Suicide ou Renaissance pour une Europe en quête de philosophes et du retour de Dieu

par Bernard Dugué
mardi 18 mars 2014

Ce n’est pas un scoop. L’Europe s’est construite autour de la chrétienté et de l’hellénité. Jérusalem et Athènes, la Bible et la Raison grecque. La religion chrétienne et la philosophie grecque ont pesé sur la manière de voir et d’agir des Européens avec des variantes culturelles selon les pays et les époques. A l’origine, les philosophes européens ont puisé à la foi dans la révélation et la raison. C’est le cas d’Augustin puis de Thomas d’Aquin pour ne prendre que deux figures emblématiques. L’Europe prend un bel essor au moment de la Renaissance. Des philosophes, Erasme, Machiavel, Nicolas de Cues, des peintres, Piero, Michel Ange, Dürer, des écrivains, Dante, Pétrarque, Rabelais, Cervantès, des alchimistes, Fludd, Paracelse, des figures politiques, Medicis, François Premier. Des bâtisseurs de châteaux, des architectes, des techniques, les moulins à eau et à vent. L’Europe, ce sont des peuples, des grandes figures de la culture, des politiciens parfois inspirés ou conduisant vers les tragédies et les guerres. Impossible de comprendre la naissance de l’Europe si on ne lit pas ses philosophes, théologiens et savants ou qu’on ne fréquente pas ses artistes.

Passons à une autre époque, celle qu’on appelle Modernité, avec des figures savantes et intellectuelles de plus en plus nombreuses, notamment dans trois régions, anglo-saxonne, française, anglo-saxonne. Quelques figures du 17ème au début du 19ème siècle. Shakespeare, Hobbes, Locke, Newton, Hume, Leibniz, Goethe, Schiller, Kant, Hegel, Racine, Molière, Bossuet, Voltaire, Montesquieu, Diderot, Rousseau, Lagrange, Laplace. Cette série de grandes figures savantes n’interdit pas de se demander si c’est la culture qui a fait l’Europe ou bien si les nations européennes ont été façonnées plus empiriquement, par les chefs politiques, les armées, les administrateurs, les techniques et les populations laborieuses. L’Europe s’est lancée dans un mouvement de transformations industrielles et culturelles, entraînant dans sa course un mouvement historique. Avec des conflits meurtriers puis une paix acquise après la capitulation de l’Allemagne nazie et des horreurs inqualifiables.

Peut-on dire que les philosophes ont fait l’Europe ? Une chose est sûre, les Européens lettrés ont lu et parfois étudié les philosophes dont certains ont orienté par leurs principes et réflexions la politique. Les uns ont conseillé les princes, les autres ont instruit les peuples. Les écrivains se sont engagés dans la vie publique, notamment en France, depuis Voltaire jusqu’à Sartre. Les grands récits historiques se sont fracassés contre la monté des individualismes dans les années 1970. La gauche au pouvoir en 1981 a donné l’illusion d’un monde qui commençait. C’était en fait une époque qui s’achevait. La chute du mur a précipité les intellectuels européens dans la mélancolie. Les pouvoirs en place n’écoutent plus tellement les philosophes. Ils se fondent sur les experts. BHL est reçu au titre d’expert en propagande occidentale et déstabilisation des régimes indésirables. C’est le signe d’une époque crépusculaire. Une Europe qui peine à se situer avec des dirigeants quelque peu autistes qui ne vivent pas dans la quotidienneté des gens mais ce n’est pas un signe du moment. La Modernité et la démocratie représentatives placent le régime à l’extérieur de la société. Les possibilités techniques ont renforcé les réseaux. L’homme de la rue est devenu un moyen pour les gouvernants et les élites. Chair à canon il y a un siècle, force de travail, corps à soigner, animal à dresser, à compter, à étudier et faire entrer dans les calculs statistiques et les normes techniques. La politique se conçoit comme une activité vétérinaire. L’homme politique voit dans le citoyen un « animalêtre », oui, une sorte de créature malléable autant qu’indocile en attente de quelques mesures et vouée au mal-être. Docteurs Merkel, Hollande et les « spin doctors » au service des masses citoyenne.

