il s'agit d'un extrait du fameux 'discours de la peur' de P.-H. Spaak le 28 septembre 1948 devant l'Assemblée générale de l'ONU en réponse à l'intervention soviétique sur le plan Marshall et le Traité de Bruxelles.In Spaak P.-H., La pensée européenne et atlantique de Paul-Henri Spaak, Bruxelles, 1980, p.154.
4Extrait de Schuman R., Faire l'Europe in La revue de Paris, avril 1951. Le 9 mai 1950, à l’initiative de Jean Monnet, Robert Schuman, ministre français des Affaires étrangères, propose la mise en commun des ressources de charbon et d’acier de la France et de l’Allemagne dans une organisation ouverte aux autres pays d’Europe.
5Absolument lire la synthèse de Chomsky N., les dessous de la politique de l'Oncle Sam, Bruxelles, 1996.
6Un excellent ouvrage écrit par quelqu'un, qui en tant qu'ancien haut fonctionnaire du département d’État américain, sait très bien de quoi il parle : Blum W., Les guerres scélérates, Paris, 2004.
7Marcy G., Economie internationale, Paris, 1965, pp.526, 527, 567 et 573.
8De nombreux historiens américains ont remis en cause cette image 'classique' du monde bipolaire dominé par deux superpuissance plus ou moins à égalité : Yergin D., La paix saccagée, Bruxelles, 1990 ; Gaddis J.L., The Long Peace, New York, 1987. Pour les auteurs européens, on lira utilement Horowitz D., De Yalta au Vietnam, 2t., Paris, 1973 et Vanden Berghe Y., Un grand malentendu ?, Louvain-la-Neuve, 1993.
9In De Gaulle C., Mémoires de guerre, le salut (1944-1946), t.3, Paris, 1959, pp.272-273.
10In Berstein S. et Milza P., Histoire du XXème siècle, 1945-1973, t.2, Paris, 1996, p.10.
11In Berstein S. et Milza P., Histoire de l'Europe contemporaine, Paris, 1992, p. 180.
12In Cameron R., Histoire économique du monde, Paris, 1991, p.395.
13Extrait du PPS23, Rapport sur les tendances actuelles de la politique étrangère des États-Unis de février 1948, écrit par G. Kennan (1904-2005), ambassadeur américain à Berlin pendant la seconde guerre mondiale, puis n°2 de l'ambassade US à Moscou, rédige en 1947 le fameux Long Telegram sur les buts de la politique étrangère soviétique. Texte qui le propulse en 1947, premier directeur du Policy Planning Staff, bureau d'étude du département d’État américain, chargé d'élaborer les grandes lignes de la politique étrangère américaine pour le National Security Council (voir supra). Kennan a joué un rôle de premier plan dans la mise sur pied du plan Marshall et la politique US vis-à-vis de l'intégration européenne. Il fut probablement un des décideurs américains les plus influents de l'époque de la guerre froide.
Cet extrait est reproduit ici en français, traduit par l'auteur de cet article de l'anglais ; dont voici le texte original : we have about 50% of the world's wealth, but only 6.3% of its population.... In this situation, we cannot fail to be the object of envy and resentment. Our real task in the coming period is to devise a pattern of relationships which will permit us to maintain this position of disparity.... To do so, we will have to dispense with all sentimentality and day-dreaming ; and our attention will have to be concentrated everywhere on our immediate national objectives.... We should cease to talk about vague and ... unreal objectives such as human rights, the raising of the living standards, and democratization. The day is not far off when we are going to have to deal in straight power concepts. The less we are then hampered by idealistic slogans, the better.
14Extrait du Long Telegram de G. Kennan de mars 1946, tiré de sa traduction en français in http://hypo.ge-dip.etat-ge.ch/www/cliotexte/ClioHOME.html.
15Soit 'faire reculer' et 'endiguer' le communisme et l'URSS.
16P. Nitze a remplacé G. Kennan, ce dernier étant jugé trop concilliant vis-à-vis de l'URSS, à la tête du Policy Planning Staff en 1951.
17Lire absolument Yergin D., La paix saccagée, Bruxelles, 1990 (première édition en anglais, Boston, 1977).
18Directeur de la CIA de 1953 à 1961.
19Secrétaire d'Etat de 1952 à 1959, année où il meurt, après s'être jeté à travers la fenêtre de son appartement. Les rumeurs racontent qu'il aurait téléphoné à son frère Allen Dulles peu avant de se suicider, pour l'avertir que les russes avaient débarqué sur le sol américain à bord d'engins venus de l'espace (sans rire)...
20In Mourre M., Vingt-cinq ans d'histoire universelle, 1945-1970, Paris, 1971, p. 179.
21In NSC20/1, p.9. Ce texte n'a pas été publié, il est conservé et consultable National Archives and Records Administration, situé dans l'Etat du Maryland, USA. Le texte original en anglais est : With respect to the USSR, the United States should not be content to contain Soviet expansion... but should pursue a determined policy to suppress International communism... to free the Satellites from Soviet domination, and eventually to turn Soviet Communism... into a liberal concept of Russian Nationalism within the confines of pre-war Russia.
22Lire à ce propos les articles de T. Barnes in The Historical Journal, 24, 2, 1981 et 25, 3, 1982. Ainsi que Faligot R., Guerre spéciale en Europe, Paris, 1980 et le chapitre sur Les Etats-Unis, l'Europe occidentale et la guerre froide dans Van Doorslaer R. & Verhoeyen E., L'assassinat de Julien Lahaut, une histoire de l'anticommunisme en Belgique, Bruxelles, 1987.
