Nous, on veut ! Pourquoi il faut quitter l’euro et démanteler l’Union européenne

par sasapame
jeudi 21 juin 2012

Il y a au moins deux choses à savoir sur l’euro. La première, c’est que la monnaie unique européenne ne pouvait pas marcher. Et elle ne le peut toujours pas. Cela, d’ailleurs, on peut parfaitement le comprendre sans avoir la moindre connaissance en économie. La deuxième, c’est qu’on a fait l’euro non pas seulement en dépit du fait qu’il ne pouvait pas fonctionner (on le savait parfaitement depuis le début) mais précisément parce qu’il ne pouvait pas fonctionner

Disant cela, je ne vise pas seulement des fanatiques ultralibéraux, des puissances privées (personnes morales par nature dénuées de morale) ou je ne sais quelles autorités d’un empire dont le QG serait vaguement domicilié aux États-Unis. Non, je veux aussi et surtout parler d’une frange remarquablement large de la classe politique française, en particulier à gauche. On peut comprendre que certains aient intérêt à édifier des systèmes antisociaux, des machines à tuer le politique. Qu’ils soient de ces « pères fondateurs » travaillant pour la finance « étatsunienne », qu’ils aient donné au Bilderberg, comme tout bon commissaire européen, qu’ils se nomment Giscard ou Delors – ceux-là, on ne s’étonne plus guère de leurs méfaits. En revanche, il est bien moins évident, a priori, que certains de ceux qui souhaitent la démocratie et la justice sociale puisse soutenir de semblables projets. Comment font-ils ? En fait, c’est très simple : ils font comme tous les bâtisseurs d’empire, ils admettent la souffrance des autres – quelques temps… (combien de temps ?) – au motif que le mouvement imposé devrait permettre de produire un mieux après-demain. L’Europe über alles.

Sous le couvert d’une lettre ouverte à Jacques Généreux ([i]), rédigée en réaction à son dernier livre Nous, on peut ! (Seuil, 2011), cette supplique s’adresse en particulier aux militants du Front de gauche et, au-delà, à toutes les personnes et à toutes les organisations politiques qui refusent d’envisager le démantèlement de l’Union européenne.

[i] Jacques Généreux, économiste, est le Secrétaire national aux affaires économiques du Parti de Gauche.

 

« L’Europe sociale » as usual 

Après la lecture de la préface et du premier chapitre de ton dernier livre, Jacques, il serait difficile d’en douter : le Parti de Gauche semble avoir mis dans sa poche pour un bon moment l’utopie du fédéralisme européen. ([i]) Il s’engage dans la voie de la désobéissance européenne, appelant le peuple français à reprendre autant que de besoin les instruments de sa souveraineté pour s’affranchir du néolibéralisme. Dans une perspective internationaliste et de gauche, cela va sans dire.

Mais voyant les mesures proposées ensuite, le lecteur un peu attentif comprendra que ta « quatrième voie » est aussitôt envisagée comme moyen d’entraîner une nouvelle grande poussée d’ « intégration » européenne ! ([ii])

Certes, tu es clair sur l’ordre de tes deux priorités : d’abord mener une politique de gauche appuyée sur le suffrage universel, quitte à opérer toute rupture nécessaire d’avec l’UE ; «  l’intégration » européenne ensuite, et à condition qu’elle respecte les exigences ainsi décidées.

Mais, sans compter que les chances de succès de ton projet européen paraissent infimes (vu ses exigences et le très haut niveau d’ « intégration » qu’il suppose), je doute fort que ta stratégie suffise à nous faire passer le cap d’une terrible crise financière et, surtout, je te le demande : où donc s’agirait-il d’aller ? Ce qui est moins clair que tout, dans ce projet, c’est l’architecture de ce que pourrait bien être un ensemble d’ « institutions européennes […] démocratiques ».

