Attentat de Saint-Pétersbourg : Kasparov accuse Poutine [un complotisme bon teint ?]

par Taïké Eilée
mercredi 19 avril 2017

Le 3 avril 2017, un attentat-suicide a frappé le métro de Saint-Pétersbourg, en Russie, tuant 14 personnes et en blessant une quarantaine d'autres. Selon les autorités moscovites, le kamikaze est un Russe d'origine kirghize de 22 ans, Akbarzhon Djalilov. Le jour même de l'attaque, l'ancien champion du monde d'échecs et opposant politique Garry Kasparov a fortement insinué une responsabilité directe des services secrets russes et de Vladimir Poutine. Trois points nous intéressent dans cette affaire : d'abord, l'argumentation "conspirationniste" de Kasparov, qui en rappelle d'autres du même type ; ensuite, l'absence de réaction des médias spécialisés dans la dénonciation du "conspirationnisme", qui montre que celui-ci n'est stigmatisé que lorsqu'il pointe dans une seule direction, celle du bloc atlantiste ; enfin, l'événement fondateur qui rend possible la suspicion de Kasparov, ce que certains ont appelé le "11-Septembre russe", une série d'attentats qui s'est déroulée en 1999, et qui comporte d'étonnantes ressemblances avec les attentats de 2001 aux États-Unis.

L'article qui suit traite des deux premiers points. Un second article traitera du troisième.

Une rhétorique "complotiste" très classique

Dès le 3 avril, Garry Kasparov réagit à l'attentat qui vient de toucher Saint-Pétersbourg, à travers une série de tweets (dont je donne une traduction) ; selon lui, cet attentat tombe à point nommé pour le Kremlin, alors que, depuis le 26 mars, d'importantes manifestations anti-corruption mobilisent des dizaines de milliers de citoyens, dont beaucoup de jeunes, à travers tout le pays.

L'ancien joueur d'échecs, devenu par la suite l'un des chefs du mouvement L'Autre Russie, une coalition d'opposants à Vladimir Poutine, ne se contente pas de prévoir que le président russe va se servir du prétexte terroriste pour réprimer les manifestations en cours ; il laisse clairement entendre que, si l'attentat a eu lieu, et ce quel que soit son auteur, c'est que Poutine l'a voulu.

Tragedy in St. Petersburg. Once again "unknown terrorists" perfectly timed to serve Putin's political agenda. Forget protests, back to fear.

— Garry Kasparov (@Kasparov63) 3 avril 2017

"Tragédie à Saint-Pétersbourg. Une fois encore, des "terroristes inconnus" parfaitement synchronisés pour servir l'agenda politique de Poutine. Oubliez les protestations, retour à la peur."

Cette première réflexion évoque celle qui a parfois été faite suite aux attentats du 11 septembre 2001, qui auraient permis de servir l'agenda politique et militaire des néoconservateurs du Project For The New American Century entourant George W. Bush. Par exemple, Paul Craig Roberts avait déclaré : "Les "attaques terroristes" du 11/9 ont été manipulées pour servir un agenda hégémonique au Moyen-Orient."

Such dark suspicions are based on 18 yrs of similarly well-timed attacks in Putin's Russia, as I document in Winter Is Coming. Clockwork.

— Garry Kasparov (@Kasparov63) 3 avril 2017

"De telles sombres suspicions sont fondées sur 18 ans d'attaques tout aussi opportunes dans la Russie de Poutine, comme je l'ai documenté dans Winter is Coming. Mécanique."

De la même manière, c'est sur l'observation de la "longue tradition de mensonges d’Etat [ayant servi à déclencher des guerres] qui jalonne l’histoire des Etats-Unis", rappelée en juillet 2003 par Ignacio Ramonet dans Le Monde diplomatique, qu'ont pu fleurir sur le Net de sombres suspicions à l'endroit de l'État profond américain depuis une bonne décennie.

Security is an altar on which many willingly sacrifice their freedom. Putin routinely uses terror pretext to crack down on peaceful dissent.

— Garry Kasparov (@Kasparov63) 3 avril 2017

"La sécurité est un autel sur lequel beaucoup sacrifient volontairement leur liberté. Poutine utilise régulièrement la terreur comme prétexte pour réprimer une dissidence pacifique."

