A la racine de la brutalité occidentale - pourquoi le reste du Monde ne veut plus de nous

par NICOPOL
mercredi 13 septembre 2023

L'Occident au banc des accusés

C'est une excellente interview du politologue russe Timofei Bordachev, directeur du Club de discussion international Valdaï (1), que vient de traduire en français le non moins excellent site Dedefensa.org, sous le titre "Incompatibilité des BRICS et de l'Occident-Poussif". La traduction se base sur une version anglaise, publiée le 31 août sur le site Scobricksinsight.com (2) sous le titre "BRICS cannot develop along the path of the West", d'une interview donnée en russe par Bordachev et publiée sur le site expert.ru. 

Ce qui est particulièrement intéressant dans cette interview, au-delà de l'analyse de la tendance actuelle des pays non-occidentaux à se regrouper dans des plateformes de coopérations indépendantes, c'est que le politologue slave va au fond des critiques que de plus en plus de pays dans le monde commencent à exprimer ouvertement envers l'Occident. Critiques qui ne se limitent pas à des considérations géopolitiques, économiques ou militaires, mais révèlent un véritable conflit philosophique, et même spirituel, dans la conception du monde, de la vie et de l'humanité. Conflit qui n'est pas nouveau mais remonte à cette période charnière de l'histoire de la pensée à laquelle l'idéologie occidentale s'est radicalement séparée de la vision traditionnelle que partageaient alors les civilisations humaines, et qui subsiste encore largement dans le reste du monde.

Voyons ce que Bordachev nous dit à ce sujet :

"La civilisation occidentale est une civilisation de lutte, où les contradictions sont résolues par les conflits. Toute alternative pour l’Occident est la base d’un affrontement. La structure pyramidale de la pensée inhérente à la philosophie politique occidentale depuis l’époque de l’historien grec Thucydide n’implique pas la coopération d’alternatives, mais seulement une relation verticale"

Plus loin :

"Les pays occidentaux perçoivent tout changement dans l’ordre mondial qu’ils ont créé (...) comme une agression, comme un défi à leurs intérêts. Comme base fondamentale du conflit et de la lutte."

Et enfin :

"Les BRICS ne peuvent pas se développer sur le chemin de l’Occident, car toutes les institutions de l’Occident sont intégrées verticalement, elles sont toutes axées sur le leadership, toutes sont basées sur le principe d’un “leader et d’une tribu” (...) je ne vois pas la possibilité du fonctionnement des institutions occidentales en dehors des pays de l’Occident libéral. "

Le grief est très clair, et très tranchant : le reste du monde considère comme désormais insupportable la façon qu'ont les Occidentaux de concevoir les rapports géopolitiques, leur arrogance, leur posture de supériorité verticale en vertu de laquelle on ne ‘‘coopère’’ jamais vraiment mais on s’efforce de dominer et de soumettre les autres. Une posture qui n'est pas seulement contextuelle et opportuniste (parce que nous en avions jusqu’à présent les moyens), mais révèle une vraie vision du monde et des choses - une "philosophie politique" qui n'est que la manifestation à l’échelle des relations internationales de "la" philosophie occidentale dans son ensemble ; un marqueur "civilisationnel" indissociable du "chemin" pris par l'Occident, et que les autres pays ne veulent désormais plus suivre...

Avant l’ ‘‘Occident’’

Les premières civilisations humaines avaient une pensée fondamentalement horizontale, sans principes verticaux et transcendantaux. Il n'existe qu'une seule dimension immanente, la "Nature" (Physis pour les Grecs), dont tout ce qui existe fait partie, du caillou aux dieux. Toute la dynamique du devenir se place sur ce plan horizontal, sans principe surplombant permettant de hiérarchiser les forces en présence et de fixer des critères absolus du "Bien" et du "Mal". L'existence est faite d'oppositions, bien entendu, mais il s'agit d'oppositions entre principes horizontalement opposés, entre contraires dynamiquement reliés : corps et esprit, individu et société, guerre et paix, liberté et justice, sont certes en tension permanente, mais comme la tension de deux pôles complémentaires et interdépendants, et non comme la lutte verticale d’un principe prétendument ‘‘supérieur’’ contre un principe ‘‘inférieur’’. Aucun de ces pôles n'étant supérieur à l'autre, aucun n'a vocation à dominer ou éliminer son antagoniste, sans lequel il ne pourrait du reste exister : ces deux pôles en quelque sorte ‘‘extrêmes’’ doivent en permanence s'équilibrer, s'harmoniser, et c'est dans cette harmonie des contraires que réside non seulement la Sérénité individuelle mais aussi la Paix sociale

