Arche de Zoé - Scandale humanitaire ou scandale politique ?

par Pierre R. Chantelois
mardi 30 octobre 2007

Lors d’une conférence de presse à Marseille, les avocats de l’Arche de Zoé ont dénoncé «  la dimension politique » de l’affaire, niant qu’il y ait eu enlèvement. La secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme, Rama Yade, soutient qu’elle « avait pris la mesure de la chose et, avec le Quai d’Orsay, a pris tous les contacts nécessaires pour [la] stopper ». «  On ne peut pas aller enlever des enfants, on ne peut pas acheter des enfants, on ne peut pas sortir des enfants, les déraciner de leur pays, sans s’assurer qu’ils n’ont pas de famille sur place », a-t-elle insisté. L’agence Capa a demandé la libération immédiate de son journaliste, Marc Garmirian. « Marc Garmirian faisait une enquête sur l’Arche de Zoé et l’opération Rescue Children à notre demande. Nous sommes choqués qu’il soit assimilé à cette association alors qu’il n’était évidemment pas un acteur, mais un observateur », a déclaré le PDG de Capa, Hervé Chabalier. Selon l’AFP, la France est apparue soucieuse de limiter avant tout les éventuelles répercussions diplomatiques de cette affaire qui reste entourée de nombreuses zones d’ombre et a suscité la fureur des responsables tchadiens. Ainsi que celle de l’Opposition en France.

Ce qui caractérise le mieux le Tchad, vingtième pays au monde par sa superficie, est, bien évidemment, le clivage du Nord et du Sud - le Tchad est divisé en 14 régions -, d’un Nord et d’un Sud très distincts et historiquement antagonistes. Ses frontières actuelles résultent de négociations entre Français, Anglais et Allemands dans les années 1880. Placé sous protectorat français à partir de 1900, le Tchad fut érigé en colonie en 1920 dans le cadre de l’AEF (Afrique équatoriale française).

Le Nord possède à la fois une population nomade et sédentaire, tandis que l’ensemble est très fortement islamisé. Le Sud, moins étendu et plus peuplé, est majoritairement sédentaire, animiste et chrétien. Le Tchad est le cinquième plus grand pays d’Afrique après le Soudan, l’Algérie, le Congo-Kinshasa et la Libye. En 2007, sa population est évaluée à 8,9 millions d’habitants répartie en de nombreux groupes ethniques dont les principaux sont les Sara (27,7 %), les Arabes (12,3 %), les Mayo-Kébbi (11,5 %), les Kanem-Bornou (9 %), les Ouaddai (8,7 %), les Hadjarai (6,7 %) et plusieurs autres.

Devenu République autonome en 1958, le Tchad accéda à l’indépendance le 11 août 1960 sous la présidence de François Tombalbaye. Celui-ci dut bientôt faire face à la révolte des populations du Nord, en majorité musulmanes, ce qui l’amena à solliciter l’aide des troupes françaises en 1968. Après l’échec d’un projet de fusion entre le Tchad et la Libye en 1981, les troupes libyennes se retirèrent dans le cadre d’un accord conclu avec le gouvernement français. En 1982, Goukouni Oueddei fut renversé par Hissène Habré. En 1990, Hissène Habré fut chassé du pouvoir par Idriss Déby Itno, qui est en place depuis lors.

Idriss Déby, président depuis 1990, est, selon Human Right Watch, le dernier d’une longue lignée de dirigeants (du Nord pour la plupart) arrivés au pouvoir par des moyens militaires et avec le soutien de puissances étrangères. La Commission nationale des droits de l’Homme (CNDH) a vu le jour dans les années 1990. Mais elle souffre malheureusement encore d’un manque aigu de moyens et de publicité. Une bonne partie de la population n’est pas au courant de son existence et elle n’est pas du tout présente dans les provinces. Les organisations des droits de l’Homme et une partie de la presse accusent souvent la CNDH de pencher en faveur des autorités, ce qui ne contribue pas à améliorer son image auprès de la population.

Mallouma Alhay écrit dans le Tachdforum.com : « C’est maintenant depuis plusieurs décennies que le peuple tchadien vit une dictature sanglante sans précèdent. Idriss Déby, le dictateur actuel du Tchad, a accédé au pouvoir en 1990 par un coup de force suite au soutien actif du réseau France-Afrique dont le gourou était alors Mitterrand. » Et l’auteur constate que : « Dès son accession à la tête de cet État, il n’a cessé de faire subir à l’ensemble de ses concitoyens l’oppression, interdiction du droit à l’expression par l’instauration successive de l’état d’urgence, élimination des opposants à son pouvoir, bref une véritable dictature. »