En particulier, tu tiens fortement à sauver la monnaie unique. Mais tu ne veux pas pour autant que perdure un euro antisocial, bien sûr. Conséquences inévitables : il faudra « contrôler démocratiquement » la BCE et gérer tout aussi démocratiquement un système de redistribution massive entre États membres, après quoi il faudra une convergence fiscale par le haut ainsi qu’un budget européen incomparable à l’actuel, finançant tout plein de services publics européens, etc. Bref, il faudrait très vite disposer d’un système parlementaire européen digne de ce nom.

Les bâtisseurs d’empire

Face à un tel défi, bien connu mais restant toujours entier, on en vient à se demander pourquoi tu défends la monnaie unique plutôt que l’idée d’une monnaie commune. D’ailleurs, techniquement, toute ton argumentation soutient la seconde option. La réponse est donnée dans les dernières pages, même si on la sentait venir : elle tient toute à l’ambition d’une « intégration économique et politique » européenne, par opposition à la simple « coopération internationale ». ([iii])

Tu persistes ainsi dans le choix que tu as fait en soutenant le traité de Maastricht : établir et maintenir l’euro en dépit du fait qu’il est intenable… et du fait même qu’il est invivable ! Ceci afin de forcer les peuples à s’unir… pour se révolter contre ce système qui l’opprime ! J’insiste : tu es de ceux qui ont contribué à imposer aux peuples européens, aux contribuables, à l’immense majorité des travailleurs, des petits entrepreneurs, un système qui les opprime car il fallait aux peuples européens un tel aiguillon pour parvenir à s’unir, surmontant d’énormes difficultés pour ce faire, et parce que c’est de cette union que peut seulement naître une Europe politique. Vous autres, si vous doutiez de cette mise en accusation, lisez donc ce petit livre que Jacques viens d’écrire. L’aveu y est clairement prononcé. ([iv])

Partant, on concevra même que tu persistes à faire ce pari en dépit de l’urgence de la situation et malgré le fait que l’impasse de la « construction européenne » se révèle plus clairement que jamais : voici venue l’heure de vérité, ce n’est surtout pas le moment de laisser tomber ! La révolte gronde… Enfin presque. Il faut faire front, le mouvement des peuples va bientôt contraindre les gouvernements, les partis, à faire les bons choix… Mais justement : quel front, quels choix et, tout d’abord, quel rôle pour les gouvernements et pour les partis dans cette affaire ?

Je commencerai par approfondir cette épineuse question en focalisant sur l’impasse de l’euro. Une affaire révélatrice car, en se penchant sur le mécanisme de redistribution qu’une union monétaire suppose, on verra qu’une monnaie unique ne peut tout simplement pas fonctionner avec un système confédéral. Il importe aussi et surtout de comprendre que, pour la même raison, la mutation vers le fédéralisme européen (à supposer que les peuples concernés la souhaitent) ne peut justement pas venir d’une négociation entre les gouvernements européens, autrement dit d’un accord politique entre États ! Ce qui nous amènera à soulever une question fort dérangeante pour l’ensemble des organisations politiques qui refusent d’envisager une sortie de l’Union européenne.

La monnaie unique, ça ne marche pas dans une confédération

A quoi rime la proposition de soumettre la BCE à un contrôle démocratique ? Il ne suffit pas de lancer en l’air des idées comme, par exemple, celle d’ « un directoire évalué par et responsable devant le Conseil européen et le Parlement européen ». ([v]) Parler d’accroître fortement le budget européen est une chose mais c’est tout autre chose de savoir comment contrôler ceux qui décideront de la manière de l’utiliser. Même à supposer que les 27 États s’accordent sur tel point décisif, comment imagines-tu que le mécanisme d’ensemble soit simplement praticable ?

Plusieurs conditions sont nécessaires pour qu’une union monétaire soit « optimale » au sens de la théorie économique. Autrement dit, pour qu’une monnaie unique soit viable. Or aucune de ces conditions n’est remplie pour la zone euro. Tu l’admets d’ailleurs. Quelles sont donc, au juste, les évolutions requises pour que l’euro soit tenable ?