Cette conception "moniste" des choses se retrouve bien entendu dans la pensée orientale : indouisme (Vishnu / Shiva), bouddhisme, taoïsme (Yin / Yang), shintoïsme... Mais aussi dans la mythologie grecque (Apollon / Dionysos), chez Homère et dans les philosophies pré-socratiques (en particulier Héraclite, équivalent et contemporain du Bouddha et de Lao Tseu) et stoïciennes. Sans être autant conceptualisée, on découvre aussi une telle vision harmonique et cosmique dans les religions égyptiennes, mésopotamiennes et précolombiennes, tant et si bien qu'on peut considérer qu'il s'agit d'une sorte de "fonds originel" de la civilisation.

Mais si cette pensée moniste originelle, comme on l'a dit, s'est globalement maintenue dans le reste du monde, elle a hélas, mille fois hélas, quasiment complètement disparu d'Occident, pour être remplacée par une pensée beaucoup moins sympathique, le Dualisme...

L'origine idéologique de la brutalité occidentale

Dans la pensée dualiste émerge un Principe vertical, transcendant, surplombant la Nature - littéralement, sur-naturel ou méta-physique. Du haut de ce Principe, on peut juger comme "Bonnes" ou "Mauvaises" les choses de la Nature et de l’homme, les hiérarchiser, décider de celles qui doivent subsister et de celles qui doivent être éliminées. Sans possibilité d’équilibrage par l’extrême opposé, le principe victorieux cherche à s’imposer totalement, de façon illimitée, dans son propre extrémisme. Le partisan de la pensée dualiste ne recherche pas le compromis, l’harmonisation des points de vue, l’équilibre des contraires : il revendique sa domination sans limite, la soumission intégrale des autres à ses intérêts - ou bien, lorsque cela n’est pas possible, leur destruction. Pas d’ ‘‘adversaire’’ avec lequel chercher une entente plus ou moins cordiale, seulement des ‘‘ennemis’’ à soumettre ou éliminer totalement : le dualisme, comme le montre l’histoire de l’Occident, est la matrice de l’extrémisme et du totalitarisme

Cette conception dualiste, verticale, des choses, apparaîtra parallèlement chez Platon, avec ses Idées métaphysiques, et dans la religion vétérotestamentaire, avec ce Dieu transcendant (désormais affublé d'un "D" majuscule), Créateur et législateur du Bien et du Mal (3). Dans les deux cas, comme y fait allusion Bordachev, est à l’œuvre une logique d'ordre tribal, archaïque, pré-civilisée : au sein du peuple hébreu, comme cela a été amplement commenté (l'Ancien Testament n'étant qu'une proclamation belliqueuse de la supériorité du "Peuple élu" sur les autres nations), mais aussi, selon la fameuse thèse de Karl Popper dans La Société ouverte et ses Ennemis, chez Platon, aristocrate déchu à l'époque de la démocratie de Périclès. Logique tribale de domination et de soumission de l' "Autre", logique hiérarchique, profondément inégalitaire et belliqueuse, en opposition radicale avec la résolution harmonieuse des oppositions telle que le conçoit la pensée moniste.

