Al Nour et les Frères Musulmans : deux vies politiques, deux destins

par Lilia Marsali
samedi 28 septembre 2013

Tewfik Aclimandos est chercheur associé à la Chaire d’Histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France depuis 2009. Il a été chercheur au Centre français d’Etudes et de Documentation Economiques, Juridiques, et Sociales (CEDEJ, le Caire), de 1984 à 2009. Spécialiste de la vie politique égyptienne de l’après-guerre (1945-2011).

Stéphane Lacroix est docteur en science politique. Il est chercheur invité au Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales du Caire. Il est actuellement professeur associé à l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po (PSIA) et chercheur au CERI.

Ces deux spécialistes de l’Egypte ont accepté de mettre en lumière les relations politiques au sein de mouvements islamistes aux trajectoires politiques divergentes.

 

Propos recueillis par Lilia Marsali

 

Photo de Ayman Mohyeldin. Tous droits réservés.

“Pour al-Sissi, Al Nour devait en quelque sorte servir de « caution islamiste » au coup d’Etat – avec également pour objectif de montrer combien les Frères étaient isolés, y compris au sein de leur propre camp”

 

Quelles étaient les relations entre le Parti du Jihad Islamique, Les Frères Musulmans et le parti salafi Al Nour durant la présidence de Mohamed Morsi ? 

Tewfik Aclimandos : Les Frères Musulmans et le parti al Nour sont en concurrence. Le second, par ailleurs, se méfiait des desseins totalitaires des Frères, puisque le projet Frère passait par une prise de contrôle de toutes les mosquées, à commencer par les salafistes. Le parti al Nour avait une sorte de politique très compliquée : il fallait que les Frères échouent sans que le projet islamiste ou que l’ensemble de la mouvance ne soient discrédités. Il a donc pu travailler et collaborer avec les Frères (sur la constitution écrite en 2012) et le critiquer ailleurs. Maintenant, il joue serré. Il veut récupérer les électeurs islamistes qui ne voteront pas “non islamiste” mais qui ne voteront plus Frères. La Jamaa Islamiyya a été l’alliée des Frères. Mais maintenant elle cherche à se démarquer d’eux voire à les lâcher.

Stéphane Lacroix : Le Jihad Islamique constitue aujourd’hui un groupe assez restreint. Leur principal leader est Muhammad al-Zawahiri, qui pèse par son nom de famille et par son histoire militante, même si ses partisans demeurent en nombre assez limité. Ils se distinguent par leur rejet du jeu démocratique, ce qui s’est traduit notamment par leur refus de fonder une structure partisane. Ils se sont, depuis la révolution, quasi-systématiquement opposés tant aux Frères musulmans qu’au parti salafiste al-Nour. Un exemple de ceci est le débat sur la constitution de décembre 2012 : alors que Frères et salafistes d’al-Nour appelaient à soutenir le texte, M. al-Zawahiri et ses partisans l’ont rejeté arguant que seul un Etat islamique – au sens strict terme – trouverait grâce à leurs yeux.

 

Comment expliquez-vous que le General Abdel Fattah al Sisi ait conservé la traditionnelle gestion du mouvement islamiste en permettant au parti Al Nour de participer pleinement à la constitution du gouvernement de coalition ?

T.A. : Le parti al Nour a toujours été légaliste, n’a pas de milices et il représente une force qui a fait un excellent score au législatives de novembre 2011/janvier 2012, même si personne ne sait au juste où elle en est aujourd’hui. Il n’y a aucune raison de l’exclure.