Je me pencherai seulement, ici, sur deux de ces conditions fondamentales ([vi]) : l’existence d’un « accord politique entre États membres » de l’union monétaire et l’existence d’un mécanisme de redistribution impliquant des transferts financiers potentiellement très conséquents.

Imaginez un instant qu’on ait voulu traiter la « balance extérieure » de la Lozère vis-à-vis du département du Rhône comme on le fait pour les relations financières entre les États membres de la zone euro. ([vii]) Bien sûr, personne n’a proposé de tenir une telle comptabilité (pourvu que ça dure…) et vous savez pourquoi : les deux départements font partie d’un même État. Mais justement, gardons cet exemple en référence. Il y a au moins deux grosses différences qui devraient sauter aux yeux :

1) Les flux financiers entre les deux départements, tels qu’ils résultent du système de redistribution national, impliquent des versements définitifs – des dons et des compensations, si l’on veut – tandis que ceux qui intéressent les États de la zone euro impliquent des dettes et autant de créances (et les intérêts qui vont avec...)

2) Les règles qui définissent le système de redistribution national ne sont pas fixées par une instance regroupant ou représentant les dirigeants politiques des deux départements concernés, elles sont définies par un « arbitre » qui se situe à l’extérieur et au-dessus de ces départements. ([viii])

Dans les deux cas, c’est le jour et la nuit. L’une et l’autre de ces distinctions vous montrent précisément que l’Union européenne est une confédération et assurément pas un État fédéral. Pourtant, il est plutôt rare qu’on insiste sur la première. Quant à la seconde, il faut la souligner trois fois en rouge mais personne ou presque ne semble y prêter attention.

Le problème fondamental de l’euro, il est pourtant là et pas ailleurs : pour que l’euro soit viable, l'instance qui décide des redistributions entre les États membres ne peut tout simplement pas être la réunion des dirigeants de ces États. Pas même une représentation indirecte de ces États. Et comme on va le voir, il serait vain d’espérer résoudre ce problème en modulant les nombres de voix des divers représentants, en cherchant un compromis entre les deux principes extrêmes un État - une voix et un million de personnes représentées - une voix. Cela ne signifie pas qu’un compromis de ce type soit inutile, cela signifie que cette condition ne saurait suffire.

Pour illustrer ce problème, je considère maintenant le cas de l'Allemagne et de la Grèce. Imaginez que justice soit faite, un temps, dans la redistribution du point de vue des relations d’État à État – soit, vu d’aujourd’hui, que l'Allemagne donne de l'argent à la Grèce en compensation pour l'union monétaire, pourrait-on dire. Si c'est aux dirigeants des deux pays d'en décider, voilà ce qui va se produire à n’en pas douter.

En interne, le dirigeant allemand va essayer de faire payer au grattage les travailleurs allemands qui auront déjà payé au tirage (politique de déflation salariale). Vous connaissez la combine par cœur : toute situation dans laquelle on appelle à mettre la main à la poche est l’occasion, pour les classes dirigeantes, de renvoyer la facture aux prolos. Et pour ça, la technique la plus infaillible est d’invoquer la « contrainte extérieure ». Dans le cas de la zone euro, une telle situation se produira immanquablement et le problème se répètera sans cesse, précisément parce que le transfert financier requis n’aura pas été rendu automatique et parce qu’il sera chaque fois soumis à la décision des dirigeants des États confédérés.

Pour cette même raison, le mécanisme va dresser nos prolos, ceux d’ici et d’ailleurs, contre le prétendu « fédéralisme » européen qui les exploite. Ce qui les amènera sans doute à penser, à tort, que si « Europe » il y a, elle ne doit surtout pas décider sans les gouvernements. La marionnette grecque d'en face tirera ses propres avantages de ce système, et tous les dirigeants continueront à jouer ainsi à « plus d'Europe », en feignant de soutenir le matin un système sur lequel ils médiront l'après-midi.