Des critiques assez proches ont suivi la promulgation de l'USA PATRIOT Act, loi antiterroriste votée par le Congrès des États-Unis et signée par George W. Bush le 26 octobre 2001. Les organisations de défense des droits de l'homme et des juristes la considèrent liberticide, pointant notamment la diminution des droits de la défense, la violation de la vie privée, et la diminution du droit à la liberté d'expression.

Radical Islam is a threat in Russia, esp in Caucasus, where many are killed each year. But the warlords are Putin's allies & do his bidding.

— Garry Kasparov (@Kasparov63) 3 avril 2017

"L'islam radical est une menace en Russie, spécialement dans le Caucase, où beaucoup sont tués chaque année. Mais les seigneurs de guerre sont les alliés de Poutine et sont sous ses ordres."

Yes, many ignore that Chechnya is Russia and under control of Putin and his warlord Kadyrov, and funds, trains, & exports jihadist terror. https://t.co/bbuBCpFN2W

— Garry Kasparov (@Kasparov63) 3 avril 2017

"Oui, beaucoup ignorent que la Tchétchénie est la Russie et sous le contrôle de Poutine et son seigneur de guerre Kadyrov, et finance, entraîne, et exporte la terreur jihadiste."

Ces deux dernières déclarations, selon lesquelles les jihadistes du Caucase seraient sous le contrôle de Poutine, peuvent trouver un prolongement dans un long article publié en 2015 par le journaliste Michael Weiss dans le Daily Beast, "Russia's Double Game with Islamic Terror". Mais surtout, elles en évoquent d'autres, du même tonneau, sur les liens très étroits qu'auraient entretenus les services secrets américains et Al Qaïda. Le géopolitologue Aymeric Chauprade avait ainsi estimé, en septembre 2011 :

« Al Qaïda, comme le disait [Webster] Tarpley, c'est la légion arabe de la CIA, c'est l'infiltration dans les milieux islamistes canalisée au profit des intérêts américains. Al Qaïda, c'est la liste des types qui travaillaient pour les services américains dans ce cadre-là, et en particulier au moment de la guerre d'Afghanistan, et ensuite ça a continué. Al Qaïda, c'est, j'insiste sur ce point, à la fois des gens qui peuvent être sincèrement des islamistes croyant se battre contre les États-Unis, contre cet "impérialisme américain" ou le sionisme, et en même temps ce sont des gens qui ne sont pas commandés par leurs propres idées, mais qui sont pilotés à distance par des gens qui se marrent bien d'ailleurs, je pense, parce qu'ils doivent se dire "quelle bande de crétins qu'on arrive à amener à se faire exploser avec des ceintures en pensant lutter contre nous, alors qu'ils servent directement nos intérêts". »

L'ancienne traductrice au FBI Sibel Edmonds avait affirmé, dans la même veine, que les États-Unis avaient utilisé indirectement, jusqu'au 11-Septembre, les jihadistes dirigés par Oussama Ben Laden dans le cadre d'opérations de déstabilisation en Asie centrale.

Putin can jail you for a tweet, but can't control flow of thousands of armed fighters ? Nothing happens in Russia without his sanction. https://t.co/CjZn05BIMo

— Garry Kasparov (@Kasparov63) 3 avril 2017

"Poutine peut vous emprisonner pour un tweet, mais ne peut pas contrôler des flux de milliers de combattants armés ? Rien n'arrive en Russie sans son approbation."

Avec cette réflexion, Garry Kasparov n'est pas très éloigné des thèses du philosophe marxiste radical Francis Cousin, qui généralise ce que l'ancien joueur d'échecs circonscrit à la seule Russie. Ainsi, lorsqu'il déclare : "Tout acte terroriste d'intensité stratégique est étatique", ou encore : "Aujourd'hui, il n'y a pas un groupe jihadiste qui n'est pas sous contrôle et sous infiltration", ou, dit de manière plus développée :

"De la mouvance terroriste anarchiste en France au début du [XXe] siècle, à l'époque d'un contrôle policier, administratif, artisanal et rudimentaire, le ministère de l'Intérieur et Clemenceau étaient dans les 48h renseignés sur tout projet ou agissement à venir. Aujourd'hui, à un niveau de contrôle électronique, systématique, universel, où les portables, où les messageries, où tout est sous contrôle, effectivement un acte terroriste d'envergure ne peut pas avoir lieu autrement que directement programmé ou directement soutenu par l'appareil étatique."

