Alfreda Bikowsky, l’agent qui cache la CIA

par ReOpen911
mercredi 7 janvier 2015

Dans les jours qui ont suivi la publication de notre article sur la torture et le 11-Septembre, plusieurs grands médias français (Le Figaro, L'Obs et Mediapart) ont révélé à leur tour l'identité d'Alfreda Bikowsky et son rôle dans le programme de détention et d'interrogation de la CIA. Évidemment, nous ne pouvons que nous réjouir qu'ils s'intéressent enfin à un personnage dont nous parlons depuis plus de trois ans. Mais s'ils notent brièvement son implication dans la dissimulation de renseignements avant le 11-Septembre, ils s'arrêtent malheureusement là où commence toute cette histoire. Nous avons donc voulu revenir sur ce dossier complexe et traduire pour l'occasion une interview percutante de Richard Clarke, l'ancien responsable du contre-terrorisme à la Maison Blanche de 1992 à 2003.
 

Hall d'entrée du siège de la CIA à Langley, en Virginie.
 
Tout d'abord, il est utile de rappeler que c'est à Ray Nowosielski et John Duffy que nous devons les révélations sur l'identité d'Alfreda Bikowsky. Car si les médias français ont tiré cette information d'un article de Glenn Greenwald, ils oublient de signaler le travail essentiel des deux réalisateurs de 9/11 Press for Truth et In Their Own Words. En 2011, c'est grâce à leur enquête sur le 11-Septembre que les noms de plusieurs responsables d'Alec Station ont été révélés pour la première fois au grand public. Greenwald, qui avait d'abord omis cette précision, a même félicité par la suite le travail "fantastique et courageux" des deux hommes. Et pour cause, la CIA les avait menacés de poursuites judiciaires s'ils rendaient public le nom de ces personnes.
 
D'autre part, l'affaire est loin de s'arrêter au seul rôle d'Alfreda Bikowsky, qui n'est qu'un des agents impliqués dans cette affaire. L'enquête de Nowosielski et Duffy révélait également l'identité de Michael Anne Casey, l'agent de la CIA qui ordonna à Mark Rossini et Doug Miller, deux agents du FBI détachés à la CIA, de ne pas transmettre certaines informations au FBI. Bikowsky, la supérieure directe de Casey à l'époque, n'était en fait que l'adjointe de Tom Wilshire, qui répondait lui-même aux ordres de Richard Blee, un proche de George Tenet arrivé à la direction d'Alec Station en 1999 à la place de Michael Scheuer. Tout ce petit monde n'était connu jusque-là que par des pseudonymes dans les différents rapports officiels [1], qui se contentent d'ailleurs de livrer une version relativement partielle ou déformée des événements [2]. Ce n'est que grâce à de récents témoignages et au travail de Nowosielski et Duffy qu'on en sait aujourd'hui davantage.
 
 
  
Voici les très rares portraits connus d'Alfreda Bikowsky (gauche),
Tom Wilshire (centre) et Richard Blee (droite).

 
 
Essayons de résumer les faits : Du 5 au 8 janvier 2000, juste après la période des menaces d'attentats du millénaire, une importante réunion d'Al-Qaïda s'est tenue à Kuala Lumpur, en Malaisie. Les renseignements américains, qui surveillaient le standard téléphonique d'Al-Qaïda au Yémen, étaient déjà au courant que Khalid Al-Mihdhar devait s'y rendre. Durant le passage de ce dernier par Dubaï, la CIA est parvenu à photocopier son passeport, qui contenait un visa à entrées multiples pour les États-Unis. Après la réunion de Kuala Lumpur, la CIA a perdu la trace de Khalid Al-Mihdhar et de Nawaf Al-Hazmi qui l'avait rejoint avec son frère Salem. Puis en mars 2000, la station de Bangkok a informé la CIA qu'Al-Hazmi avait voyagé au mois de janvier avec une autre personne en direction de Los Angeles. Malgré cela, la CIA ne fera inscrire leurs noms sur la liste des terroristes présumés qu'à partir du 23 août 2001, alors qu'une note interne diffusée à l'ensemble du Centre du contre-terrorisme (CTC) avait rappelé cette obligation en décembre 1999, moins d'un mois avant cette réunion. Parallèlement, la CIA n'a jamais informé le FBI du visa d'Al-Mihdhar ou de sa probable arrivée aux États-Unis avec Al-Hazmi.
 