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J’observe par la fenêtre un ciel laiteux. Les infos alarmistes alimentent nos peurs contemporaines, suscitant le développement de sentiments apocalyptiques convenant fort bien à l’impression d’une fin de cycle. Mais nulle renaissance en vue pour l’instant. Les particules fines préoccupent les politiques mais pas le déclin de la philosophie ni les impasses d’une science vouée à construire de plus en plus de prothèses pour seconder nos existences. L’homme augmenté disent les apprentis sorcier du technocosme. C’est plutôt un homme diminué, pourvu de béquilles technologiques. L’Europe se cherche. Economie par la connaissance. Un concept vide, écrit sur un protocole à Lisbonne. L’Europe est composée de zones dynamiques et de régions qui dépérissent lentement. Elle ressemble aux Etats-Unis. Là-bas, une grande ville est en faillite, Détroit. Ici, c’est la Grèce, sauvée de la faillite mais dont la population s’appauvrit. La philosophie cherche l’Europe et l’Europe ne cherche plus ses philosophes, du moins ni les élites, ni les masses. Les élites ont les experts, les masses ont la culture mainstream diffusée par les médias de masse. Nous avons l’impression que tout s’est figé depuis 25 ans. Sauf les avancées technologiques et la diffusion des écrans numériques. Une Europe conçue comme un système productif avec des soins, des divertissements et une culture pour masse. Nostalgie d’un temps ancien. Où sont passées les classes instruites se demande Alain Finkielkraut.

Les gens avertis et attentifs observent le lent délitement de l’Europe. La France est un lieu privilégié. Avec des institutions solides, une grande culture et un esprit républicain construit de longue date. Mais tout se déglingue. Les deux grandes formations politiques sont en décomposition, offrant un spectacle lamentable. Les peurs ont gagné les gens et sont reprises par les médias qui s’en servent pour faire de l’audience. Rarement une télévision publique a sombré aussi bas. Avec des émissions de bouffe à longueur de journée et des variétés indigentes. L’université n’instruit plus les jeunes. C’est devenu un système industriel qui fabrique des diplômés. Le sacré se délite. La Renaissance fut marquée par l’humanisme. Le 21ème siècle prend souci de l’humain comme si c’était un animal en détresse. Les intellectuels appellent cela le care. Ou de politique de l’individu. Le philosophe cherche l’homme mais il ne trouve que des individus. On ne voit pas comment l’Europe pourrait renaître. Elle fonce dans un enlisement productiviste encadré par des normes. Les commentaires sur la compétitivité allemande, la dette grecque et le déficit français s’accumulent dans les dépêches. Les médias de masse ont un rôle dans ce déclin européen.

Ce lundi matin, une belle brume cache le soleil dévoilant quelque improbable destin apocalyptique dans cette Europe qui manifestement, a épuisé les possibilités du genre humain dans la version libérale, hégélienne et marxiste. Le travail ne libère pas. L’aliénation est généralisée, des politiques aux citoyens, épris de technique et de normes, pénétrés de peurs, de desseins sécuritaires. La folie d’un crépuscule attendue. La Modernité avait une face pourrie. Le moment que nous vivons est singulier. Les citoyens ne croient plus ni en l’honnêteté des politiciens, ni en leur capacité de résoudre des problèmes de société. En langage universitaire, on appelle ce phénomène crise de la démocratie représentative. Et pour aller au fond des questionnements philosophique, on se demandera si nous n’en sommes pas à une crise de la représentation. Celle-ci étant avec la volonté l’un des deux piliers fondamentaux du sujet moderne. Avant la Modernité, on pouvait déceler une crise de la représentation et maintenant au 21ème siècle, alors que la Modernité vacille, on assiste également à une crise de la représentation.