En tout état de cause, si c’est la réunion des gouvernements – ou même celle des parlements nationaux, peu importe – qui décide elle-même des règles de redistribution, chacun des représentants des États membres (ceux du ou des quelques pays les plus gros, en pratique) pourra les remettre en question à tout moment ou presque. Résultat : c’est comme si l’arbitre d’un match – ou n’importe quel joueur (au hasard, le plus costaud) – change lui-même les règles du jeu à sa guise durant la partie : autant dire qu’il n’y a plus de règles. C’est le régime de l’arbitraire. La tyrannie, quelle que soit sa forme. Un régime qui fait toujours gagner les plus forts, naturellement. ([ix])

On appelle également ça despotisme, parce que dans un tel régime le pouvoir est toujours usurpé. En effet, il est facile de prévoir qu’avec un tel système, les dirigeants de chacun de ces États confédérés travailleront, plus ou moins ensemble, au service de grandes puissances privées et/ou étrangères : alors qu’ils concentrent beaucoup de pouvoirs, ils opèrent justement à un niveau où ils sont complètement incontrôlables. Pour la même raison, ils ne peuvent absolument pas être soutenus par le ou les peuple(s). Or un pouvoir ne tient pas par l’opération du Saint-Esprit.

Bilan, aucun des peuples ainsi « représentés » n’y trouvera jamais son compte, sans parler d’obtenir ainsi un système de solidarité entre ces peuples.

CQFD : un système de redistribution et donc une monnaie unique, ça ne peut tout simplement pas fonctionner dans un système confédéral. Ça ne peut marcher qu’au sein d’un véritable État, qu’il soit « centralisé » (comme en France) ou fédéral à proprement parler. Le fédéralisme suppose précisément que les responsables politiques des États fédérés n'aient AUCUN RÔLE au plan fédéral. Et c'est bien ce qui est observé dans la dizaine d'États fédéraux qui existent sur la planète. ([x]

Que faut-il attendre d’un accord politique entre les États membres ?

La notion vague « d’accord politique entre les États membres », comme condition nécessaire d’une union monétaire, mérite également d’être analysée. Mais avant toute chose, il importe de noter que cette formule constitue un contresens, pour la raison que je viens d’indiquer : l’accord en question ne doit justement pas être un accord entre États, mais un accord passé directement entre les citoyens de ces États, qui décident ce faisant d’instaurer des institutions communes indépendantes de ces États.

Nous avons ici LA raison pour laquelle l’euro n’a aucune chance d’être un système viable, sauf à croire que l’on puisse transformer en quelques années l’UE en un véritable État fédéral... Or non seulement c’est le jour et la nuit au niveau institutionnel mais le terrain est semé d’embûches.

Certaines sont souvent évoquées : diversité de langues, absence quasi-totale de luttes sociales communes, d’espace public commun… En somme, elles concernent les limites, bien réelles et toujours fortes, à la formation d’un peuple européen… vu du peuple (des peuples). Mais du côté des maîtres, le tableau n’est pas plus encourageant : puisque le double rôle des gouvernements nationaux aux plans national et européen est précisément ce qui vaut à l’UE son caractère tyrannique, la nature veut que toutes sortes d’instances, privées et publiques, nationales et étrangères, qui profitent de cette situation, ou espèrent toujours en profiter, luttent de toutes leurs forces, consciemment ou non, contre une évolution vers le fédéralisme européen.

Comme je l’ai déjà noté, cela n’empêche pas les gouvernements et la plupart desdites puissances, bien au contraire, d’en appeler sans cesse à « plus d’Europe »… Une « Europe » toujours indéfinie, pour cause, et d’ailleurs rarement qualifiée explicitement de « politique », par souci plus ou moins conscient de ne pas dévoiler le pot aux roses – vive la « gouvernance » ! D’autant plus qu’il faut bien gérer l’UE, l’euro et les ravages qu’ils nous causent, car eux sont là, biens réels. Il faudrait donc toujours « plus d’Europe », et on a dans les faits une Europe toujours plus apolitique, antipolitique, même, à mesure qu’elle est forte. Voilà donc pourquoi les élites nous inondent de messages invoquant le « fédéralisme (budgétaire) »… mais cela fait que rappeler les conditions sans lesquelles l’euro, et l’Europe politique plus largement, ne peuvent pas tenir ; cela n’indique en rien l’existence d’une réelle tendance à voir naître ces conditions. 