Au sujet des attentats anarchistes, manipulés d'après lui par le pouvoir, Francis Cousin précise, rejoignant encore certains des propos de Kasparov : "On avait absolument besoin de faire passer les lois scélérates pour casser la radicalité ouvrière, donc on a fait péter plein de bombes, qui ont permis la mise en marche des lois scélérates."

Putin bombed Grozny to dust. His critics are murdered regularly on his sanction. Why would he be allergic to spilling other Russian blood ?

— Garry Kasparov (@Kasparov63) 3 avril 2017

"Poutine a bombardé Grozny et l'a réduit en poussière. Ses opposants sont assassinés régulièrement avec son autorisation. Pourquoi serait-il allergique au fait de répandre d'autre sang russe ?"

L'inhumanité de Poutine, censée accréditer l'idée qu'il serait capable de sacrifier sa propre population, a également été reprochée à certains responsables américains, par exemple Madeleine Albright lorsque, en 1996, elle déclara (alors qu'elle était qu'ambassadrice américaine aux Nations unies) que la mort d'un demi-million d'enfants irakiens, à cause de l'embargo, avait été "un choix très dur", mais que "le prix en valait la peine". Ce type de déclaration glaçante nourrira, quelques années plus tard, à partir des attentats de 2001, des suspicions sur le pouvoir américain, analogues à celles qui visent Poutine.

In the words of Bond nemesis Goldfinger, "Once is happenstance, twice is coincidence, the third time it's enemy action." Well beyond third. https://t.co/DDxl6kEPhj

— Garry Kasparov (@Kasparov63) 3 avril 2017

"Dans les mots de l'ennemi juré de Bond, Goldfinger, "Une fois c'est le hasard, deux fois c'est une coïncidence, la troisième fois c'est une opération ennemie". Bien au-delà de la troisième fois."

Souvenons-nous que, dans le cas du 11-Septembre, c'est aussi l'amoncellement de coïncidences qui avait porté à suspecter une "opération ennemie" de l'intérieur : possibles délits d'initiés la veille des attentats, exercices de simulation de détournements d'avions, mais aussi d'un crash, durant les attentats, morts étranges de trois princes saoudiens et d'un maréchal pakistanais après qu'il a été révélé qu'ils étaient au courant de la préparation des attentats, présence au Capitole, au moment des attentats, du directeur de l'ISI accusé d'avoir financé Mohamed Atta, rencontre deux jours plus tard à la Maison-Blanche de Bush et Cheney avec le Prince Bandar, financeur d'un agent saoudien suspecté d'avoir apporté de l'assistance à deux des terroristes, etc. Le journaliste Eric Margolis publia même en 2010 un article intitulé : "Le 11-Septembre, mère de toutes les coïncidences".

@ericlackner @Kasparov63 Someone made this for Garry a few months ago. Seems like an evergreen these days. pic.twitter.com/Yks3kkOeEk

— Mig Greengard (@chessninja) 4 avril 2017

Le 8 mars 2017, dans l'émission "Meet The Press" sur MSNBC, Kasparov avait déjà déclaré : "Je crois aux coïncidences. Mais je crois aussi au KGB". Il était alors interrogé sur la série de huit morts mystérieuses de hautes personnalités russes (dont cinq diplomates) survenues en cinq mois, après l'élection de Donald Trump. CNN avait noté à ce sujet, le 25 mars :

"Des détectives auto-proclamés sur le Net et des théoriciens du complot ont spéculé sur le fait que les morts seraient d'une manière ou d'une autre liées à l'ingérence de la Russie dans l'élection présidentielle de 2016. Aucune preuve n'a émergé pour opérer une telle connexion.

Le politologue Ian Bremmer a déploré la prise de position "conspirationniste" de Kasparov :

Sad to see Garry implying this could be an inside job. As if those protests were a threat or Putin's election at stake. I don't buy it. https://t.co/ISymU7QLNv

— ian bremmer (@ianbremmer) 3 avril 2017

"Triste de voir Garry insinuer que ce pourrait être un complot intérieur. Comme si ces manifestations étaient une menace ou que l'élection de Poutine était en jeu. Ces arguments ne me convainquent pas."