Finalement, la Modernité serait une période de l’Europe située entre deux crises de la représentation. La première reposant sur un déficit de savoirs et d’informations sur le cours de la Nature et du monde. A cette époque, les peurs se propageaient, y compris après la Renaissance, avec la chasse aux sorcières (seconde inquisition, celle des tribunaux civils 16-18ème) et le diable traqué dans les recoins des chaumières. Le psychotique avait pignon sur rue. Pourtant, la religion aurait dû se manifester à travers son efficace thérapeutique pour l’âme et guérir des folies. Mais la religion fut dévoyée par le politique et la gestion des esprits. Un philosophe peu commenté, Malebranche, a remis les pendules à l’heure en jouant sur le double levier de la théologie et la Raison pour mettre fin à cette triste comédie du démon traqué chez les sorcières. Qui dit Raison dit siècle des Lumières, recherche de la vérité par expérience ou déduction et donc avènement de la représentation moderne du monde dans les consciences. La science a beaucoup contribué pour perfectionner la représentation de la Nature. La philosophie pour celle de la société.

Cette époque s’achève actuellement par la nouvelle crise de représentation dont les ressorts sont assez différents car cette fois, c’est l’information pléthorique qui cause la crise. Quelques exemples, le climat, l’air pollué, les virus, les grippes et des tas de choses issues de la science mais mal interprétées si bien que le monde est sous l’effet d’une psychose, sauf ceux qui savent s’en prémunir. L’excès de savoirs nuit presque autant que le manque de savoirs. La crise de la représentation est générale. Elle concerne aussi la représentation de la société et du monde, économie, technique et politique incluses. Trop d’agitateurs d’idées s’emploient à manipuler les esprits pour les gagner à leur cause. Les gens ne savent plus ce qu’est l’art mais se précipitent dans les expositions contemporaines et croient que les grands peintres sont des les galeries new-yorkaises. L’idéologie du genre introduite à l’école participe aussi à une politique de destruction de la représentation. A notre époque, ce n’est plus seulement la force de travail qui est instrumentalisée mais le cerveau. Ce qui est naturel pour ainsi dire puisque la Nature évolue avec une complexification croissante des aptitudes cognitives, chez les espèces puis en société avec l’homme.

L’Europe du 21ème siècle plonge avec la crise de représentation. Seules la philosophie et la théologie pourraient enrayer le processus mais comme la société est sous la domination du déicide et du « philocide », alors, on restera très perplexe sur une éventuelle renaissance de l’Europe. N’oublions pas que la précédente grande crise de représentation s’est déroulée il y a un siècle. En ont résulté les fascismes européens, le nazisme, le stalinisme et quelques régimes militarisés. Actuellement, la crise se manifeste aussi dans les identités, avec les revendications nationalistes, communautaristes et le narcissisme des célébrités. A force de se représenter soi-même on finit par masquer le monde. Les médias de masse sont aussi dans le marasme, ne sachant plus comment faire l’info. Cette époque pourrait s’avérer fatale à l’Europe, minée également par les appétits des banquiers qui sont dans les coulisses des négociations sur les dettes publiques et peut-être également partie prenante dans l’attitude européenne face à l’Ukraine. Etrange coïncidence entre ces époques séparées par presque un siècle. Les années 1920 ont vu aussi se dessiner une gigantesque crise de représentation dans la physique moderne. Et maintenant, biologie et physique sont aussi sur des radars de la crise, au seuil d’un basculement qui scintille dans les consciences éclairées.

Le danger est présent, comme aussi ce qui sauve pour reprendre un cliché philosophique émané d’Hölderlin. Raison et inspiration, philosophie et spiritualité, Athènes et Jérusalem. Les ingrédients de la Renaissance sont disponibles moyennant une transfiguration adaptée aux temps nouveaux. Où sont les philosophes ?

 


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