Or rassurez-vous, c’est un projet assurément voué à l’échec : le fédéralisme, ça ne se décrète pas ! Evidemment : puisque l' « arbitre commun » ne peut pas être contrôlé par les représentants des « États membres » (expression qui constituerait un contre-sens dans le contexte du fédéralisme), il ne peut l’être que par les peuples directement – en pratique, un peu décemment, par leurs représentants directs à l'Assemblée ou aux assemblées fédérale(s).

D’ailleurs, si l’on examine un peu soigneusement les récents développements européens, liés à la crise des dettes publiques, on observera que la tendance vers le fédéralisme est moins que jamais observée. En fait, il existait bel et bien un mécanisme de solidarité entre États membres, au travers des clauses de participation des États au capital de la BCE et de la monétisation indirecte des dettes publiques par la BCE, une instance qui, toute tyrannique soit-elle, n’est pas directement sous contrôle des États. Ce mécanisme devait du moins s’appliquer en dernier ressort, en cas de défaut de paiement. Or la tendance très nette consiste à faire en sorte que la BCE ne soit plus contrainte de monétiser massivement et en urgence en cas de crise obligataire publique et à déplacer le contrôle du mécanisme supposé éviter le défaut vers des instances successives qui, de plus en plus, sont soumises au contrôle direct des gouvernements.

A quoi sert de vouloir amender l’Union européenne ?

Le comble de la stratégie de l’ensemble des partis qui se s’évertuent à vouloir amender l’Union européenne, c’est que l’objectif et la méthode sont en réalité incompatibles ! C’est pourquoi, dans les faits, le projet de chacune de ces organisations politiques ne peut être qu’un piège.

Pour comprendre la raison de cette impasse, il faut être parfaitement clair sur ce point que j’ai déjà abordé : ce projet européen, celui qui conditionne entièrement, en particulier, la viabilité d’une monnaie unique, c’est rien moins que l’État fédéral. Or ce système suppose précisément que les gouvernements et les chefs d’États n’aient plus aucun rôle au plan européen ! Idem les parlements nationaux. Il faut insister là-dessus, car la confusion règne : dans un système fédéral, les représentants de l’une des deux assemblées, dite « chambre haute », sont bien désignés par les peuples des états fédérés séparément (pour les représenter chacun séparément, en quelque sorte), mais cela n’implique pas du tout que des députés ou des sénateurs exercent à la fois au plan fédéral et au niveau d’un État fédéré.

Mais ce point tout à fait décisif, les promoteurs de « l’intégration européenne » n’en parlent jamais ! Pour les plus influents d’entre eux, ça n’est pas étonnant : ce serait remettre leur propre carrière en cause… Ainsi, on entretient une grande fiction collective, l’immense majorité des organisations politiques se comportant comme si la mutation vers le fédéralisme pouvait se faire pas à pas, en partant d’une Union européenne qui n’est toujours rien de plus qu’une confédération maquillée. Illusion funeste, qui fait de ce faux « fédéralisme » une utopie meurtrière.

Autrement dit, à supposer que le fédéralisme européen ait une chance d’aboutir dans les décennies qui viennent, il ne viendra assurément pas de négociations entre gouvernements européens !

Ce qui annule, en particulier, la possibilité d’une continuité quelconque avec l’Union européenne !

D’où une question fort dérangeante quant au rôle des organisations politiques. Car finalement, qu’on aspire à l’une où à l’autre des deux seules options démocratiques pour « l’Europe », la fédération ou la coopération internationale, que peut-on bien attendre des partis qui se refusent à envisager une sortie de l’Union européenne, et même de l’euro ?

