Oł va l’Europe ?

par Patrick FERNER
vendredi 15 décembre 2006

L’Union européenne, plongée dans un état cataleptique depuis le rejet de son traité constitutionnel, vient de se réveiller en décidant de geler ses négociations avec la Turquie. Et de se poser la question : élargissement, ou renforcement de l’Union ? Cette question est l’arbre qui cache la forêt, à savoir : où va l’Europe ?

Manifestement, à Bruxelles et dans les chancelleries européennes, on n’a toujours pas tiré les leçons du rejet en mai 2005 du traité constitutionnel par les Français (juste avant celui des Pays-Bas), dont le pays fut, avec l’Allemagne, un des principaux moteurs de la construction européenne qui s’est faite essentiellement pour des raisons économiques, en laissant de côté les considérations culturelles et politiques. Et c’est cette Europe "économico-technocratique " qui a été rejetée.

Quand on connaît l’histoire de la construction européenne, on sait qu’elle répondait au départ à une nécessité économique : il fallait se relever des ruines de la Deuxième Guerre mondiale, et pour rendre plus efficace l’aide américaine apportée avec le plan Marshall, on créa en 1951 la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) dont les deux principaux membres, la France et l’Allemagne, mettaient en commun leurs ressources en charbon et en acier. La CECA, dans l’esprit de ses créateurs, comportait une arrière-pensée politique : la coopération économique entre les deux ennemis d’hier serait un premier pas vers une future réconciliation. Ce dernier point nous intéresse ici particulièrement, car il reflète une conception qui est la suivante : seuls les échanges économiques sont un facteur de paix et de rapprochement entre les peuples. Les tenants de cette doctrine avaient probablement en mémoire le Zollverein, l’union douanière que la Prusse établit en 1834 avec les autres Etats allemands, facteur déterminant à leurs yeux de l’unité de l’Allemagne, réalisée en 1871. Ils avaient seulement oublié que les Allemands avaient une riche culture commune, et qu’ils éprouvaient un sentiment patriotique grandissant pour donner naissance au nationalisme que l’on sait ; dans ces conditions, le Zollverein ne fut qu’une barrière à faire tomber, un préalable à l’unité allemande, et non l’acte fondateur de celle-ci.


S’il est vrai que des nations qui commercent entre elles ne songent point à se faire la guerre, cette assertion n’est valable qu’en période de croissance économique, comme celle qui couvrit la période 1945-1975 dite des Trente Glorieuses, c’est-à-dire quand il y a un gâteau à partager pour tout le monde. C’est ce que les pères de l’Europe n’avaient pas imaginé et de fait, l’Union européenne s’est bâtie sur cette doctrine économiste. Ainsi, on peut considérer que le Traité de Rome est une sorte de Zollverein européen, un préalable à l’unité européenne puisqu’il instaurait un marché commun entre la France, l’Allemagne, l’Italie et le Benelux.

Par un curieux hasard de l’histoire, les frontières de cette Europe des six correspondaient, grosso modo, à celles de Charlemagne. Alors que le Traité de Rome n’aurait dû être considéré que comme une étape, laissant la place à une nouvelle construction intégrant d’autres domaines que l’économie, on s’en est servi comme d’un acte fondateur de l’Union européenne, dont tous les autres traités devaient nécessairement découler. Cette erreur historique de perspective européenne se trouve mise à nu par la fin des Trente Glorieuses et la mondialisation pour laisser apparaître le vide sidéral de l’Europe politique.

Certes, il serait injuste de passer sous silence la création d’institutions politiques telles que le Parlement européen, mais c’est un minimum pour une Europe perçue par ses citoyens comme technocratique et éloignée de leurs préoccupations. Il faut reconnaître que ce parlement tend de plus en plus à s’imposer pour contrer notamment les initiatives autoritaires de la Commission européenne. Mais cela ne suffit pas, quand on sait que tous les grands pays démocratiques ont un système parlementaire bicaméral (deux chambres) sauf exceptions, quand leur petite taille ou leur faible population les en dispense, comme en Suède : une représentation du peuple par les députés qui votent les lois et contrôlent le gouvernement et une représentation des collectivités territoriales (comme les Länder en Allemagne, représentés par le Bundesrat). Par conséquent, si on devait faire une réforme des institutions européennes, il serait indispensable de créer une deuxième assemblée européenne où tous les pays membres seraient représentés au pro rata de leur taille démographique, à l’instar de la Chambre des représentants aux Etats-Unis. Il ne s’agit pas de singer les institutions américaines, mais il n’est pas interdit non plus d’aller y chercher des idées, et de lire ou relire De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville. On pourra objecter que cela ferait un organisme de plus grevant le budget de l’Europe ; ce serait cependant une goutte d’eau par rapport au coût de la olitique agricole commune ( PAC), et la démocratie ne pourrait qu’y gagner, puisque les pays membres cesseraient d’être représentés exclusivement par leurs dirigeants au sein du Conseil de l’Europe. Et paradoxalement, ce bicamérisme apporterait une clarification dans la représentativité des pays membres en mettant fin à cette véritable "usine à gaz" que le Traité de Nice instaura avec le système de la majorité qualifiée au sein du Conseil de l’Europe. En outre, cette deuxième chambre permettrait de mettre en évidence la diversité et la richesse culturelle de l’Europe tout comme ce qui la rassemble autour de valeurs communes, conduisant ses dirigeants à développer une Europe de la culture, qui fait cruellement défaut aujourd’hui. Il y aurait d’autres réformes institutionnelles à accomplir (un vrai gouvernement européen responsable devant le Parlement, et éventuellement un président des Etats-Unis d’Europe).

Mais n’est-il pas déjà trop tard, quand on constate que le Royaume-Uni ne voit dans l’Union européenne qu’une zone de libre-échange, ou que la France, dont l’échec du "modèle républicain" masque une profonde crise d’identité (cf. http://patrickferner.hautetfort.com), tend à se désintéresser de l’Europe, si peu présente dans les débats de cette précampagne électorale de l’élection présidentielle ?

P.F.


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