Turquie : le grand rendez-vous manqué

par Le Hérisson
mardi 17 octobre 2006

Trop tôt ? trop tard ? Mal engagé ? L’Union européenne a accumulé toutes les bévues dans le processus d’adhésion de la Turquie. Laquelle s’intéresse à l’Europe depuis... 1959 ! Résultat : le pays qui était jadis le centre de l’Empire romain d’Orient va se tourner de plus en plus vers l’islam, et peut-être vers le plus radical.

Tous ceux qui parlent de la Turquie devraient, au minimum, avoir visité le pays. J’y suis allé il y a un peu plus d’une dizaine d’années. J’ai ainsi découvert l’un des pays qui recèlent le plus de trésors archéologiques au monde. On est surpris, en Cappadoce, par exemple, de découvrir des églises chrétiennes construites au Moyen Age à même la montagne. Rappelons que la mosquée Sainte Sophie était également une cathédrale avant la prise de pouvoir par les musulmans, en 1453. Ce qui n’est pas si lointain ! En tant que Français, en 1993, j’étais accueilli à bras ouverts. Les femmes voilées étaient rares, uniquement dans quelques quartiers d’Istanbul ou dans la ville sainte de Konya, célèbre pour ses derviches-tourneurs.

La Turquie laïque

Car la Turquie est laïque depuis les années 1920 et 1930, sous l’égide de Mustapha Kémal, dit Atatürk. Kémal a multiplié les réformes pour installer son pays dans le XXe siècle. Il a notamment imposé l’alphabet européen plutôt que l’arabe, il a contribué à émanciper les femmes, remis la religion à sa place, donné le droit de votre pour les femmes en 1923, soit... vingt-deux ans avant la France... Il a aussi légalisé l’alcool. Peut-être pas sa meilleure décision, puisqu’Atatürk est décédé prématurément d’une cirrhose du foie en 1938... Pays hautement stratégique, la Turquie, depuis l’Antiquité, a toujours oscillé entre l’Orient et l’Occident. Atatürk l’avait placée résolument dans le sillage de l’Europe, la république à l’occidentale étant son modèle. Le personnage a marqué : quand je m’y suis rendu, son portrait se trouvait encore dans la plupart des lieux publics. Dans les années 1990, la Turquie était le pays musulman le plus proche de nos valeurs occidentales, de la laïcité et de la démocratie. A la lumière de ce qui se passe aujourd’hui dans les banlieues, de la contagion de l’islam radical, les politiques clament vouloir promouvoir un islamisme modéré. Que diable ne l’ont-ils fait en donnant des réponses un peu plus concrètes à l’adhésion de la Turquie dans l’Union européenne ?

Kurdes et Arméniens

Mais la Turquie souffre de plusieurs « péchés » aux yeux de l’Europe. D’abord, le fameux « génocide » arménien. Nul ne peut nier qu’en 1915, il y eut plusieurs centaines de milliers d’Arméniens massacrés. Est-ce pour autant un génocide ? A ce compte-là, l’éradication de la Vendée en 1794 (je ne suis pourtant pas villiériste, loin de là !) par les colonnes infernales de Thureau est un génocide, car les troupes bleues avaient pour consigne de tuer tous les Vendéens, que la Convention appelait tous des « brigands » sans aucune nuance, et ceci uniquement du fait de leur origine. Gracchus Babeuf, que l’on ne peut taxer de royaliste, fut le premier à parler de « populicide » à propos des massacres vendéens. Au passage, rappelons que le nom de Thureau reste toujours gravé sur l’Arc-de-Triomphe... D’autre part, le massacre arménien a eu lieu bien avant la transformation de la Turquie par Atatürk. Vous souvenez-vous du débat concernant l’Etat français sous Vichy ? De Gaulle et Mitterrand ont toujours refusé que les exactions vichyssoises soient imputées à la République. Les laïques turcs ne pourraient-ils pas utiliser le même argument à propos de l’Arménie ? Puisque l’on sait que la Turquie de 1915 n’avait rien à voir avec celle de 1930...

L’autre péché est la situation des Kurdes, à l’Est du pays. Sans contestation possible, la condition des Kurdes est effectivement déplorable. Il existe un ostracisme entre Turcs et Kurdes plutôt insupportable. Cela dit, les leaders de la communauté internationale se sont toujours opposés à un Etat kurde. C’est l’une des raisons pour lesquelles Bush père avait stoppé la guerre en Irak. En revanche, il est certain qu’il faudrait faire évoluer la Turquie vers une meilleure acceptation de sa minorité. Cela dit, les Turcs ont un peu infléchi leur position vis-à-vis des Kurdes. Il n’y a plus d’expédition punitive comme dans les années 1980, voire 1990, et le leader marxiste-léniniste kurde, Abdullah Öcalan, condamné à mort, ne sera vraisemblablement jamais exécuté.

Dans ces conditions, est-ce à la France de voter une loi condamnant la négation du génocide arménien ? Que sommes-nous pour donner des leçons, comme viennent de le faire nos députés ? Ne devrions-nous pas balayer un peu devant notre porte (Algérie, Harkis, etc.) avant de légiférer sur les massacres des autres ?

Depuis 1959

En attendant, la Turquie sonne à la porte de l’Europe. Et ceci depuis 1959, année de sa première démarche dans ce sens. Aujourd’hui, après tant de tergiversations, la question turque apparaît sans solution dans une Europe démobilisée. L’Union ayant voté l’élargissement de 15 à 25, puis à 27, de son propre chef, sans consultation, l’adhésion de la Turquie ne pourrait plus être comprise par les citoyens. L’Europe s’est mise dans une situation où elle n’a plus de choix, mis à part de faire patienter ou de s’en référer « au peuple français », comme dit S. Royal, un référendum étant prévu, dans le meilleur des cas, dans dix ans. Pourquoi avons-nous dû accepter les derniers élargissements, les assimiler par voix de presse, alors que nous avions été appelés à voter pour l’adhésion de la Grande-Bretagne par référendum ? Il aurait fallu sans doute créer plusieurs « cercles » d’adhérents, ainsi que certaines personnalités politiques l’avaient envisagé après le refus du TCE. D’un certain point de vue, la Turquie respecte (respectait ?) davantage nos valeurs européennes que la Pologne, qui entretient une quasi-religion d’état avec l’extrême droite aux portes du pouvoir.

Et pendant ce temps-là, la Turquie continue à trépigner devant nos portes. Soixante millions d’habitants sont en train d’osciller entre l’Occident et l’Orient... Avec un peu de discernement et de clairvoyance, l’adhésion de la Turquie à « un deuxième cercle » de l’Union aurait été un signal fort, notamment pour notre population de religion musulmane. Hélas ! Aux dernières nouvelles, en Turquie, c’est maintenant l’Orient, ou plutôt la culture islamiste, qui l’emporte. L’Europe répète les mêmes erreurs avec les Ottomans que les USA avec les Iraniens en 1978. On voit ce que cela donne. Bien loin des Mille et une nuits, les princes turcs qui sont aujourd’hui populaires,entre Istanbul et Ankara, portent turban, barbe longue, Coran dans la poche, et conservatisme dans la tête.


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