"Prêtre" abrahamique ou "Philosophe" platonicien en appellent certes à des sources métaphysiques différentes, mais en pratique revendiquent en leur nom le même droit absolu à diriger les sociétés et les esprits. C'est la fusion de ces deux pensées dualistes qui donnera naissance à ce qu'on appelle très largement "la philosophie occidentale", ce mélange de platonisme et de christianisme dans un premier temps (Saint Augustin, Descartes...), avant que ce dernier ne soit remplacé à l'époque des "Lumières" par une forme d'idéalisme certes théoriquement non-religieux, voire matérialiste, mais en pratique tout aussi brutal et totalitaire dans sa prétention à régenter les affaires humaines et "purifier" l'humanité - ce sinistre fantasme de l' "Homme nouveau" cher aux Encyclopédistes et aux Révolutionnaires de tous poils, toujours à l'origine des plus grands massacres commis par l'homme envers ses semblables...

De Platon au carpet bombing

"Toute l'histoire de la philosophie n'est qu'une suite de notes de bas de page aux dialogues de Platon", disait le philosophe Whitehead - en cela, bien entendu, il voulait parler de la philosophie occidentale. Et de fait, depuis Platon et Saint-Augustin, le dualisme métaphysique domine de façon hégémonique la pensée occidentale, ne laissant subsister que quelques rares témoins de cette belle pensée païenne, non-dualiste, de l'harmonie des contraires (Giordano Bruno, Montaigne, Spinoza, La Métrie, Nietzsche, George Sorel, Bataille, Camus...). Héritiers d'Homère et d’Héraclite qui vont se retrouver immanquablement ostracisés, censurés, embastillés, parfois même brulés par les Grands Prêtres de l'Idéalisme - les Inquisiteurs de la Renaissance, les Voltaire, Diderot, Sartre et consorts, et aujourd'hui tous les Torquemada de la "bien-pensance" ou du "wokisme", autres noms de cette "Pensée unique" qui est à la philosophie ce que le Parti unique est à la Démocratie et le Dieu unique à la spiritualité... 

A l'époque contemporaine, ce dualisme mortifère trouve son expression la plus brutale et destructrice dans la prétention des élites américaines à diriger unilatéralement le reste du monde pour leur seul profit. Les Etats-Unis ont été fondés par des Puritains anglo-saxons se revendiquant comme le "nouveau Peuple élu", voyant dans les immenses territoires du continent nord-américain la nouvelle "Terre promise" de la Bible - et s'arrogeant, comme les Hébreux, le droit d'en nettoyer ethniquement les pauvres occupants originaux. C’est à ces Pères fondateurs, cumulant le pire du Monothéisme abrahamique et des Lumières, que l’on doit cette funeste doctrine de l' "Exceptionnalisme" et de la "Destinée manifeste", au nom de laquelle les Américains s'arrogent tous les droits, partout dans le monde, tout en refusant catégoriquement la moindre réciprocité ("deux poids, deux mesures" caractéristique de la mentalité tribale selon laquelle l' "autre" est moins digne que son propre groupe). D'où ce système vertical, "pyramidal", mis en place au fur et à mesure de la montée en puissance des USA, avec une série d' "institutions" mondiales supposément multilatérales mais consacrant en fait la domination totale d'un seul pays, et même d'un seul petit groupe d'intérêts à l'intérieur de ce pays (toujours cette logique tribale du "clan", du "club", du petit nombre d' "happy fews" s'attribuant tous les privilèges tout en réduisant les autres à la soumission)...

D’où aussi cette brutalité sans limite lorsque le groupe dominant anglo-saxons perçoit une velléité de rébellion chez l’un de ses vassaux, cette utilisation sans vergogne de moyens de soumission et de destruction que le reste du monde considère à juste titre comme ‘‘inhumain’’ (mais dans la logique tribale, l’autre n’est justement pas considéré comme véritablement humain) : bombes atomiques, napalm, agent orange, munitions à uranium appauvri et bombes à fragmentation, et tous ces carpet bombing meurtriers qui précèdent systématiquement l’arrivée triomphale des GIs, de la Liberté et des Droits de l’homme…

Quitter le chemin mortifère de l’Occident

Cette conception dualiste du monde est profondément névrosée, malsaine, violente et sadique. Elle ne conçoit que des rapports de domination, de soumission et d’humiliation. Cette incapacité pathologique de l’Occident à envisager une relation mutuellement bénéfique, dans laquelle chacun reste libre tout en étant interdépendant de l'autre, imprègne tout notre espace mental, qu’il s‘agisse des rapports géopolitiques ou entre sexes, classes sociales et générations. Une vision anthropologique profondément sombre, pessimiste, angoissante et mortifère, une "anthropologie noire" dont parle JC Michéa à propos de Hobbes – celui pour qui "l'homme est un loup pour l'homme" - et de laquelle rien de beau, rien d'harmonieux, rien de paisible ne pourra jamais durablement naître. 