Ceux qui investissent des gens susceptibles de gouverner ne tiendront évidemment pas à perdre le fondement intergouvernemental de l’UE, un champ où les intéressés peuvent étendre et émanciper leurs pouvoirs dans une mesure inouïe (peu importe, pour eux, que ce soit à condition de ne rien changer). D’autres sont prisonniers de leur besoin de s’allier aux premiers, pour toute cause politique immédiate qu’ils croient justifiée sinon pour des raisons électoralistes. Bien d’autres encore sont piégés par la logique de conservation de leurs postes au « Parlement européen » et par l’ambition d’en obtenir plus. Ajoutez à cela l’influence de tous les hauts fonctionnaires, pour ne pas parler de toutes les puissances privées et étrangères qui défendent leur champ d’action dans le dédale des cabinets européens, ni de leurs relais médiatiques... Bouclez l’équation et vous comprenez vite pourquoi ils se sont tous condamnés à camper sur des positions européistes, ceci d’autant plus que leurs projets européens sont bancals et indéfinis, et pourquoi ils n’ont rien de mieux à proposer que d’accroître peu à peu les pouvoirs du « Parlement européen »…

… jusqu’à muter cette instance en Assemblée constituante ! Une idée exécrable. D’abord, une règle démocratique élémentaire veut qu’on ne fasse surtout pas rédiger les règles du pouvoir par ceux qui vont l’exercer. Ensuite (pour la même raison, en somme), dans un contexte de crise politique avancée, il n’y rien de bon à attendre des sortants. Qu’ils s’en aillent tous, oui, surtout si on parle de constituante ! Facteur aggravant dans le cas de ce « Parlement européen » : le très fort niveau de corruption structurelle et d’apolitisme que lui vaut le rôle parfaitement accessoire qu’il a eu jusqu’à ce jour. Pour les mêmes raisons, il n’existe pas la moindre perspective d’accord politique au sein de cette assemblée en carton-pâte, sans parler d’y trouver une majorité (vraiment) de gauche – celles et ceux qui s’imaginent que la chose pourrait bien advenir dans un délai raisonnable devraient considérer sérieusement la chose dans son contexte… apolitique. D’ailleurs, puisque le rôle de ce « Parlement européen » relève de l’illusion, quels genres d’électeurs les « eurodéputés » peuvent-ils bien séduire ? Or on ne bâtit pas de système politique neutre, et toute l’histoire de ces dernières décennies nous a démontré qu’en s’évertuant à chercher un tel « dénominateur commun » on ne fait qu’édifier des structures technocratiques administrant invariablement un libéralisme sauvage. Par ailleurs, quand on voit les antagonismes entre possibles orientations institutionnelles de la « construction européenne », comment pourrait-il en ressortir un projet un tant soit peu cohérent ? Ajouté à cela que les tendances anti-européistes ou viscéralement anti-européennes – faut-il le dire ? n’ont pas d’autre choix que d’aller elles aussi au « Parlement européen », ne pouvant déserter la place… (c’est d’ailleurs ainsi qu’elles voient leurs élus se faire retourner peu à peu). Enfin, il n’existe pas même l’embryon d’un mouvement populaire unifié, au plan européen, susceptible de porter une telle assemblée, sans parler de soutenir le « Parlement européen » dans un tel rôle. Pour cause : il n’y a strictement rien à porter...


[i]  Tu écartes la « promesse illusoire d’une prochaine démocratie européenne » (p 32). Jean-Luc Mélenchon venait de prendre publiquement la même résolution dans son petit manifeste pour Qu’ils s’en aillent tous ! en se référant, lui, explicitement au « fédéralisme ».

[ii]  Ces orientations, présentant la même position paradoxale, étaient déjà annoncées dans la résolution du Congrès constitutif du Parti de Gauche et dans le petit manifeste de Jean-Luc Mélenchon pour Qu’ils s’en aillent tous ! (Jean-Luc Mélenchon signe ici la préface).

[iii]  Page 133.

