BNP Paribas : les deux oublis de Lordon et Berruyer

par Laurent Herblay
jeudi 17 juillet 2014

Décidément, l’amende acceptée par BNP Paribas déchaine les passions sur Internet. Encore une fois, de nouveaux éléments ont été portés au débat dans mon papier de la semaine dernière, qui était lui-même une réponse aux commentaires sur mon papier sur l’Argentine.

Lordon et Berruyer n’ont pas tort
 
Je remercie les commentateurs de m’avoir indiqué les papiers de Frédéric Lordon et Olivier Berruyer, que j’estime beaucoup, qui donnent une perspective différente à ce débat. Frédéric Lordon s’en réjouit pour deux aspects cohérents avec son discours (et sur lequel je le rejoins) : l’affirmation de l’autorité de l’Etat sur le capital mais aussi la sanction d’une finance peu regardante avec l’argent qu’elle fait. Et ces points sont justifiés. Dans ce monde où l’on négocie un traité transatlantique qui pourrait mettre les multinationales sur le même plan que les Etats, il n’est pas inintéressant de constater qu’un Etat, fusse-t-il le plus puissant (ce qui limite tout de même un petit peu la portée de la démonstration de Frédéric Lordon), impose une amende de 9 milliards à une banque. Et on se demande s’il ne serait pas possible pour la banque d’aller contester ceci devant un tribunal spécial (le fameux RDIE) dans un prochain avenir…
 
Olivier Berruyer, qui argumente toujours de manière très documentée et rationnelle, souligne que BNP Paribas ne peut pas être très fière de ce qu’elle a fait en devenant l’un des principaux financiers du Soudan. Et il note justement que la banque avait conscience du danger légal puisqu’elle camouflait ces transactions pour éviter que les Etats-Unis en soient au courant. Et sur le fond, moi, qui suis un critique régulier du monde de la finance depuis l’ouverture de mon premier blog, je suis parfaitement d’accord pour dire que la finance doit être sanctionnée quand elle commet des actes répréhensibles par les juridictions des endroits où ces actes ont été commis. Et je n’ai pas d’état d’âme face à des banques qui utilisent largement les parasites fiscaux pour contourner les règles et les impôts. Je suis partisan d’une réglementation beaucoup plus stricte du monde financier pour éviter toutes les dérives passées.
 
Les angles morts de leur argumentation

Il m’est arrivé de changer d’opinion sur quelques sujets : le mariage homosexuel (opposé, puis favorable), l’intervention en Libye, le quiquennat (après avoir voté contre lors du référendum) ou la loi de 1973. Je n’ai pas de problème à reconnaître quand j’ai eu tort. Mais ici, la lecture du long papier d’Olivier Berruyer, de la très réussie tribune de Frédéric Lordon, mais également des documents de la justice étasunienne (mis en ligne par Olivier Berruyer en version traduite) n’ont pas modifié mon opinion. Bien sûr, la banque a financé un gouvernement plus que sulfureux. Il semblerait qu’une partie des transactions incriminées soient passées par les Etats-Unis, et donc enfreignaient le droit local, que BNP Paribas se devait de respecter. D’ailleurs elle aurait été averti plusieurs fois et avait conscience d’enfreindre le droit étasunien. Du coup, une sanction semble légitime pour les transactions qui ont eu lieu sur le territoire de l’Oncle Sam. Et je souscris volontiers au jugement sévère de Frédéric Lordon sur la moralité des banquiers.

Mais le débat ne s’éteint pas ici. En effet, le premier point que je conteste, le caractère extraterritorial de la sanction, n’est pas remis en cause par ces nouvelles pièces. La lecture des pièces de la justice étasunienne est extrêmement révélatrice. En effet, le point 17 dit que les transactions litigieuses avec le Soudan ont été réalisées « essentiellement au travers de sa filiale suisse BNP Genève  ». Que je sache, le droit étasunien ne s’applique pas en Suisse ! Bien sûr, le gouvernement soudanais est sans doute horrible, mais une banque helvétique ne peut être sanctionnée que si le droit suisse lui interdit toute transaction avec le Soudan, pas si les Etats-Unis le disent, surtout pour une banque française… En outre, quand on lit le document, il semble que beaucoup de transactions ne passaient pas par les Etats-Unis (c’est notamment le cas des transactions avec l’Iran). De manière très intéressante, la justice étasunienne ne donne pas un résumé précis et chiffré des transactions incriminées : mieux vaut être prudent.
 
Car il faut être clair : même si on peut juger répugnant de permettre le financement d’un gouvernement qui a du sang sur les mains, toute sanction doit reposer sur le droit. Or, le point 46 évoque une transaction pour une entreprise iranienne de la filiale française de BNP Paribas à une banque allemande ou une autre vers une banque indienne. En quoi le droit étasunien a le moindre rôle à jouer ici ? Ce n’est pas pour rien qu’en Allemagne, cette sanction a déclenché un débat sur le caractère extraterritorial du jugement. Si je soutiens toute sanction portant sur des transactions passant par les Etats-Unis, les pièces même de la justice US suggèrent qu’elle considère que son autorité s’étend à la planète entière, et je regrette que ce soit un point qui ne soit pas du tout évoqué par Olivier Berruyer et Frédéric Lordon.
 
Deuxième point de mon argumentation : le questionnement du montant de l’amende. Dans un état de droit, la loi prévoit un montant (ou plus souvent une fourchette) pour les sanctions en cas d’infraction. Or ici, tout semble arbitraire. Bizarremment, le jugement évoque 8,8 milliards seulement de transactions litigieuses (pour une période donnée). Outre le fait qu’il est tout sauf clair que toutes ces transactions soient vraiment passées sur le territoire de l’Oncle Sam, comment justifier une telle amende ? Quel texte dit que pour tout dollar de transaction ligitieuse, le coupable s’expose à une amende pouvant aller jusqu’à 30% du montant de la transaction ? Outre le fait que j’ai l’impression que la banque est sanctionnée pour des actes sur lesquels la loi étasunienne ne devrait rien avoir à dire, le montant me semble totalement démesuré et reflète le caractère arbitraire et volontiers impéraliste des Gringos.
 
Oui, le comportement de BNP Paribas a sans doute été très critiquable et mérite (pour une partie seulement des transactions), une sanction de la justice étasunienne. Mais le jugement qu’elle a accepté, s’il montre que l’Etat prime sur le capital, et que les turpitudes des banques peuvent être condamnées, pose toujours deux problèmes : le fait que les Etats-Unis agissent comme si leur droit s’appliquait en dehors de leurs frontières, ce qui est effarant pour qui l’accepte sur son territoire, et qu’il manque définitivement de mesure.
 

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