En fait, lorsque l'information sur le visa d'Al-Mihdhar est parvenue à Alec Station le 5 janvier 2000, Doug Miller a bien tenté de prévenir ses collègues du FBI. C'est à ce moment que Michael Anne Casey, vraisemblablement sur ordre de Tom Wilshire, a bloqué son message et interdit quiconque d'en parler au FBI. Bizarrement, celle-ci a pourtant envoyé un câble à l'ensemble de la CIA en affirmant que ces informations avaient déjà été partagées avec eux, ce que démentiront tous les rapports. Interrogée sur ce point, elle dira plus tard ne pas se souvenir de qui les avaient envoyées [3]. De son côté, Alfreda Bikowsky a déclaré avoir elle-même apporté ces informations au FBI, mais comme il n'existe aucune trace de son passage, elle dira ensuite qu'elle les avait peut-être faxées [3]. Les différents rapports d'enquête révèlent à ce propos une étrange amnésie collective autour de ce sujet [4], quand bien même la réunion de Kuala Lumpur était au centre des préoccupations d'Alec Station à l'époque.
 
Mais ce qui avait réussi à passer jusqu'à présent pour une simple et malheureuse défaillance, ressemble bien plus aujourd'hui à un court-circuitage délibéré au plus haut niveau des renseignements. C'est en tout cas ce qu'ont tenté de démontrer Ray Nowosielski et John Duffy dans leur enquête, dont la lecture apporte beaucoup plus de détails que ce que nous avons résumé plus haut (liens en fin d'article). C'est une hypothèse que soutient également Richard Clarke, l'ancien tsar du contre-terrorisme à la Maison Blanche, qui pense que la CIA a tenté de recruter Khalid Al-Mihdhar et Nawaf Al-Hazmi avec l'aide des services secrets saoudiens. En octobre 2009, il avait explicité son point de vue dans une interview filmée avec Nowosielski et Duffy :
 
 

 
 
 
Cette affaire pourrait donc expliquer les liens que ces pirates ont entretenus avec un agent présumé des services secrets saoudiens. De même, cela pourrait peut-être expliquer l'étrange cécité de la NSA qui continuait d'intercepter leurs appels vers le standard du Yémen mais affirme ne pas avoir été en mesure de repérer leur présence aux États-Unis. Le lieutenant colonel Anthony Shaffer a également mis en cause la CIA dans l'arrêt du programme Able Danger qui avait repéré plusieurs des pirates de l'air, dont Al-Mihdhar et Al-Hazmi, plus d'un an avant les attentats [5]. L'agent du FBI Ali Soufan, qui enquêtait de son côté sur l'attentat de l'USS Cole, a lui aussi accusé la CIA de lui avoir caché des informations cruciales avant le 11-Septembre [6]. Cette histoire est donc loin d'être anodine et pourrait sérieusement remettre en cause les arguments habituels du dysfonctionnement et du "manque d'imagination" des renseignements.
 
Si le rôle d'Alfreda Bikowsky dans le programme de torture de la CIA a pu susciter l'intérêt de plusieurs médias français et étrangers, il n'y a pas de raison que l'on ne s'intéresse pas de plus près à son rôle dans la dissimulation d'informations avant le 11-Septembre, lesquelles auraient pu empêcher le meurtre de presque 3000 personnes et ses très lourdes conséquences. Mais cela ne doit pas non plus éclipser le rôle de ses supérieurs qui devraient eux aussi faire l'objet des plus scrupuleuses investigations pour ces obstructions et les mensonges dont ils se sont rendus coupables.
 

