Paul-Henri Spaak, le « père de l’Europe » et les Spéculoos

par Jacques
jeudi 18 février 2010

Quand on évoque les « pères fondateurs » de l’Europe, on pense à Jean Monnet [1] et à Robert Schuman [2]. On oublie trop souvent les retournements de veste successifs d’un grand amateur de Spéculoos : Paul-Henri Spaak. Empressons-nous de réparer cette injustice.

Sylvie Goulard, dans l’Europe pour les nuls – au titre judicieusement choisi [1] – présente Paul-Henri Spaak comme un homme « gourmand et bon vivant » à qui « on a reproché de souvent changer d’avis ». Sur le ton badin qui caractérise son ouvrage, l’actuelle présidente du Mouvement Européen France évoque les revirements qui jalonnent la carrière d’un politicien jamais rassasié de délicieux Spéculoos. On a cherché à en savoir plus.

Passé en fait d’un tour de main du communisme, au socialisme, au nationalisme, à l’atlantisme le plus forcené pour finir au conseil d’administration d’une multinationale américaine à la réputation pour le moins sulfureuse (l’International Telephone & Telegraph - ITT). Avant d’être sacré « père de l’Europe », c’est peu dire que, au cours de sa carrière politique, Paul Henri Spaak, a su retourner sa veste (toujours du bon côté).

Un homme « indécis »

Le jeune Spaak est communiste, « avant tout par sens de la justice sociale [2] » ; mais il semble que cela lui passera. Après un bref passage au cabinet du ministre du Travail socialiste Joseph Wauters, il milite à l’extrême gauche du Parti Ouvrier Belge. Il est élu député de Bruxelles en 1932, avant d’entrer dans le gouvernement conservateur de Paul Van Zeeland en 1935. « L’étiquette socialiste accolée à sa veste ne doit pas faire illusion », soulignent deux observateurs avertis. En effet, « passé en un tour de rein de l’aile gauchiste du Parti ouvrier belge à un strapontin ministériel dans le cabinet du très libéral Paul Van Zeeland, Spaak avait abandonné le genre de convictions qui pouvaient inquiéter l’establishment avant d’en devenir l’un des piliers [3]. »

Devenu ministre des affaires étrangères en 1936, et sans doute soucieux de rester dans l’air du temps, il y défend une « politique d’apaisement et de conciliation à l’égard des puissances fascistes [4]. » Il fut notamment un des grands défenseurs de la neutralité belge et pourfendeurs de l’alliance militaire franco-belge de 1920. Fin stratège, il fit dénoncer par la Belgique le traité d’assistance militaire franco-belge en 1936, alors même que l’Allemagne avait réoccupé la Rhénanie en violation du Traité de Versailles. Ainsi, sous l’autorité de Spaak, certaines garnisons protégeant la Belgique de l’Allemagne furent dégarnies pour porter des troupes le long de la frontière franco-belge.

En janvier 1939, malgré l’opposition dans son propre parti, il obtient l’établissement de relations diplomatiques entre la Belgique et l’Espagne franquiste. Mais ces mesures d’apaisement ne suffiront pas à empêcher l’invasion allemande. Par contre, ses courbettes politiques envers l’Allemagne nazie participèrent indéniablement à la débâcle de mai 1940 lors de l’invasion de la Belgique.

Paul-Henri Spaak rejoindra finalement le gouvernement belge en exil de Londres de 1940 à 1944. Il est alors « complètement discrédité auprès des Britanniques [5] » qui voient encore en lui le promoteur d’une politique étrangère belge favorable à l’Allemagne nazie. Il saura cependant gagner leur confiance à grand renfort de zèle. Ses prises de positions caressent déjà les Alliés dans le sens du poil. Ainsi, Spaak affirme haut et fort que la Grande-Bretagne devra assumer après la guerre son rôle de leader sur le continent européen, afin de garantir à terme la sécurité et l’unité de ce dernier [6].

Atlantisme

Lorsque la guerre se termine, Paul-Henri est à nouveau chef du gouvernement belge en mars 1946 puis du 20 mars 1947 au 11 août 1949, il cumule ce poste avec celui de chef de la diplomatie belge. L’engagement de Spaak est marqué par son parti-pris atlantiste : l’Amérique semble alors à même de satisfaire sa soif de reconnaissance et son insatiable appétit de délicieux petits biscuits à la cannelle.