Ce à quoi Kasparov a répondu :

I bet that Putin thinks he is a better judge of what is a threat to him than you are. That's why he's been in power for 17 years. https://t.co/XXhyqd9FI3

— Garry Kasparov (@Kasparov63) 4 avril 2017

"Je parie que Poutine pense qu'il est un meilleur juge de ce qui est une menace pour lui que vous ne l'êtes. C'est pourquoi il est au pouvoir depuis 17 ans."

Garry Kasparov a également retweeté (et donc approuvé) des messages du journaliste Mig Greengard, qui est l'un de ses proches, notamment au sein du mouvement L'Autre Russie ; eux aussi suggèrent une implication directe du Kremlin dans l'attentat de Saint-Pétersbourg :

Putin killed a guy in London with radioactive poison & carpet-bombed a Russian city the size of Minneapolis, but an IED on a train, never !

— Mig Greengard (@chessninja) 3 avril 2017

"Poutine a tué un gars à Londres avec du poison radioactif et arrosa de bombes une ville russe de la taille de Minneapolis, mais un engin explosif improvisé dans un train, jamais !"

As if the biggest anti-regime protests in six years wouldn't be enough of a threat to inspire Putin to kill. He's killed over far, far less.

— Mig Greengard (@chessninja) 3 avril 2017

"Comme si les plus grandes manifestations anti-régime depuis six ans n'étaient pas une menace suffisante pour pousser Poutine à tuer. Il a tué exagérément, pour beaucoup moins."

Invité dès le 3 avril, jour de l'attentat, à s'exprimer sur CNN, Garry Kasparov a réitéré ses accusations envers Vladimir Poutine :

"Les Russes vivent sous une dictature et les 18 années du règne de Poutine ont été marquées par des attaques terroristes constantes, du tout début de l'arrivée du pouvoir de Poutine en 1999, avec ces mystérieux attentats contre des immeubles d'habitation. Beaucoup ont pointé le KGB, et, même s'il n'en est pas l'auteur, il a joué un rôle dans ces attaques. Vous savez, ce n'est pas de la paranoïa, c'est juste une tentative pour analyser, dans les archives du régime de Poutine, qu'à chaque fois que nous avons affronté une horrible attaque, d'une manière ou d'une autre, cela a servi politiquement à Poutine pour accaparer le pouvoir."

Nous reviendrons dans le second article sur les attentats de 1999 et la possible implication du FSB (successeur du KGB). Notons simplement ici que les propos de Kasparov pourraient être rapprochés de ceux du géopolitologue Aymeric Chauprade, qui avait une analyse très similaire, en septembre 2011, sur l'instrumentalisation du terrorisme par l'oligarchie, non pas russe, mais américaine, dans le but de conserver le pouvoir.

Alors que la journaliste de CNN lui demande s'il a la moindre idée sur l'identité du groupe terroriste qui a perpétré cet attentat, Kasparov répond :

"Même si c'était un groupe terroriste, (...) je parie que, comme auparavant, le KGB avait suffisamment d'informations sur les activités de ce groupe, parce que, pendant de nombreuses années, alors que Poutine était confiant sur sa mainmise sur le pouvoir, rien ne s'est produit en Russie, et soudainement maintenant, alors que sa confiance est ébranlée, nous avons cette terrible tragédie à Saint-Pétersbourg. (...)

J'ai peur qu'aussi longtemps que Poutine reste au pouvoir, nous verrons d'autres attaques terroristes, et n'oubliez pas qu'il est l'homme dont l'armée a commis des crimes génocidaires en Syrie, il ne s'arrête pas au coût humain s'il croit que cela l'aide à se maintenir au pouvoir."

Là encore, l'argument selon lequel les services de renseignement russes avaient suffisamment d'informations sur le groupe terroriste qui a commis l'attentat, et l'ont donc laissé faire sciemment dans une stratégie de conservation du pouvoir, fait écho à ce qui a pu être dit au sujet du 11-Septembre, dans la mesure où de nombreux renseignements avaient été reçus sur l'opération à venir par la CIA, le FBI et Able Danger... Ici, Garry Kasparov parle dans des termes assez proches de ceux de l'ancien parlementaire britannique Michael Meacher, qui envisageait un "laisser-faire" américain le 11-Septembre pour pouvoir mettre en oeuvre le plan d'hégémonie mondiale du PNAC visant notamment à s'accaparer les ressources énergétiques du Moyen-Orient.