[iv]  Page 58. Comment ne pas éprouver ici un sentiment semblable à celui que m’avait inspiré la lecture du livre Qu’il s’en aillent tous ! de J.-L. Mélenchon ? La position de ce dernier y tient de la haute-voltige, pour ne pas dire de la double-pensée… : il évoque ce même « pari européen » des responsables socialistes – quoique sans paraître assumer, lui non plus, sa part de responsabilité pour l’époque, mais la persistance de ses orientations européennes suffit pour en juger – ce qui ne l’empêche pas d’exhorter le peuple à fiche dehors tous ceux qui se sont rendus complices de l’édification de cette machine européenne ! Pour quelqu’un qui appellerait à sortir de l’UE, on pardonnerait assez volontiers. Mais là, non, je ne vois pas…

[v]  Page 115. Un peu accessoirement, au niveau de la Constitution française ce sont le Parlement et le Gouvernement qui se partagent le contrôle de la politique monétaire, chacun dans son rôle spécifique, et on peut donc se demander ce que le Chef de l’État viendrait faire là-dedans (Conseil européen) ! Une idée qui paraît d’autant plus curieuse quand on sait que le Parti de gauche veut abolir le « présidentialisme ». Cette incohérence trahit surtout le fait qu’ici comme presque partout ailleurs, dès lors qu’il s’agit de penser la démocratie on se contente de lancer de vagues idées en l’air. Si J. Généreux a le droit de s’en tenir à un rôle d’économiste, il reste que son choix a des implications évidentes en matière de « défi démocratique ». 

[vi]  Une autre de ces conditions est la « mobilité » du « facteur de production » qu’est le travail au sein de la zone euro. Autrement dit, et pour aller droit au but, la probabilité qu’une proportion importante des travailleurs des pays européens concernés (aujourd’hui 17 pays) acceptent de s’installer durablement dans d’autres pays de la zone. Pourvu qu’il soit ainsi posé – en considérant, en un mot, la dignité des intéressés – ce seul volet esquisse le schéma d’un peuple en phase de construction déjà avancée. Pour la même raison, d’ailleurs, les réponses les plus décisives relèvent directement des choix de l’ensemble des citoyens – en l’occurrence ceux de dix, vingt nations ou plus encore. Chacun d’entre eux peut donc s’en faire une idée tout aussi valable que n’importe quel expert, le tout est de poser clairement les termes du problème. Il ne s’agit pas seulement, bien sûr, de la capacité de celles et ceux qui sont propriétaires de leur logement de le revendre assez rapidement sans subir de moins-value significative (seul sous-aspect que tu évoques dans cet ouvrage). Il s’agit aussi de questions profondément culturelles, sociales et écologiques. La diversité des langues, aspect du problème le plus souvent évoqué, est assurément l'un des principaux problèmes. La question est aussi et surtout de savoir si, dans chacune des catégories socioprofessionnelles ou presque, et non pas seulement pour une catégorie de managers déracinés (celle qui tend à par nature à imposer une idéologie dominante faisant les louanges du déracinement), une forte proportion de la population est prête à faire un tel choix, avec ce qu’il suppose notamment en termes de relations familiales, amicales et, plus largement, de préservation de repères sociaux et culturels. Un autre élément clé est d’ordre écologique. Là encore, bien sûr, le problème dépend principalement de la « qualité du marché du travail ». Mais c’est une raison de plus pour préciser que la question de la « mobilité du travail », pour être traitée sérieusement, doit être abordée, aux plans social et culturel, en considérant des déplacements de longue durée.

