Cancuneries

par Bruno de Larivière
jeudi 2 décembre 2010

Le sommet de Cancun s’ouvre dans une relative indifférence. Les révélations de WikiLeaks occupent les chancelleries et les médias censés couvrir le ’rattrapage’ du sommet de Copenhague. Au Mexique, chacun espère une issue favorable, et des décisions applicables.
Parmi les pays immédiatement menacés par l’accélération du rechauffement climatique et l’élévation attendue du niveau marin, on compte l’Egypte. La dégradation de son environnement résulte cependant d’abord des politiques menées sur place. Cancun risque de le faire oublier...

L’Atlas des Futurs consacre quatre pages à un pays - l’Egypte - confronté à l’accélération du réchauffement climatique, et plus largement aux transformations de son environnement. Dans le cadre des discussions qui s’ouvrent à Cancun, on associe les menaces sur le delta du Nil à des questionnements sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre ou sur la déforestation. Considérant les millions d’Egyptiens qui occupent la basse vallée touchée par l’élévation de la Méditerranée, le péril apparaît plus clairement que dans le cas d’îlots du Pacifique (Vanuatu) ou de l’océan Indien (Maldives).
 
Virginie Raisson et ses co-auteurs ont échafaudé deux scénarii. Dans La fin de l’abondance (p. 104-105), ils postulent que la courbe de progression démographique ne s’infléchira probablement qu’à l’horizon de 2050. A cette date, la population égyptienne sera de 130 millions d’habitants, toujours aussi mal répartis sur le territoire, et ponctionnant davantage encore la ressource en eau. Alors que la réserve disponible ne suffit déjà plus, la pénurie va s’aggraver. Dans le même temps, l’eau salée pénètrera dans les nappes les plus proches de la surface, les poissons d’eau douce quitteront le delta [source]. Il faudrait parler de la qualité des eaux fluviales et plus spécifiquement des rejets urbains en amont du delta. Plus d’un tiers des villages égyptiens ne reçoivent pas l’eau potable, la moitié imparfaitement. 100.000 cas annuels d’insuffisance rénale proviennent de la mauvaise qualité des eaux [source]. Le delta recule en outre par la retenue des alluvions du Nil au niveau du barrage d’Assouan [Nasser à rien]. Mais les auteurs négligent cette piste pour un retour à la causalité générale.

« Estimée à 2°C d’ici à 2030, la hausse de température dans le bassin méditerranéen devrait accélérer l’évaporation et ainsi diminuer les ressources en eau disponibles. Au même moment, la baisse des précipitations pourrait priver les aquifères de leur approvisionnement, aggravant ce faisant l’aridité du pays. » [Atlas des Futurs] Des verbes conjugués au conditionnel remplacent malheureusement à mon goût des verbes conjugués à l’imparfait. Les problèmes actuels de la vallée résultent pour partie de décisions prises en Egypte même. Dire qu’elles influent davantage qu’une diminution de la pluviométrie ou qu’une élévation des températures, ne signifie pas pour autant que l’on nie ces évolutions problématiques.

Virginie Raisson précède néanmoins mes interrogations. Le régime égyptien serait triplement utile et / ou nécessaire : à l‘échelle mondiale, régionale et locale. L’Egypte détient le siège de la Ligue arabe, participe au règlement du conflit israélo-palestinien, et - ultime argument - la ’stabilité politique’ permet à la population égyptienne de pleinement s’épanouir. Le taux de croissance économique témoignerait du développement du pays (+ 4,4 % en moyenne annuelle depuis 1997). L’inflation ramène toutefois à peu de chose ce chiffre. Entre les mois de mai 2007 et mai 2008, celle-ci a dépassé 21 % [source]. L’Atlas en convient un peu plus loin. « 41 % de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté ; le chômage des jeunes s’élève à 28 % ; et la ville du Caire qui rassemble déjà 11 millions d’habitants continue de croître dans le désordre. »

Dans le second scénario [Une agriculture plus sobre (p.110-111)], Virginie Raisson revient sur l’argument démographique et s’inquiète du maintien d’une forte fécondité chez les Egyptiennes. Elle doute d’un retour à la normale (deux enfants par femme) dans les limites temporelles évoquées par les spécialistes. La pression démographique accentue la contrainte de l’homme sur le milieu. Mais il faut aller plus loin et s’interroger sur la place de la femme dans la société. De quel degré de liberté jouit-elle, sans même évoquer la liberté d’utiliser des moyens de contraception ? Il a fallu attendre 1999 pour que l’on accorde aux femmes le droit d’obtenir un divorce restreint, en contrepartie d’un dédommagement financier versé à l‘ex-conjoint [source]. La généralisation récente de la pose de stérilets sur des femmes venant juste d’accoucher montre que le gouvernement choisit délibérément d’empiéter sur les libertés fondamentales plutôt que de répondre au problème de la pauvreté qui sous-tend évidemment celui de la forte fécondité [source].