Un complotisme "socialement acceptable" et des médias complaisants

Il ne s'agit pas ici de décréter si Kasparov a raison ou tort dans ses accusations. Car nous n'en savons rien. Mais de relever que son argumentation est très similaire à celle de nombreuses personnalités, que d'aucuns peuvent bien percevoir comme des esprits libres, mais que les médias qualifient assurément de "conspirationnistes". Or, Kasparov a-t-il été qualifié ainsi ? Non. La journaliste de CNN ne l'a pas repris, ni personne d'autre, depuis maintenant plus de deux semaines. Le Washington Post a certes évoqué très rapidement ses propos, le 4 avril, puis le 6 avril, mais sans réelle condamnation.

Newsweek a même intégré, le 3 avril, les propos suspicieux de Kasparov dans une vidéo à la musique angoissante, retraçant la chronologie des attentats en Russie sous le règne de Vladimir Poutine. Dans la vidéo, on peut lire ces mots, qui semblent donner crédit à la thèse du complot intérieur : "Vladimir Poutine dit que l’attaque à la bombe de Saint-Pétersbourg pourrait être un acte terroriste. (...) L’ancien champion du monde d’échecs Garry Kasparov a suggéré que le moment choisi n’était pas une coïncidence." Le magazine américain note que les attaques terroristes qui ont frappé la Russie depuis 1999 ont toujours permis à Poutine de gagner en popularité, et qu'il y a souvent répondu "en étendant les pouvoirs de la présidence et les capacités des services de renseignement".

On a également pu entendre, dans le même style, la correspondante de la BBC à Moscou relayer de rapides commentaires faits sur des "médias libéraux", disant que l'attentat de Saint-Pétersbourg pourrait être "une tentative de détourner l'attention des appels à une enquête sur la corruption du régime et des appels à la démission de Poutine".

En France, ni les Décodeurs du Monde, ni Conspiracy Watch et consorts n'ont daigné consacrer une brève à Kasparov, qui n'est pourtant pas une personnalité de seconde zone. On a connu nos médias plus réactifs face à Marion Cotillard, Jean-Marie Bigard ou Mathieu Kassovitz... Conspiracy Watch a pourtant bien vu les déclarations de Kasparov, comme en atteste ce tweet :

Attentat #StPetersbourg : l'ex-champion d'échecs et opposant russe Garry Kasparov suspecte un coup servant "l'agenda politique de Poutine". https://t.co/8lwAzBar9w

— Conspiracy Watch (@conspiration) 3 avril 2017

Ce tweet apparaissant comme ambigu, une discrète condamnation suivra...

@perduagauche Que le régime de Poutine ne soit pas un modèle de démocratie ne justifie pas une accusation aussi grave sans aucun début de preuve.

— Conspiracy Watch (@conspiration) 3 avril 2017

... mais sans que l'information ne remonte sur le site, qui préfère se focaliser sur le complotisme russo-syrien dans l'affaire du bombardement chimique de la ville de Khan Cheikhoun, ou encore sur le lien qui aurait été tissé à tort par Jean-Luc Mélenchon entre le conflit en Syrie et les intérêts énergétiques.

On a ainsi la fâcheuse impression que la dénonciation du "complotisme" n'est pas générale, mais plutôt instrumentalisée à des fins politiques. Le "complotisme" sera dénoncé s'il vise les États-Unis, Israël, l'Union européenne, s'il provient de Russie, d'Iran ou du Venezuela, s'il émane encore de l'UPR, de Mélenchon ou du FN... mais sera passé sous silence s'il se produit dans l'autre sens, s'il vise par exemple Poutine et émane d'un opposant politique qui vit à New York, et qui se trouve être proche des milieux néoconservateurs.

