Après les affaires récentes, quelle indépendance pour l’Etat et les responsables publics ?

par Isabelle Debergue
mardi 1er août 2006

Quelles leçons tirer des convulsions institutionnelles et politiques qui ont accompagné des affaires comme Clearstream ou encore les crises d’EADS et de l’Airbus ? On semble chercher à présent à en noyer la mémoire par une fausse impression de normalité. La situation internationale, la chaleur, les vacances... aidant. Malgré cela, on voit émerger des problèmes sérieux et chroniques qui ne datent pas des années récentes. Les décideurs au gouvernement, dans l’opposition ou ailleurs doivent aux citoyens une analyse transparente de leurs causes profondes. Faute de quoi, à la veille des élections de 2007, les citoyens se verront dans la nécessité de mener sans eux cette réflexion et d’en tirer les conséquences qui risquent de s’imposer lorsque, toutes tendances confondues, ces mêmes décideurs ou leurs amis politiques viendront solliciter le vote populaire.

Au milieu de nouvelles qui se veulent rassurantes sur les commandes et les livraisons d’Airbus, on apprend tout de même qu’EADS "pâtira en 2006 des soucis d’Airbus" et que le constructeur d’avions "a dû dépêcher de nombreux collaborateurs de ses sites allemands pour celui de Toulouse". Quant à l’affaire Clearstream, alors que le général Rondot revient sur sa déposition du 28 mars et affirme notamment que "le patronyme de M. Nicolas Sarkozy ne figurait pas sur les documents reçus", les notes secrètes de la DGSE récemment déclassifiées semblent mettre en évidence des rapports complexes entre Imad Lahoud et la DGSE, perturbés par l’entrée en scène de Jean-Louis Gergorin.

Quel que soit le résultat des enquêtes qui restent à mener, on semble bien avoir affaire, d’une part à des dysfonctionnements de la coupole industrielle publique et privée, et de l’autre à d’incroyables mélanges de genres entre l’industrie, le renseignement, la politique et d’autres activités. Mais est-ce un problème spécifique à la France ? Est-ce la faute au rôle de l’Etat dans le pays depuis la Libération ? Ce sont des questions sur lesquelles porte le débat au sein des "élites". Autant que les citoyens en discutent dans la transparence.

Lors de l’incident du 15 juin à l’Assemblée Nationale, François Hollande s’était plaint qu’"EADS, un des fleurons de notre industrie aéronautique, en France comme en Europe, est aujourd’hui ébranlé par le comportement de l’un de ses dirigeants" dans l’affaire des stock-options. Si le gouvernement en venait à lui confirmer sa confiance, "cela signifierait que nous sommes dans l’irresponsabilité générale, oui, dans l’irresponsabilité générale, puisqu’un président d’entreprise peut se comporter ainsi sans avoir été rappelé à l’ordre par l’État". Dans une réponse très controversée sur la forme, le Premier ministre avait évoqué une absence de "véritable politique industrielle" de la part du Parti Socialiste, un recours à la "facilité" de ses dirigeants "en matière de politique énergétique" et une gestion n’ayant "jamais cessé de brader" le service public, faute de "faire le nécessaire pour les entreprises publiques". Le mini-scandale semble s’être soldé par l’arrivée d’un "patron de gauche" au sommet d’EADS. Etait-ce l’objectif "terre à terre" de François Hollande ?

Mais un article de Ross Tieman paru dans The Observer du 25 juin n’a guère accordé d’importance à ce débat. L’auteur pourfend ce qui lui apparaît comme un protectionnisme industriel de l’Etat français et un "capitalisme entre copains" ("crony capitalism"). Il évoque l’affaire Clearstream en traitant Jean-Louis Gergorin de "pote de De Villepin" ("chum of De Villepin’s") et rappelle que Jacques Chirac en personne avait soutenu la nomination de Noël Forgeard à la co-présidence d’EADS. S’il s’en prend à "De Villepin et sa bande" ("De Villepin and crew"), c’est en tant que représentants d’un monde où "l’économie de marché n’est pas jugée légitime". Ce qui serait, semble-t-il, la faute à une "philosophie catholique anti-profit alliée à un socialisme d’après-guerre". En bref, l’Etat français devrait "sortir" de la gestion d’EADS et laisser faire les partenaires privés. A un moment où le nom de Louis Gallois circule déjà, Ross Tieman s’indigne d’une déclaration de Dominique Perben estimant que le fait d’être sortis tous les deux de la même promotion de l’ENA rendrait plus facile d’échanger des idées : la France est dirigée par une élite restreinte ("a tiny elite"). C’est vrai que Noël Forgeard "n’est que" polytechnicien...

Que la France est gouvernée par une "élite" restreinte et que c’est une très mauvaise chose, cela paraît certain. Mais la lecture d’ouvrages récents comme "The Chosen", de Jerome Karabel, ou encore "Privilege", de Ross Gregory Douthat, montre l’existence aux Etats-Unis d’une coupole sociale également "élitiste" et coriace. Pareil pour la Grande-Bretagne. Quant aux "affaires", Enron n’a pas été triste et a amené des critiques qui paraissent difficiles à réfuter. En matière de mélanges de genres institutionnels, l’exemple du Vice-Président Richard Cheney met en évidence que la politique américaine ne se soucie guère de principes tels que la "séparation de carrières". A la forme près, les dérives sont les mêmes partout. Il reste, toutefois, que les responsables publics et politiques français ne se voient pas interdire la fréquentation, au sein des cercles d’influence, des représentants des milieux industriels et financiers privés. C’est vrai en France, dans une association comme le Siècle (dont Jean-Louis Gergorin a souvent fait partie) qui a même été présidée par le Vice-Président en fonction du Conseil d’Etat, mais aussi au niveau international.