[vii]  Vous comprendrez vite que la balance en question connaîtrait un déficit important et que ce déficit comptable ne sera jamais résolu, sauf à entreprendre d’industrialiser fortement la Lozère (et/ou de désindustrialiser beaucoup l’agglomération lyonnaise) ou bien à accroître très fortement, par exemple, les prix des produits agricoles et/ou en baissant tout aussi fortement ceux des services d’ingénierie. Pour la même raison, il serait ridicule de prétendre a priori que ce déficit est dû pour une part significative au fait que les lozériens seraient des fainéants tandis que, dans le Rhône, le chômage serait faible car les travailleurs seraient dociles et plutôt mal payés pour leur boulot… : quand bien même tous ses habitants trimeraient comme des fous, le PIB moyen par habitant d’une contrée traduira le prix qu’on accorde aux produits qu’on y fabrique et aux services qu’on y rend. Ajoutons encore que le « déficit de la Lozère » au sens qui nous intéresse ici n’existe pas parce que la Lozère ou le Rhône, ce n’est personne en particulier : s’il s’agissait (simple hypothèse) d’essayer de faire travailler plus de Lozériens dans l’aéronautique, on peut autant faire ces activités ailleurs et il y a aussi qu’un Lozérien vivant ailleurs cesserait d’être un Lozérien (au sens qui nous intéresse ici, du moins)...

[viii] Naturellement, quelles que soient ces règles, la quantité effective des flux financiers résultera en partie des décisions prises au niveau des départements et au-dessous de ce niveau, par des agents aussi bien privés que publics. On peut dire que c’est là tout le drame de la « décentralisation », qui engendre, en un mot, une forme de guerre économique. Mais il y a là une double erreur d’analyse à éviter. La première erreur consisterait à ne plus voir que ce paramètre (« géographique pur ») en oubliant le plus décisif, qui concerne le statut et la position de l’instance qui définit les règles. La seconde consiste à ne pas voir que la véritable décentralisation provient de la libéralisation et non pas du seul transfert de compétences exécutives. La libéralisation consiste à augmenter le pouvoir d’action des agents privés (et à réduire d’autant le rôle du politique) en combinant deux tendances qui consistent : l’une, à défaire les lois (les véritables lois, c.à.d. celles qui protègent les citoyens et les autres résidents et non pas les entreprises ou les spéculateurs anonymes étrangers) ; l’autre, à étendre le champ du marché par les privatisations d’activités. Pourvu que l’on continue à encadrer l’activité des agents – les collectivités locales, notamment – au niveau national par des lois, lesquelles s’imposent également à tous sur le territoire, l’État peut restreindre autant qu’ « il » le veut la capacité des régions ou des départements à jouer à la guerre économique. Ainsi, par exemple, si la loi décide que l’eau est gratuite pour tous les citoyens, l’eau restera gratuite partout même si ce sont les communes qui gèrent la distribution et l’assainissement. De même, ce n’est pas parce qu’il existe des taxes locales qu’on ne peut pas les rendre égales partout grâce à une loi nationale. Exit la concurrence fiscale à laquelle se livrent les régions pour attirer les entreprises. Rappelons que les collectivités locales n’ont pas, en principe, de compétence législative. C’est justement la libéralisation qui conduit à leur en donner un (même si celui se trouve alors embarqué inévitablement dans la voie libérale).

[ix]  Pour cette raison en particulier, et pour reprendre les termes d’Étienne Chouard, on n’établit pas une constitution par voie de traités !

[x]  Avec un bémol pour l’Allemagne (malheureusement), cas unique au monde… avant celui de l’Union européenne. Le Bundesrat, la chambre haute fédérale allemande, non seulement représente les Länder mais est même directement composé de membres des exécutifs des Länder (à l’image du Conseil de l’Union européenne et du Conseil européen). Cependant, le Bundesrat a des compétences législatives limitées, qui forment essentiellement un « pouvoir constituant ». C’est en tous cas loin d’être un système optimal pour une question de démocratie car il y a fort à craindre qu’il dégénère à long terme, ce qui est d’ailleurs le cas (quoique l’actuel Sénat français ne vaille guère mieux). Les autres États fédéraux ont des manières très différentes de composer la chambre haute mais toutes respectent la règle générale que j’ai rappelée (quant à la chambre basse, elle la respecte également mais ça, c’est classique). Il ne faut pas se laisser tromper par le nom de « confédération » que certains pays ont gardé (Canada, Suisse) ; à l’inverse, la Belgique est un système confédéral… et c’est bien là son problème !


Lire l'article complet, et les commentaires