Le journaliste Glenn Greenwald résume bien la situation :

Strong suggestion here terror attack in St. Petersburg is False Flag attack by Putin. Conspiracies like this only discrediting when about US https://t.co/8pJwsKzNST

— Glenn Greenwald (@ggreenwald) 3 avril 2017

"Forte suggestion ici que l'attaque terroriste à Saint-Péterbourg est une opération sous faux drapeau par Poutine. Les conspirations comme celle-là discréditent seulement quand elles concernent les États-Unis."

Un individu répondant à Greenwald dira pour sa part : "Il est socialement acceptable de suggérer qu'une attaque terroriste est le contrecoup de la politique étrangère ou une opération sous faux drapeau si et seulement si l'attaque n'est pas à l'Ouest."

C'est ainsi sans crainte de stigmatisation que, le 25 janvier 2011 sur Radio France, Hélène Blanc, politologue et spécialiste de la Russie au CNRS, commentant le récent attentat à l'aéroport Domodiedovo, put affirmer qu'était établie la responsabilité du FSB, et non des jihadistes tchétchènes, dans les attentats de 1999 :

« Je crois qu'il faut se garder d'interpréter rapidement les attentats, par exemple de 1999, qui ont servi d'alibi à déclencher la seconde guerre de Tchétchénie. Eh bien il est aujourd'hui clair, ça ne l'était pas à l'époque bien entendu, mais maintenant nous savons que ces attentats n'étaient pas du tout l'œuvre des Tchétchènes auxquels on les a attribués, mais l'œuvre du FSB. D'ailleurs, il y a eu trois attentats au total dans différentes villes, mais la quatrième ville, Riazan, là le FSB a été pris la main dans le sac. Par la suite, on a su que non seulement le modus operandi n'était pas du tout dans l'habitude tchétchène, mais qu'en plus les explosifs n'étaient pas des explosifs tchétchènes mais bien des explosifs russes. Le FSB est capable de beaucoup de choses, y compris contre son peuple. »

Si cette vision des choses est accréditée par Eric Margolis, mais aussi par le journaliste David Satter dans son livre Darkness at Dawn : The Rise of the Russian Criminal State, par l'historien Yuri Felshtinsky et l'ancien agent du FSB Alexander Litvinenko dans l'ouvrage Blowing up Russia : Terror from Within, par l'universitaire John B. Dunlop dans The Moscow Bombings of September 1999 : Examinations of Russian Terrorist Attacks at the Onset of Vladimir Putin’s Rule, ou encore par l'historienne Amy Knight (voir son article dans The New York Review of Books, traduit sur Books et repris sur BiblioObs), le Washington Post du 4 avril 2017 la qualifie cependant de "théorie du complot bien connue"...

On le voit, il y a, pour les médias, des "théories du complot" acceptables et d'autres intolérables, alors que rien pourtant ne les différencie sur le plan formel. Ce qui les distingue, c'est uniquement l'identité de l'émetteur et celle de l'accusé. Ce n'est donc pas, pour nos "chiens de garde", le mode de pensée "complotiste" qui pose problème en soi, mais un certain usage de ce mode de pensée, suspicieux envers un certain camp. C'est un peu comme avec le bon et le mauvais chasseur : la bonne "théorie du complot", c'est celle qui vise l'ennemi désigné par le pouvoir, la mauvaise, celle qui vise le pouvoir (sous l'influence duquel on se trouve). Garry Kasparov aurait du souci à se faire s'il tenait ses propos en Russie (où il est préférable d'échafauder des théories sur le camp d'en face) ; aux États-Unis, les médias "anti-conspirationnistes" n'y trouvent rien à redire.

***

Après avoir étudié le traitement médiatique des accusations de Kasparov, qui révèle une certaine hypocrisie de nos journalistes et autres fact-checkers, nous verrons dans le second article sur quoi elles se fondent ; nous nous plongerons dans l'histoire du "11-Septembre russe", quelque peu oubliée, et rencontrerons des "chercheurs de vérité" dont les motifs d'interrogation nous renverront directement à ceux qui meuvent les "chercheurs de vérité" du 11-Septembre américain. Étonnamment, le détour par le travail de ces enquêteurs, certes controversé mais néanmoins admis dans nos contrées occidentales, peut permettre de légitimer le travail tout aussi nécessaire qu'il s'agit de mener sur les attentats de 2001. 


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