Nos institutions reflètent notre idéologie, comme nous l'enseigne Montesquieu dans L'Esprit des Lois. Les institutions mondiales mises en place par l’Occident sont à l’image de cette mentalité morbide. "La structure pyramidale de la pensée inhérente à la philosophie politique occidentale ... n’implique pas la coopération d’alternatives, mais seulement une relation verticale", résume parfaitement Timofei Bordachev ; les relations entre pays y sont basées "sur le principe d’un leader et d’une tribu” (cette dimension tribale de la pensée dualiste hégémonique dont nous parlions ci-dessus...) et débouchent non pas sur la "résolution" harmonieuse des "contradictions", mais sur la guerre permanente, économique ou militaire, visant à la soumission ou à la destruction de l'autre.

Or, c'est bien cette approche verticale, brutale et agressive, des relations internationales que les autres pays du Monde ne supportent désormais plus. Et dont, à l’image désormais de la Russie et de la Chine, elles ont enfin les moyens, économiques et militaires, de s'émanciper durablement pour construire un contre-modèle plus horizontal, multilatéral et coopératif. Un contre-modèle qu’il ne faut bien sûr pas idéaliser et qui recèle son lot de contradictions, mais qui reconnait dans l'opposition naturelle des intérêts la nécessité du dialogue, du compromis et de l'harmonisation des antagonismes...

Lorsque Bordachev dit ne pas voir "la possibilité du fonctionnement des institutions occidentales en dehors des pays de l’Occident libéral", ce qu'il veut dire, c'est que l'idéologie occidentale est incompatible avec le reste du monde et doit en être extirpée. Lorsqu'il dit que "les BRICS ne peuvent pas se développer sur le chemin de l’Occident", il veut vraiment dire qu'il est temps pour eux de définir un autre modèle conforme à leur nature profonde, non-dualiste, un modèle suffisamment fort pour s'émanciper et se protéger de ce monde occidental en pleine autodestruction économique, sociale et morale. Je partage et m’associe entièrement à cette aspiration. Je me réjouis de voir de nouvelles alliances se former dans le reste du monde, entre pays latinoaméricains, slaves, africains et asiatiques (4). Je me réjouis d’y voir promu un modèle de relations reposant sur l’équilibre, la multipolarité, le bénéfice mutuel de relations certes parfois conflictuelles mais fondamentalement complémentaires et coopératives.

J’espère de tous mes vœux que les peuples occidentaux pourront un jour se libérer à leur tour de cette idéologie dualiste mortifère, et retrouver cette belle pensée traditionnelle de l'équilibre et de l’harmonie des contraires...

Nicopol

(1) Un think-thank plutôt proche de Poutine qui organise un forum annuel très couru, consacré à la place de la Russie dans le monde

(2) Consacré à l'actualité des pays-membres des BRICS et de l'Organisation de Coopération de Shangaï

(3) Notons qu'une école dualiste existe aussi au sein de l'Indouisme mais est toujours restée minoritaire

(4) J’avoue que la question des pays musulmans (en particulier Turcs, Iraniens et Arabes) me tracasse un peu. D’un côté, ils représentent des alliés de poids dans le camp ‘‘anti-impéraliste’’, ne serait-ce que pour leurs immenses réserves énergétiques. De l’autre côté, l’Islam est une religion dualiste, peut-être même la plus dualiste des trois Monothéismes. Je me réjouis certes d’un côté de voir les musulmans d’Iran, de Turquie et maintenant d’Arabie Saoudite se rapprocher de la Russie plutôt que des USA. Mais je m’inquiète du fait qu’il s’agisse d’une tactique contingente au service d’une soif de conquête verticale, et non d’un véritable esprit d’entraide horizontale…


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