L’Atlas insiste aussi sur les solutions apportées par le régime au manque de place et de ressource hydrique. ‘La tentation du pharaon’ : le sous-titre assimile le chef de l’Etat actuel à un souverain de l’ancienne Egypte. Dans le cadre du projet Toshka, il a commandé non l’érection d’une pyramide, mais le détournement d’une partie des eaux retenues dans le lac Nasser, pour reverdir le désert. A juste titre, Virginie Raisson rapporte les plaintes du Soudan voisin qui a dans un premier temps subi une élévation du niveau des eaux à l’amont du barrage, puis s’est vu privé d’une partie de la ressource sans discussion préalable. Il est trop tôt (2003-2008) pour jauger la viabilité du projet. Il signe cependant l’idéologie d’un régime qui apporte aux défis du XXIème siècle - l’urbanisation, la consommation de masse, etc. - les réponses du XIXème : l’agriculture n’attirera au mieux qu’une portion infime de la population de la vallée. L’expérience de l’après-barrage d’Assouan indique que cette société rurale calquera sa fécondité sur celle de ses ancêtres davantage que sur celle de ses descendants.

Le Plan Bleu propose des solutions. Les décisions tardent. « Ainsi, des gains substantiels seraient réalisables grâce au recyclage des eaux usagées dans l’irrigation en séparant et en traitant les eaux de drainage agricoles et industrielles d’une part ; en réduisant la pollution liée à la densité démographique, industrielle et agricole de la vallée et du delta du Nil de l’autre. Le remembrement d’exploitations agricoles encore très parcellaires permettrait également de réaliser d’importantes économies d’échelle. » [Atlas des futurs] L’agriculture emploie une main d’œuvre nombreuse que le pouvoir ménage, alors qu’elle consomme 80 % des ressources en eau, sans réussir à rivaliser avec les agricultures subventionnées du nord. L’eau provient de moins en moins du Nil et de plus en plus des nappes phréatiques, parce que les paysans ne l’achètent pas. Les canaux distribuent l’eau en fonction d’un horaire prédéfini, et non selon un volume fixe. Si les quantités ne suffisent pas, le paysan branche sa pompe électrique [Le delta du Nil : densités de population et urbanisation des campagnes / Sylvie Fanchette (1997)]

Moubarak a échoué ; je vais là plus loin que l’Atlas des futurs. La pauvreté reste le lot quotidien d’une majorité d’Egyptiens. Les politiques suivies ont été au mieux inutiles. Leur caractère nocif se manifeste parfois : persistance de la bilharziose, et développement de l’hépatite C [source]. Moubarak a dissimulé tant bien que mal son bilan aux Occidentaux en prétendant lutter contre l’islamisme radical [Obama au Caire] sans toutefois améliorer le sort des minorités chrétiennes. Il a obtenu en contrepartie une aide financière et alimentaire constante de la part des Américains. Certes, ceux-ci annoncent de temps en temps sa suspension pour cause de pression israélienne [source].

Les négociations internationales sur le climat vont finalement permettre au régime égyptien - lui parmi d’autres - de diluer sa part de responsabilité dans l’érosion du delta du Nil et dans le déclin des réserves hydriques. Peut-être fera t-il oublier à certains l’échec de la présidence de l’Unesco ? [Ni poids ni prestige]. A Cancun, les représentants égyptiens participeront même aux débats, et livreront (qui en doute ?) leurs recommandations pour lutter contre les désordres climatiques de toutes sortes. Cela étant, les cancuneries n’ont pas redoré le blason du pouvoir. En 2005, moins d’un quart des électeurs ont voté lors des élections législatives. On imagine mal une amélioration lors du premier tour dimanche dernier, étant donné l’ampleur des fraudes [source] et le désespoir des jeunes qui « ne rêvent à rien » [source].

PS./ Geographedumonde sur le lien entre politiques publiques et alerte environnementale : le Pakistan ravagé par les pluies de Mousson [Ni toit, ni portes]

Incrustation : le delta du Nil.


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