Sur le rôle de la France, Mallouma Alhay se montre, sur ce même forum, le Tachdforum.com, cinglant : « Redire aujourd’hui que l’État français soutient et entretient le régime actuel n’est un secret pour personne. A l’heure où nous rédigeons cette petite contribution, avec le soutien technique et stratégique du dispositif militaire français stationné au Tchad, des centaines de vies humaines sont en train de périr sous les balles des milices du régime clanique au pouvoir. [...] La force française au Tchad est devenue un véritable levier de la dictature.  »

Pour Felix Ngoussou, force est de constater que : « le Tchad n’a jamais connu jusqu’à nos jours une ère réellement démocratique, qu’elle soit représentative ou participative. Les premiers élans, les premiers balbutiements dès l’indépendance en 1960, sont restés jusqu’à présent à leurs phases d’enfantement qui perdure ». Et les interrogations de monsieur Ngoussou laissent songeur : « Pourquoi, comme à l’accoutumée, la communauté internationale ne regarde-t-elle pas le Tchad avec le même empressement qu’elle manifeste pour les autres pays africains en conflit ? [...] Comment repenser le Tchad avec une jeunesse sans culture politique par la faute de ses leaders ? » (Tachdforum.com)

L’« affaire française » au Tchad

16 Européens - neuf humanitaires et journalistes français, ainsi que sept membres d’équipage espagnols - sont placés en garde à vue depuis jeudi à Abéché, dans l’est du pays proche du Soudan, alors qu’ils s’apprêtaient à transférer les enfants en France à bord d’un vol charter. Cette « affaire » découle d’une initiative de l’Arche de Zoé qui a tenté de faire rapatrier 103 enfants - 81 garçons et 22 fillettes âgés d’un à dix ans - en provenance du Tchad et du Darfour. « Le but, c’était de leur obtenir le droit d’asile. L’équipe sur place a donc récupéré des documents attestant que les enfants sont darfouris et orphelins. Sans ces papiers, ils auraient été renvoyés dès leur arrivée en France », assure le porte-parole de l’Arche de Zoé.

La France est apparue soucieuse de limiter avant tout les éventuelles répercussions diplomatiques de cette affaire. Le président Nicolas Sarkozy en tête a condamné cette opération qualifiée d’ « illégale et d’inacceptable ». Conforté par l’appel téléphonique du président de la République française, le président Idriss Déby dramatise volontairement la situation à des fins politiques en évoquant un trafic d’organes ou un réseau pédophile. Le président Déby s’est demandé s’ils avaient l’intention de « vendre » les enfants ou de « les tuer et enlever leurs organes ».

« C’est une opération complètement illégale », a affirmé l’ambassadeur de France, à N’Djamena, Bruno Foucher, au sujet du projet Children Rescue. « Les membres de Children Rescue qui ont participé à l’ensemble de cette manipulation illégale répondront de leurs actes au Tchad », a-t-il ajouté. Veronique Taveau, porte-parole de l’UNICEF, a rappelé sur BBC Afrique qu’une telle opération contrevenait à la convention internationale sur l’adoption de 1993. La priorité doit être de maintenir l’enfant dans son pays et à la recherche de leur famille.

Le président Idriss Déby a, dimanche dernier, convoqué toutes les représentations diplomatiques à Abéché pour qu’elles puissent, explique une autorité locale, constater de leurs yeux la gravité de la situation. En présence des membres des organisations humanitaires internationales et de ministres tchadiens, la délégation a fait le tour des installations de l’association l’Arche de Zoé. Dans l’une des maisons utilisées par l’opération Children Rescue montée par l’Arche de Zoé, la délégation a pu voir une salle avec des matelas et des jouets à même le sol. Le mur est constellé d’empreintes de pieds et de mains d’enfants réalisées à la peinture colorée, avec à chaque fois le nom de leur auteur. « Ce sont des pièces à conviction », s’est borné à dire un haut responsable de la région.

Paris a amorcé une série de contacts diplomatiques avec le Tchad et le ministère français des Affaires étrangères a mis en place une « cellule de crise » sous la houlette de la secrétaire d’État Rama Yade, chargée de « suivre les conséquences humanitaires de l’opération montée par l’association » française, et notamment « la situation sanitaire et l’état psychologique des 103 enfants qui devaient être transportés en France en toute illégalité ». Le chef de la diplomatie française, Bernard Kouchner, au cours d’un entretien téléphonique avec le président tchadien Idriss Déby Itno, a attiré son attention sur la situation des personnes détenues et a exprimé, par ailleurs, sa disponibilité et celle de Mme Rama Yade à se rendre au Tchad.

La France a eu vent de l’opération dès juillet. Rama Yade, la secrétaire d’État aux droits de l’Homme, a affirmé que Paris avait fait « le maximum » pour éviter sa réalisation. « Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Qu’on mette les menottes (au président de l’association) ? Sur quelles bases ? Nous, on a fait tout ce qui était en notre pouvoir pour qu’il ne mène pas cette opération », a-t-elle expliqué. Jacques Wilmart, le pilote belge qui a acheminé des enfants depuis la frontière tchado-soudanaise vers Abéché, affirmait samedi, sur Europe 1, que les autorités tchadiennes étaient au courant du projet de l’Arche de Zoé. Il est sous arrêt depuis.

