Amorce d’une société amorphe ?

par PAF 2.0 (Politique arabe de la France)
lundi 20 février 2006

La véritable ambition intellectuelle, la vraie transcendance de l’Occident du XXIe siècle, c’est : avoir la paix. Ce n’est pas « faire la paix » qui est important : c’est « qu’on me fiche la paix ! ». Nous ne sommes plus dans une recherche de résolution des conflits, mais dans le camouflage de l’existence même de ces conflits.

Ces derniers jours, deux sondages ont attiré mon attention.

Dans le premier, publié dans La Croix, plus d’un Français sur deux (54%) estiment que les "journaux ont eu tort de publier les caricatures du prophète Mahomet car cela constituait une provocation inutile". Le second est un sondage américain, publié par NBC et le Wall Street Journal il y a quinze jours, d’où il ressort que "51% des personnes interrogées estiment que partir en guerre contre l’Irak était une erreur". D’un bout à l’autre du monde occidental, l’attachement à des principes idéologiques serait-il en train de s’éroder au profit d’un relativisme idéologique, qui ne serait en réalité que le masque de l’indifférence ? Bien sûr, une personne sur deux pense le contraire, alors, verre à moitié vide ? A moitié plein ? Peut-être... Reste que de mon point de vue, l’important est de signaler qu’il est manifestement en train de se vider.

J’ai cru personnellement que la campagne de 2003 en Irak montrait une différence profonde entre d’un côté, un monde anglo-saxon encore attaché, si ce n’est dans sa réalisation concrète au moins dans sa conception théorique, au développement de la démocratie et de la libération des peuples, et un monde latin, uniquement tourné vers son épanouissement personnel et le culte de sa tranquillité. J’en voulais pour preuve l’attitude de Chirac, "père tranquille de la Nation", attaché à "ne pas mettre de l’huile sur le feu", c’est-à-dire surtout attaché à rester loin du feu. Mon opinion se trouvait renforcée par la pathétique victoire de Zapatero, qui forgea sa victoire-éclair sur la monstrueuse insinuation que les attentats de Madrid étaient la conséquence directe de la guerre en Irak. Parfois venaient à mes oreilles des nouvelles rassurantes du "front européen" ; l’attitude de la grande majorité de la gauche, lors du débat sur le voile, me laissait penser que si les Français avaient du mal à se mobiliser pour des causes lointaines et périlleuses, au moins avaient-ils gardé leur clairvoyance pour les débats nationaux. Je me disais aussi que les Américains s’investiraient réellement dans la reconstruction de l’Irak, et qu’ils montreraient la supériorité conceptuelle de la démocratie sur toute autre forme de gouvernance. Bref, j’attendais.

Et que voit-on ?


La pression de l’opinion américaine, illustrée par le sondage précédent, pour le retour de ses soldats devient de plus en plus importante. Pourtant ce conflit est extrêmement mineur en termes de victimes américaines. La baisse de ce soutien populaire ne me semble pas dû spécialement au feuilleton de l’(in)existence des ADM, car cette intervention était avant toute chose motivée par la volonté de remodeler la région et de contenir, par une présence militaire puis par une influence politique, les deux dangers immédiats que sont l’Iran et l’Arabie Saoudite.

Le comportement de l’opinion révèle plutôt que l’investissement physique et financier pour un conflit idéologique ou lointain n’est tout simplement plus admis par le rassemblement de consommateurs contribuables que constituent désormais les Etats. Ce que les Européens, et maintenant les Américains, sont en train d’entériner, c’est le remplacement du "droit des peuples à disposer d’eux-mêmes" par "le devoir des peuples à se débrouiller eux-mêmes". De façon plus générale, cette extension de l’individualisme de nos sociétés à la sphère politique et géopolitique est repoussée plus loin à chaque nouveau débat, la limite du tolérable devenant chaque fois plus floue.

J’en viens naturellement à ce sondage sur les caricatures. Un Français sur deux les trouve "choquantes" ; certes, les manifestations de haine dans une partie de l’opinion musulmane sont jugées un peu disproportionnées, mais bon, la morale de l’histoire n’est-elle pas qu’on aurait eu la paix si ces dessins n’avaient pas existé ?

La voilà, la vraie ambition intellectuelle, la vraie transcendance de l’Occident du XXIe siècle : avoir la paix. Ce n’est pas "faire la paix" qui est important : c’est "qu’on me fiche la paix !". Autrement dit, nous ne sommes plus dans une recherche de résolution des conflits, mais dans le camouflage de l’existence même de ces conflits, au nom du sempiternel argument de "ne pas mettre de l’huile sur le feu".

Peu importe le fait que ces manifestations sentent à plein nez la manipulation la plus grossière, Chirac préfère dénoncer « les provocations manifestes » de Charlie Hebdo, et c’est l’opinion publique qui adhère pour moitié à cette condamnation, et c’est le journal norvégien Magazinet qui présente ses excuses. Il n’y a pas la moindre philosophie derrière cela, pas la moindre idéologie. L’UOIF et le MRAP l’ont d’ailleurs bien compris, et s’engouffrent dans cette brèche intellectuelle : "Les Musulmans ont été blessés dans leur dignité ", selon Aounit ! Qui a donc été attaqué ? Des individus, ou bien un concept théorique (l’intégrisme islamiste) ? Pourquoi, dès lors, user d’un tel lyrisme pour un débat finalement abstrait, dans nos contrées, sur les limites de la liberté d’expression ?

Ce que les groupes de pression en général, les islamistes en particulier ont bien compris, c’est qu’arrosée de culture "c’est mon choix", toute une frange de l’opinion publique a cessé de croire à des principes fondateurs et non négociables, pour plonger dans une tolérance molle, qui seule permet d’éviter le moindre conflit. Au bout du compte, c’est celui qui hurle à la mort le plus fort qui emporte la mise. Pourtant, dans le cas présent, l’enjeu était uniquement rhétorique, et très marginalement économique. Autant dire que, sur un terrain autrement plus glissant, c’est Ahmadinejab qui doit bien rire devant les remontrances faussement décidées de nos gouvernants et de leurs opinions publiques...


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