S.L. : Le parti Al Nour a d’abord apporté son soutien à Morsi, puis a coopéré avec les Frères musulmans pour faire adopter la constitution de décembre 2012. Mais il a dès janvier 2013 commencé à prendre ses distances avec les Frères, critiquant de plus en plus ouvertement la politique de Morsi, au point même d’engager un dialogue avec l’opposition libérale. La cause de ce revirement est double : il doit d’abord à la rivalité historique qui oppose en Egypte Frères et salafistes. Hormis pendant les quelques mois qui ont suivi l’élection de Morsi, les salafistes d’Al Nour se sont d’ailleurs systématiquement posés en opposants aux Frères – au point de soutenir un islamiste libéral, Abd al-Mun’im Abu al-Futuh, au premier tour de l’élection présidentielle, avant de rallier Morsi au second. Mais ce revirement doit aussi, à mon sens, à la peur réelle qu’avaient les salafistes d’Al Nour de voir les Frères chercher à user de leur autorité politique pour asseoir leur hégémonie sur le champ de la prédication religieuse, en faisant nommer, via le ministre des waqfs, des imams Frères plutôt que salafistes. C’est en partie ce qu’entendaient les porte-paroles d’Al Nour lorsqu’ils dénonçaient à partir de janvier 2013 le risque d’une « frérisation de l’Etat ». Ces deux raisons expliquent en partie le soutien d’Al Nour au coup d’Etat du 3 juillet.

Al Nour n’a pas participé à la constitution du gouvernement. Les leaders d’Al Nour disent avoir dès le départ clairement indiqué qu’ils n’y occuperaient aucun poste (mais il est possible également que cela ne leur ait pas été proposé). Quoiqu’il en soit, Al Nour a bien accepté de cautionner le coup d’Etat, en apparaissant derrière le général al-Sissi pendant son discours annonçant la destitution de Morsi. Pour al-Sissi, Al Nour devait en quelque sorte servir de « caution islamiste » au coup d’Etat – avec également pour objectif de montrer combien les Frères étaient isolés, y compris au sein de leur propre camp. Il est possible qu’Al Nour commence aujourd’hui à regretter sa décision. Sa principale demande, celle de conserver l’article 219 de la constitution qui renforce le rôle de la shari’a, vient d’être balayée par la nouvelle constituante où Al Nour n’a d’ailleurs qu’un seul représentant (sur 50 membres). Et la base d’Al Nour a peu apprécié la prise de position de ses leaders – beaucoup de militants d’Al Nour n’ont d’ailleurs pas hésité à défier la décision du leadership en rejoignant les manifestations et sit-ins pro-Morsi.

 

Le porte – parole du parti Al Nour Sharif Taha a manifesté une insatisfaction au regard de la formation du gouvernement intérimaire et Jalal Morah le secrétaire général tente une réconciliation nationale de tous les partis politiques non consultés. Quelle influence le parti Al Nour aura pour réintégrer le parti des Frères Musulmans dans l’agenda des élections présidentielles et parlementaires ?

T.A. : Pas grande, je le suppose. La direction salafiste déteste les Frères et a beaucoup de griefs légitimes contre ces derniers. Mais elle doit tenir compte de sa base, où nombreux sont ceux qui refusent de travailler avec des non islamistes, et elle veut récupérer les électeurs islamistes qui continueront à voter pour la mouvance. Pour réintégrer le jeu politique, il faut que les Frères adoptent des mesures précises – ou que l’autre partie recule. Pour le moment, les deux camps voient dans toute concession une défaite.

S.L. : On peut dire qu’Al Nour traverse aujourd’hui une crise interne. Beaucoup de ses militants n’ont pas compris le soutien de son leadership au coup d’Etat, et n’ont pas hésité à le faire savoir. Surtout, Al Nour est apparu comme un parti « politicien », loin de la pureté idéologique proclamée des débuts. Si, comme cela semble être le cas, Al Nour n’est de surcroît pas capable de « sauver » l’article 219 – principale justification à sa participation au processus politique post-3 juillet -, il aura beaucoup du mal à conserver sa crédibilité face à ses électeurs, au moins dans le court terme. Al Nour cherche aujourd’hui à se positionner au centre, en soutenant la destitution de Morsi tout en condamnant la répression et en dénonçant toute velléité d’exclusion des Frères du champ politique. Cela n’empêche : les rapports entre Frères et Al Nour, qui n’ont jamais été très bons, se sont aujourd’hui tellement dégradés qu’on a du mal à imaginer qu’Al Nour puisse jouer le rôle de « médiateur » qu’il envisage pour lui-même. S’il y a finalement « négociation » avec les Frères, cela passera probablement plus par l’Etat égyptien (ou peut-être par al-Azhar) que par Al Nour.

 


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