Une balade à la rencontre de Dame Europe
par Jacques
samedi 24 avril 2010
Les Géniaux Organisateurs des Dessous de Bruxelles vous emmènent à travers le quartier européen pour une balade bucolique à la rencontre de Dame Europe.
Rue Wiertz, juste devant l’entrée principale du Parlement européen. Jour de plénière. Le défilé des voitures est incessant, les vigiles sont vigilants, et les visiteurs discrets. Intimidés, peut-être, par les murs imposants de cette immense choucroute architecturale, qu’on surnomme ironiquement le « Caprice des Dieux ».
Comme le regrette Jean-Pierre Stroobants, correspondant du Monde à Bruxelles, dans le quartier européen, « aucune porte ne s’ouvre devant ces citoyens apparemment indésirables ».
Pourtant, malgré les portes fermées, les visiteurs curieux ont matière à découvertes.
Ainsi le journal Fakir, en reportage à Bruxelles, découvrait-il avec étonnement, à quinze mètres de l’entrée principale du Parlement européen, une plaque, avec ce slogan : « C’est par les discours, les débats et les votes que doivent se résoudre les grandes questions, avec détermination, patience et dévouement. » Tout en bas : « Inaugurée le 6 décembre 2001, par Nicole Fontaine, présidente du Parlement européen ». Et le logo : « EAP. Society of European affairs professionnals. Incorporating felpa. Fédération européenne du lobbying et public affairs. »
L’édition en ligne de Bakchich commentait alors cette découverte : « Derrière le « SEAP », se cachent Unilever, Mac Donalds, Carrefour. Ce "lobby des lobbies" est hébergé par un groupe proche de Coca-Cola et Pepsi-Cola […] Cette amitié, affichée, publique, entre lobbies et parlementaires européens ne semble gêner personne [...] On imagine mal, à l’entrée des jardins du Luxembourg à Paris, une plaque de Total remerciant les sénateurs ! [1] »
Cette petite plaque en dit long, certes. Mais la capitale de l’Union européenne regorge d’autres surprises. Il suffit de faire quelques pas vers l’entrée du Parlement, on tombe sur une statue, au style audacieux :
Pas d’indication. Pas de signature. Mystère total. Seul indice, un style qui rappelle la plus belle époque du réalisme socialiste, rappelons-le, « cet art destiné aux masses a été inventé dans le but d’être instantanément compris et assimilé par le plus grand nombre. Simplicité et efficacité dans la composition et les couleurs sont les principales caractéristiques de ce style controversé et souvent imité [2]. »
Simplicité, efficacité, on y est. On comprend instantanément que la bonne femme, au look strict et au visage sévère, et qui porte haut son gros euro (un petit air d’Angela Merkel), est en train de marcher sur des pauvres bonhommes qui se tordent de douleur et semblent l’implorer (sans doute de nationalité grecque).
Sérieusement : l’interprétation est plus subtile. Il est bien question de la Grèce, mais moins de l’actualité que de sa mythologie : car la dame stricte et sévère représente Europe, la petite princesse phénicienne qui a donné son nom au continent européen.
Un prof de com’, dans une tribune de Libération, explique cette irruption surréaliste de la mythologie grecque dans l’univers impitoyable du quartier européen de Bruxelles. L’Europe manque « d’un imaginaire qui fasse rêver » constate-t-il. Puis, lyrique : « n’est-ce pas parce qu’elle était désirable que la nymphe Europe fut enlevée par le taureau Zeus ? [3] »
Europe la mal-aimée
Désirable ? Bon pour le coup, c’est plutôt raté : c’est sûr, le taureau Zeus ne viendra pas rue Wiertz. Grand bien lui fasse. En attendant la pauvre « nymphe Europe » reste durablement mal aimée, à brandir inlassablement son Euro devant le Parlement européen.
On serait tenté de dire, avec Jean Quatremer, parfois amer envers sa muse : « décidément, l’Europe se vend mal [4] ».
A d’autres, au contraire, on a envie de leur dire de se retrousser les manches, tel ce journaliste néerlandais spécialiste en affaires européennes, qui explique sur le site de France Info : « ce qu’il faut faire c’est rendre l’Europe ’sexy’, ramener l’Europe vers les citoyens. Je pense que c’est une tâche importante pour chaque journaliste européen. [5] » Les Dessous de Bruxelles lui offriront volontiers un carton de strings sur fond bleu étoilé.