Le secrétariat de la Commission Trilatérale m’a très aimablement fait parvenir la relation de ses membres en date de juillet 2006. Comme l’indique son site, la liste peut être demandée par un simple courrier électronique auquel il est répondu de la même façon. Parmi les membres français, je découvre, ensemble avec des dirigeants de l’industrie et de la banque privées, des personnalités qui se définissent notamment par l’appartenance à des corps de l’Etat (deux ambassadeurs) ou par l’exercice de fonctions à caractère public (un député ancien premier ministre, un député européen), mais surtout :

 l’actuelle présidente d’AREVA, alors que cette entreprise publique n’a pas été privatisée ;

 l’actuel président de l’Assemblée Parlementaire de l’OTAN ;

 un magistrat très connu, présenté en tant que premier vice-président du Tribunal de Grande Instance de Paris ;

 le président du Conseil de surveillance de la Caisse Nationale de Prévoyance, dont les deux principaux actionnaires sont la Caisse des Dépôts, investisseur institutionnel public, et Sopassure qui appartient par moitié à La Poste.

A sa réunion annuelle d’avril dernier, la Commission a tenu une séance intitulée : "Nouveaux défis de la prolifération nucléaire", présidée par l’ancien secrétaire d’Etat US Henri Kissinger. Parmi les intervenants se trouve la directrice des affaires stratégiques du Commissariat à l’Energie Atomique français, apparemment sur le sujet : "affaire iranienne".

La Trilatérale serait-elle un organisme public ? Tel ne semble pas être le cas. Sa déclaration de principe précise qu’elle a été fondée en 1973 par des citoyens ("private citizens"). Elle ne fait état d’aucun mandat gouvernemental ni international. Créée pour "favoriser une plus étroite coopération" entre les pays dits "industrialisés et démocratiques" de trois continents, à l’époque le Japon, les Etats-Unis, le Canada et les pays de l’Europe occidentale, la Trilatérale cherchait à mettre en place "le rassemblement officieux du plus haut niveau atteignable pour examiner ensemble les problèmes essentiels" qui se posaient aux milieux dirigeants des pays riches. Les Etats-Unis ne se trouvant plus, à l’intérieur de ce groupe de pays, dans la même situation d’hégémonie qu’au début de l’après-guerre, il fallait rechercher une forme de gouvernance "partagée" plus appropriée pour le "système international".

A présent, la Trilatérale s’estime indispensable pour aider à l’exercice de cette "direction partagée" d’un "système international plus large". Son Groupe Japonais est devenu le Groupe de l’Asie du Pacifique, l’Union européenne s’est élargie et des personnalités mexicaines ont rejoint le Groupe de l’Amérique du Nord de la Commission. Des citoyens influents d’autres pays : Chine, Conseil de l’Europe "hors Union Européenne", Amérique du Sud... y participent également. L’objectif étant de promouvoir "une pensée et une direction partagées" dans le contexte de la "mondialisation".

Les membres de la Trilatérale (environ 350) sont "des dirigeants éminents du monde des affaires, des médias, du milieu académique, du service public, du syndicalisme et d’autres organisations non gouvernementales de ces trois régions du monde" (Asie du Pacifique, Europe, Amérique du Nord) "à l’exclusion des ministres en exercice". Le président de la principale centrale syndicale des Etats-Unis, l’AFL-CIO, fait partie du Groupe de l’Amérique du Nord.

C’est dans ce critère d’incompatibilité très faible, qu’un problème de déontologie me semble rester non résolu, sans chercher à entreprendre ici une critique de fond des objectifs et de l’action de cette Commission. Disons d’emblée qu’à mon sens ce sont les gouvernements, les parlements, les instances internationales, le mouvement syndical, les partis politiques... qui devraient aborder très sérieusement la question des incompatibilités d’appartenances. Mais tel ne semble pas être vraiment le cas. Les biographies des membres de la Trilatérale ne font d’ailleurs apparaître aucune "séparation des carrières". En ce qui concerne la participation française, mais aussi en partie celles des autres pays de l’Europe occidentale, on est loin d’une quelconque application de la "théorie des apparences" évoquée dans mes articles des mardi 25 et vendredi 28 juillet. De surcroît, à l’examen d’informations plus anciennes concernant la Trilatérale ou le Siècle, il n’apparaît pas que cette situation se soit créée au cours des années récentes. Elle s’est mise en place depuis les années 1970 et n’a cessé de s’aggraver, sans qu’aucun parti politique avec une certaine influence ne s’en plaigne. Le Groupe de Bilderberg en fournit un autre exemple, n’en déplaise à ceux qui crient à la "théorie du complot".

En somme, contrairement à ce que laisse entendre l’article de Ross Tieman dans The Observer, le véritable problème ne semble pas être celui de l’indépendance de l’industrie ou de la banque par rapport à l’Etat, mais bien son contraire. A savoir, comment garantir l’indépendance de l’Etat, des fonctionnaires, des responsables publics, de la coupole politique et syndicale... par rapport aux grands réseaux d’influence et aux géants financiers et industriels multinationaux. Le silence général du monde politique par rapport à ces questions de déontologie essentielles pour la démocratie ne peut qu’inquiéter tout citoyen conscient, quelles que soient les idées dont il se réclame. Des explications claires nous sont dues, de toute urgence, avant les élections de 2007. Sans quoi, il faudra sanctionner les politiques évasifs par un désistement d’office, faute de production de leur exposé en temps utile.


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