23In Staff meeting NSC on France, 18 mars 1948. Cette note est sensée s'occuper du cas français, mais il y est précisé que la politique préconisée est également d'application pour les pays du Benelux.
24NSC9/1 to 7 et de nombreux Staff Meeting. Tout comme la NSC20/1, ces documents n'ont pas été publié.
25Lire à ce propos les recherches de Gaddis J.L., The Long Peace, New york, 1987. Il fait remarquer que la « peur d'une Allemagne sous contrôle soviétique a rendue l'idée d'une Europe divisée en deux blocs plus respectable aux yeux du gouvernement américain » (p.55). Et celles de Winand P., Presidents, Advisors and the Uniting of Europe, Bruxelles, 1990.
26In Michel R., Les investissements américains en Belgique, Bruxelles, 1970, pp. 59 à 68 et p.157.
27Vanden Berghe Y., Un grand malentendu, une histoire de la guerre froide, L.L.N., 1993.
28En réponse au plan Marshall, et suite à la dissolution par Staline de la IIIème Internationale en 1943 afin de faciliter l'alliance avec les États-Unis et la Grande Bretagne, les partis communistes créent un bureau d'information. Il s'agit bien d'une initiative soviétique, et ceux-ci dirigent effectivement les débats dans le sens d'une opposition au plan et à la politique américaine, qualifiée d'impérialiste.
29Extrait tiré de Berstein M. & Milza P., Histoire de l'Europe contemporaine, Paris, 1992, p.185.
30 Le bureau de la FGTB a même jugé nécessaire d'approuver au plus vite, en décembre 1947, l'aide américaine. Concernant la NCLP en Belgique, lire mon article dans le n°48 d’Études Marxistes d'octobre-décembre 1999 sur La NCLP du département d’État américain en Belgique et les socialistes belges entre 1944 et 1949.
31Celui-ci démissionne de la CGT dominée par les communistes en décembre 1947, et crée la CGT-FO en avril 1948, grâce aux aides financières de la CIA par l'intermédiaire de l'AFL, de la FGTB et du ministre socialiste du Travail. Tout ceci constitue aujourd'hui un secret de polichinelle, admis par les intéressés eux-mêmes, mais je conseille malgré tout la lecture de Bergounioux, Force Ouvrière, Paris, 1980 et des mémoires de Debunne G., J'ai eu mon mot à dire, Bruxelles, 1988.
32In Toinet M.-F., La chasse aux sorcières, Bruxelles, 1984, pp. 147 à 158.
33In Meeting of International Committee des 10 et 11 novembre 1947, pp.1 à 5 in Jay Lovestone's Files, situé dans le George Meany Memorial Archives, Maryland, USA.
34In Barnes T., op.cit.
35In the United Kingdom and the Western European Union, 10 janvier 1945.
36In Spaak P.-H., Combats inachevés, de l'Indépendance à l'Alliance, Paris, 1969, p.259.
37Courrier du 9.1.1948 de l'ambassade des États-Unis au Département d’État.
38Mémorandum de Mac Arthur à l'ambassadeur américain à Bruxelles, le 26.11.1948. Mac Arthur fut commandant des troupes américaines d'occupation au Japon entre 1945 et 1950. Il commande ensuite ensuite les troupes de l'ONU engagées en Corée, mais est limogé en 1951 car il voulait utiliser la Corée comme base arrière pour envahir la Chine afin d'y renverser le régime communiste. Parfois certains dirigeants US interprétaient les directives du département d’État un peu trop à la lettre...
39Ibidem.
40En fait, ceci est aujourd'hui remis en question, nombre de spécialistes ont soumis à la critique les 'preuves' américaines de l’agression de la Corée du Nord. En fait, il semblerait que les provocations et les escarmouches ne cessaient pas depuis la partition du pays en 1948 et ce, des deux côtés.
41A l'époque R. Pleven n'est plus ministre de la Défense française, mais président du Conseil. Il se situe au centre de l'échiquier politique.
42Gaillard J.-M. Et Rowley A., Histoire du continent européen, 1950-2000, Paris 2001, pp.442 et 443.
43Déclaration du général de Gaulle, 6 juin 1952, tirée de cliotexte.
44Rapport de J. Duclos devant le Comité central du parti communiste, 22 oct. 1953, tirée de cliotexte.
45J'en parlerai spécifiquement plus loin dans cet article, quand j'aborderai la CECA et les négociations pour la signature des traités de Rome en 1957.
46Extrait tiré de Mourre M., 25 ans d'histoire universelle, 1945-1970, Paris, 1971, p.206.
47Absolument lire l'excellente synthèse (quoique très académique) de Bitsch M.T., Histoire de la construction européenne, Bruxelles, 1996.
48Absolument lire l'excellent article sur www.reseauvoltaire.net/article14369.html.
49Ibidem.
50In Etudes Marxistes n°48, octobre-décembre 1999, pp.89 à 119.
51Placé en juin 1955, à l'issue de la Conférence de Messine, sous la présidence de Paul-Henri Spaak, ministre belge des Affaires étrangères, le Comité intergouvernemental remet, le 21 avril 1956, son rapport définitif aux six gouvernements des États membres de la CECA. Cet extrait est tiré du site www.ena.lu, site internet 'europan navigator', consacré à l'histoire de l'Europe, véritable mine de documents (y compris des correspondances entre décideurs européens), qui mériterait certainement d'être épluchée plus à fond .
52In Gaillard J.-M. & Rowley A., Histoire du continent européen, 1850-2000, Paris, 2001, p. 446.