— La Rédaction de ReOpen911 — 
 


Notes :
 
[1] Voir ci-dessous les pseudonymes de ces personnes tels qu'ils apparaissent dans le rapport de la Commission du 11-Septembre (RC 11/9) ou dans le rapport de l'inspecteur général du département de la Justice (DoJ OIG). Le rapport du Congrès (Joint Inquiry) et le rapport de l'inspecteur général de la CIA (CIA OIG) ne mentionnent aucun de ces noms ou pseudonymes. Alfreda Bikowsky n'est mentionné dans aucun de ces rapports, même sous un pseudonyme.

Doug Miller : Dwight (DoJ OIG)
Mark Rossini : Malcom (DoJ OIG)
Michael Anne Casey : Michelle (DoJ OIG) ou Michael (RC 11/9)
Tom Wilshire : John (DoJ OIG et RC 11/9)
Richard Blee : Richard (RC 11/9)

[2] Par exemple, le rapport de l'inspecteur général de la CIA (CIA OIG) stipule que : "Les officiers de l'Agence n'ont pas transmis au FBI les informations sur les déplacements des deux terroristes par les canaux prescrits. L'équipe [de l'OIG] a découvert qu'un officier du FBI assigné au Centre de contre-terrorisme a rédigé un message le 5 janvier 2000 sur le déplacement des terroristes, censé être envoyé de la CIA au FBI par les canaux prescrits. Parce qu'il était apparemment rédigé dans un mauvais format ou avait besoin d'être modifié, le message n'a jamais été envoyé." (nous soulignons)

[3] Voir l'article : 11-Septembre et la CIA : Qui est Rich Blee ? (2/3).

[4] Voir par exemple cet extrait édifiant du rapport de l'inspecteur général du département de la Justice (DoJ OIG) : "Quand nous avons interrogé tous les individus impliqués avec le CIR [rapport du renseignement central, ndt.], ils ont affirmé qu'ils ne se souvenaient de rien à ce sujet. Dwight a dit à l'OIG [bureau de l'inspecteur général, ndt.] qu'il ne se souvenait pas être au courant de l'information concernant Mihdhar, ne se souvenait pas avoir rédigé le CIR, ne se souvenait pas s'il avait rédigé le CIR de sa propre initiative ou sous la direction de son supérieur, et ne se souvenait d'aucune discussion sur les raisons ayant entravé la validation et la transmission du CIR. Malcom a dit qu'il ne se souvenait avoir consulté aucune transmission de câble ou aucune information concernant Hazmi et Mihdhar. Eric [Ed Goetz, ndt.] a dit à l'OIG qu'il ne se souvenait pas du CIR. Les employés de la CIA ont également déclaré qu'ils ne se souvenaient pas du CIR. Bien que James, l'employé de la CIA détaché au siège du FBI, ait refusé d'être interrogé par nos soins, il a dit à l'OIG de la CIA qu'il ne se souvenait pas du CIR. John (le chef adjoint de l'unité Ben Laden) et Michelle, l'officier qui s'occupait de ce sujet, ont également déclaré qu'ils ne se souvenaient pas du CIR, d'aucune discussion sur sa mise en attente, ou pour quelle raison il n'avait pas été envoyé." (nous soulignons)

[5] Voir l'article : Able Danger, l’opération de renseignement sur al-Qaïda stoppée 8 mois avant le 11/9.

[6] Voir l'article de Kevin Fenton : 11-Septembre et la CIA (2ème partie) : La réunion d’al-Qaïda en janvier 2000 à Kuala Lumpur, et l’affaire de l’USS Cole.
 

 
En lien avec l’article :
 

Qui est Rich Blee ? Une enquête de Ray Nowosielski et John Duffy (septembre 2011) : partie 1 / partie 2 / partie 3.
 

Le 11-Septembre et la CIA, par Kevin Fenton (septembre 2011)  :
 
 
Le lancement de la guerre de terreur des Etats-Unis, par Peter Dale Scott (septembre 2012) :
 

 


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