Dans cette fureur et ces clameurs, un commentateur tchadien, Félix Ngoussou, analyse cette « affaire française » sur le Tachdforum.com : « La tragédie du Darfour et du Tchad au cours de laquelle plus de 103 enfants ont failli traverser la frontière du continent africain, sous l’emprise de l’aventure morbide et courageuse de la nature humaine est un épisode sinistre qui illustre à la fois deux réalités cyniques, les unes plus sordides que les autres, somme toute en étroite corrélation. D’une part, la résistance à l’aspect participatif de notre système politique, et de l’autre, la source même de ce phénomène inhumain, la politique de la pauvreté. » Félix Ngoussou poursuit ainsi sa réflexion que lui inspire l’ « affaire » : « Au-delà du sensationnalisme effroyable des caméras de l’ONU, rien de substantiel n’est avancé sur ce spectacle honteux. Le comment, le pourquoi d’une telle épouvante, les causes racines d’une telle horreur semblent déranger plus d’un. »

Et dans ce commentaire, sans condamnation féroce qui se voudrait au-dessus des clameurs et des jugements téméraires, il y a cette force tranquille du sage : « Il est de notre responsabilité sociale et humaine d’œuvrer et d’insister pour que les services adéquats soient offerts à toute la population. Qu’elle soit accompagnée et écoutée. Au lieu de faire peur, nous devons tous rassurer. A ce compte, la population attend de l’État et de ses nouveaux partenaires sociaux un revirement de conscience, la fin des complexes et des discriminations. Elle s’attend à devenir un partenaire à part entière pour produire et aider la nation à réussir. C’est là l’idée d’un État légitime, engagé sur la route de la modernité et du progrès. Le combat de la dignité et de l’honneur passe inévitablement par la fin des spectacles abominables de nos compatriotes exhibés en haillons sur les caméras étrangères comme des extraterrestres. Les voyages clandestins sont un reflet de nous-mêmes, de notre société. Ce sont les vestiges d’un temps d’esclavage interne et externe. Ils mettent en évidence la dénaturation de notre vertu et expose la pauvreté de notre univers et de notre esprit. »

Alors que la France condamne sans ménagement ses ressortissants, retenus au Tchad, il se trouve des voix là-bas qui s’interrogent avec nuance : « Au-delà de la manière dont ces enfants ont failli quitter le Tchad, il est permis de se demander s’il faut se réjouir que les autorités tchadiennes aient fait échouer ce voyage ou le regretter ? », écrit Seid Mahmoud sur le Tachdforum.com.

À défaut de la France, la modération des commentaires, dans cette affaire, viendrait-elle du Tchad lui-même. Pour Seid Mahmoud : « État défaillant, le Tchad est aujourd’hui incapable de donner le minimum de sécurité à ses enfants, surtout les plus vulnérables. Ni programme d’éducation, ni programme de santé. Combien d’enfants tchadiens ou du Darfour meurent chaque jour faute de soins parce qu’atteints de maladies aisément curables telles que le paludisme ? Combien de ces enfants, supposés enlevés, allaient à l’école et étaient décemment nourris ? Dans ces conditions, doit-on intenter des procès à des étrangers qui, eux au moins, se préoccupent de la vie de ces enfants et veulent bien leur offrir un avenir ? Et pour qu’il y ait procès, il faut bien un système judiciaire responsable ; ce qu’on n’a pas au Tchad. »

Après les déclarations des autorités françaises qui condamnent prestement les humanitaires de l’Arche de Zoé, quelle garantie ces derniers auront-ils d’un procès juste et équitable ? Seid Mahmoud, moins téméraire dans la condamnation publique, pose à son gouvernement des questions qui resteront, sans doute, sans réponses : « Peut-on nous dire si les parents de ces enfants se sont plaints que leur progéniture leur a été enlevée contre leur gré ? Combien d’enfants de cet âge se retrouvent sans abri, errant dans les rues au Tchad et dans les camps de déplacés du Darfour ? Veut-on que tous ces enfants grandissent sans éducation, s’ils ne meurent pas avant de maladie et de malnutrition ? En allant dans des familles d’accueil en France, ces enfants allaient avoir un avenir.  »

« Selon l’UNICEF, ce qui s’est passé était à la fois illégal et totalement irresponsable », a déclaré la porte-parole du secrétaire général lors d’un point de presse. Seid Mahmoud s’interroge : « Que vont-ils devenir maintenant que la lueur d’espoir qui perçait pour eux s’est estompée ?  » Voilà le vrai débat autour de l’affaire du Tchad.


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