Non, en vérité, le problème est moins une question de lingerie affriolante que d’une absence de mythes communs, explique notre expert en com’ : L’Europe « n’a ni mythes ni rites fédérateurs capables de la constituer en corps politique homogène [6] », se lamente le spécialiste.
Pourtant, des mythes, il y en a bien quelques uns. Comme celui des « pères fondateurs », selon lequel deux héros, Robert Schuman (le Bienheureux médaillé de la rue du Bac), Jean Monnet (l’ancien banquier et trafiquant de Cognac)], Paul-Henri Spaak (l’amateur de Speculoos) auraient porté à bout de bras le lancement d’un édifice européen qui a permis de sauver la paix en Europe.
« Un hommage à Jean Monnet ne peut pas faire de mal. Jean Monnet, notre père fondateur à tous ! A ne pas confondre avec Robert Schuman, notre autre père [7] » psalmodie religieusement Le Monde en novembre 2008, à l’occasion d’une semaine spéciale « A chacun son Jean Monnet » lors de la Présidence française de l’UE.
Il suffit de faire quelques pas en sortant de la gare de Bruxelles-Midi pour tomber sur une statue du « père fondateur » amateur de Spéculoos, Paul-Henri Spaak, inaugurée à l’occasion des 50 ans du traité de Rome par sa fille, Antoinette Spaak, devenue ministre d’Etat :
Mais semble-t-il, les plantations de mythes hors-sol ne prennent pas : c’est que les peuples européens ne sont pas dupes, qui lisent chaque semaine dans les Dessous de Bruxelles les turpitudes de l’Europe des riches et des industriels.
La petite histoire d’Europe
Mais revenons-en à notre petite Europe, qui se dresse devant le parlement. Une question, d’où vient cette splendide métaphore de l’Union européenne ? Aucune piste n’est écartée : un sculpteur chevènementiste infiltré dans les institutions européennes ?
En fait, la réponse est plus prosaïque. La statue a été offerte par la présidence belge au PE en 1993 [8]... Un geste prophétique, alors que l’Euro (représenté dans la statue) était encore à peine sur le feu.
Ce n’est peut-être pas un hasard : alors Premier-ministre belge, Jean-Luc Dehaene, qui a inauguré la statue, appartient à la clique européiste néolibérale du Vicomte Davignon (le « parrain » de l’Europe des riches) qui a sévi en Belgique fin des années 80 : « il est membre du conseil d’administration du think tank Les Amis de l’Europe et a été invité à la conférence annuelle du groupe de Bilderberg en 2004. En 1996, Dehaene est devenu le deuxième récipiendaire du Vision pour l’Europe Award » indique sa biographie sur Wikipedia.
A l’époque, en 1993, son copain le Vicomte, alors président de la Société Générale de Belgique, était occupé à faire le VIP de la monnaie unique pour l’industrie banquière et financière. Il venait d’être choisi à la tête de l’Association pour une Union Monétaire Européenne, sorte de sous-groupe de la Table Ronde des Industriels européens, qu’il a contribué à créer avec ses copains patrons : « Nous ne parlons pas au nom de tous, expliquera Davignon, nous parlons en notre nom propre. L’AUME ne pourra être efficace que si elle est proposée par des gens qui lui sont favorables et sans compromis [9] »
A travers cette statue, Jean-Luc Dehaene souhaitait peut-être proposer une sympathique contribution aux œuvres philantropiques de son copain ? Toujours est-il que le style de la chose ne semble pas avoir fait l’unanimité. Et lors du déménagement du Parlement, dès 1993, la nymphe Europe est malencontreusement restée dans les cartons.
Il a fallu les interventions répétées du député belge Luckas Vander Taelen pour que la statue soit réhabilitée en 2000 Rue Wiertz, devant le bâtiment Paul-Henri Spaak. Emu, il avait alors déclaré : « Maintenant Dame Europe va pouvoir à nouveau surveiller les parlementaires dans leur labeur quotidien pour faire avancer l’Europe [10] »
En attendant, inlassablement, que le taureau Zeus pointe le bout de son museau...
Eric Scavennec et Julie Morange pour les Dessous de Bruxelles