La construction européenne est alors un enjeu géopolitique majeur entre les grandes puissances. L’administration américaine, qui souhaite la construction d’une Europe qui soit avant tout un rempart au communisme, trouve en Spaak un intermédiaire idéal : « Spaak découvre l’Amérique, son capitalisme et sa diplomatie. Et l’Amérique découvre Spaak : Washington en fait son factotum, une sorte de ‘Monsieur Europe’. [7] »

Orateur admirable et zélé, il fait preuve d’un « anti-bolchévisme obsessionnel » qui le conduit notamment à désigner à la vindicte publique l’ensemble des communistes de l’Ouest accusés « d’affaiblir l’Etat dans lequel ils vivent » et d’agir comme « une cinquième colonne auprès de laquelle la cinquième colonne hitlérienne n’était qu’une organisation de boy-scouts. [8] »

A ce titre, on se souviendra notamment de son « discours de la peur » à l’Assemblée générale des Nations-Unies en 1948, s’adressant à la délégation soviétique : « Savez-vous quelle est la base de notre politique ? C’est la peur. La peur de vous, la peur de votre gouvernement, la peur de votre politique ».

Un engagement européen

En 1950, en tant que président du Mouvement européen (qui s’avèrera en partie financé par la CIA, via l’American Comittee on United Europe), il promeut les projets de Communauté européenne de défense (CED) et de Communauté politique européenne (CPE). Ces deux projets, soutenus par l’administration américaine, sont très controversés. Ils se heurteront notamment à l’opposition de Pierre Mendès-France, et seront finalement abandonnés.

Mais Spaak a toujours faim et ne s’en tiendra pas là. Le 18 juin 1955, il accepte la présidence du Comité intergouvernemental chargé de la rédaction d’un nouveau traité européen. Son enjeu est la construction d’un véritable « marché commun », au-delà de la CECA. Cet objectif n’est pas complètement étranger aux intérêts de l’administration américaine, comme le note un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, dans une note interne : « Si les Etats-Unis exercent une pression sévère sur les pays européens pour que ceux-ci libèrent leurs échanges, c’est que l’intégration économique de l’Europe correspond aux intérets américains. […] Les protagonistes de la politique actuelle craignent que l’aide Marshall ne soit interrompue si la libération des échanges réclamée par l’administration américaine en vue ‘aboutir à l’intégration de l’Europe occientale n’est pas réalisée. [9] »

« Le rapport Spaak, remis le 6 mai 1956, provoque des réactions partagées entre l’approbation et le rejet total. En effet, la haute administration française freine des quatre fers tandis que les dirigeants allemands poussent à la roue », explique le spécialiste ès Affaires européennes du Plan B, en effet « le puissant ministre de l’Economie allemand, Ludwig Erhard, milite pour une libéralisation complète des mouvements de biens, de services et de capitaux et l’instauration d’un ‘ordre international libéral [10]’ ».

Malgré les réticences, le traité instituant la Communauté économique européenne (CEE) sera signé à Rome le 25 mars 1957. Spaak, en ce qui le concerne, sera récompensé de son engagement au côté de l’administration américaine, il recevra quelques barres chocolatées et sera nommé secrétaire général de l’OTAN en 1957. Il démissionnera quelques années plus tard, en 1961, pour prendre en Belgique le poste de ministre des affaires étrangères.

Petites barbouseries entre amis

En 1960, la Belgique accorde son indépendance au Congo. Mais le nouveau premier-ministre, le populaire Patrice Lumumba, souhaite définitivement mettre un terme à l’influence belge, ce qui n’est pas au goût dans anciens colons. Les Etats-Unis craignent par ailleurs un rapprochement du Congo et de l’URSS. La Belgique soutient alors le mouvement de sécession dans le Katanga, qui aboutira avec l’arrivée au pouvoir du futur dictateur Mobutu.

Quelques mois avant le retour de Spaak aux Affaires étrangères les services secrets belges participeront à l’assassinat le leader indépendantiste Patrice Lumumba [11]. Paul Henri Spaak n’est pas directement à la manœuvre ; Pierre Wigny est alors ministre des Affaires étrangères (dont le jeune émissaire, témoin n’est autre qu’un certain… Etienne Davignon, qui travaillera aussi au cabinet de Spaak). Mais, comme le souligne le chercheur Ludo de Witte, « Spaak, comme secrétaire général de l’OTAN, a joué un rôle en coulisse. [12] »

Il quitte le ministère et entre en 1966 au conseil d’administration de la multinationale ITT en 1966, où il s’assurera d’engranger les Spéculoos jusqu’à la fin de sa vie. Il acte tardivement sa rupture avec le parti socialiste belge en 1971 en annonçant son ralliement au Front démocratique des francophones nouvellement créé (un parti d’inspiration libérale, et autonomiste wallon). ITT sera impliquée dans les manœuvres de déstabilisation du gouvernement Allende et le coup d’Etat de 1973 au Chili [13], mais Spaak n’aura pas l’occasion d’assister à cet hommage posthume, il décède le 31 juillet 1972.


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