Cannibales du lundi soir
par Bruno de Larivière
mardi 11 mai 2010
Une affaire de cannibalisme en Russie fait resurgir sur le devant de la scène une histoire enfouie. Elle permet de relier Montaigne et Makine, en passant par les 900 jours du siège de Leningrad...
Karina connaissait les suspects : Youri Mozhnov, fleuriste, et Maxim Golovastkikh, apprenti boucher et par ailleurs ancien malade psychiatrique. Elle les a suivis dans un appartement. Ils l’ont noyée dans la baignoire. Selon le porte-parole du procureur Sergueï Kapitonov, « les suspects ont reconnu avoir ingéré des parties du corps de la jeune fille, parce qu’ils avaient faim. » Ils ont ajouté avoir fait revenir la chair avec des pommes de terre. Ils ont ensuite jeté les restes du corps. Les enquêteurs privilégient la thèse d’une dispute qui aurait dégénéré entre la victime et Maxim Gololovatskikh. Ils ont détecté des traces de sang derrière les tuyaux et sous les lattes du plancher [source].
Dans le quotidien suisse 20minutes, on apprend que le procès s’est tenu en avril. Un quatrième larron a fait une déposition déterminante. Elle était colocataire de l’appartement. Ekaterina Zinovyeva prétend que la victime et les deux accusés sortaient d’une fête gothique (sic) le soir du meurtre. Selon elle, la défunte était amoureuse du garçon boucher, et avait donc quelques raisons de coucher sur place ce soir-là. « Maxim et Karina sont allés dans la salle de bains et je suis partie me coucher. J’étais fatiguée, mais j’ai entendu des éclaboussures d’eau et du bruit. Cela ne m’a pas vraiment inquiétée. Je me suis réveillée un peu plus tard et j’ai décidé d’aller voir ce qui se passait ». Ekaterina Zinovyeva ajoute avoir dîné le lendemain soir dans l’appartement, en compagnie des deux accusés. Il y avait au menu, des pommes de terre, et de la viande. Le journal suisse précise en outre que les meurtriers ont reconnu leur crime, en expliquant qu’ils étaient à l’heure des faits « ivres et affamés ».
Qu’aurait dit Montaigne de ces cannibales du lundi soir ? Ceux qu’il a jadis défendu vivaient de l’autre côté de l’Atlantique. Il a décrété qu’ils portaient à tort le surnom de barbares. Montaigne ne s’intéressait pas à la réalité géographique et humaine des populations précolombiennes : il n’en avait qu’une connaissance rapportée, forcément biaisée. En revanche, ses oreilles étaient saturées des récits de combats sans merci que se livrèrent en son temps catholiques et protestants. Nous sommes les barbares, suggérait-il, nous qui buvons trop, violentons nos femmes et ne respectons pas les lois de la guerre. Parce que ces mauvaises actions caractérisent les Européens et non les Indiens d’Amérique qualifiés par lui de sobres, d’aimants et de nobles, Montaigne inverse l’échelle des valeurs habituelles. Et le cannibalisme devient anecdotique à ses yeux, car les barbares se contentent de manger le corps des vaincus une fois morts. Nos deux gothiques ne peuvent arguer des mêmes vertus.
Les versions anglaises et suisse du fait divers russe ne se recoupent pas complètement. L’idée d’une responsabilité d’un tiers absent me taraude, d’un gourou poussant ses adeptes à passer à l’action. J’en suis réduit à des extrapolations. Comme dans le film le père Noël est une ordure, l’appartement a accueilli le huis-clos, même si la baignoire n’a pas servi de la même façon. Dans le film aussi, on découpe un cadavre. Mais on ne le mange pas. Enfin, les pommes de terre donnent une touche finale, un peu décalée. Cette histoire n’intervient cependant pas à n’importe quel endroit. Leningrad vit sous Saint-Pétersbourg. Le lieu du forfait horrible fait immanquablement penser aux appartements communautaires dans lesquels la salle de bain et la cuisine étaient des pièces communes, avant l’éclatement de l’URSS. En 2010, la police cherche des indices. Il y a encore quelques décennies, une présomption suffisait pour procéder à une arrestation, c’est-à-dire à une condamnation.
« Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare et de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage ; comme de vrai, il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. » [Les Essais] Je détourne la pensée de Montaigne. Youri Mozhnov et Maxim Golovastkikh ne prouvent bien sûr pas la barbarie d’un peuple. Ils rappellent en revanche un épisode atroce de la Seconde Guerre mondiale. Leningrad a survécu près de 900 jours, du début du mois de septembre 1941 à la fin du mois de janvier 1944. [cartes].
Durant le siège de la ville par les armées du Reich et de ses alliés, un million de civils sont morts du froid et de la faim [video]. Le haut-commandement allemand a renoncé à investir la ville de peur de perdre des divisions dans des combats de rues. Il a choisi d’affamer les habitants. Staline a lui ordonné de résister coûte que coûte, bien que l’Armée Rouge ne disposât pas des moyens logistiques pour approvisionner correctement Leningrad. Privés de tout, certains habitants sont allés jusqu’à se nourrir de chair humaine. [source (s) (s)] Le tabou a longtemps facilité le travail de propagande, qui pour chanter la guerre patriotique a occulté une des pires horreurs de la guerre : The legacy of the Siege of Leningrad, 1941-1995 : myth, memories, and monuments [Lisa A. Kirschenbaum / voir aussi ce document dont on ignore malheureusement l’origine].
Andreï Makine dans son dernier roman La vie d’un homme inconnu retrace habilement l’histoire du siège de Leningrad, faisant une rapide allusion à l’anthropophagie de certains habitants affolés par la faim. Grâce à un récit emboîté, il amène son lecteur à confondre les époques et à abolir les barrières temporelles. Leningrad revit un peu dans la ville actuelle, la plus occidentale des villes russes. Peut-être est-ce justement la leçon à retenir de la mort de Karina Barduchyan. Ses deux tortionnaires disent avoir agi sous le coup de la faim. Se moquent-ils des souffrances terribles de leurs aînés, en plus du reste ? Makine plaide pour une théorie de l’oubli forcené des habitants de Saint-Pétersbourg. L’histoire commence justement au moment des fêtes du tricentenaire de la fondation de la ville par Pierre le Grand.
Le personnage principal a sur un coup de tête décidé de renouer des liens avec une ancienne amoureuse. Il l’imaginait transformée en babouchka. Qu’elle n’est pas sa surprise lorsque la porte s’ouvre. Elle est au contraire devenue une femme d’affaire au look très étudié, toujours mince et jeune. « Le constat est tellement déconcertant que plus rien ne l’étonne. Ni la longueur du couloir, ni toutes ces pièces qui se succèdent (un appartement communautaire ?), ni même cette invitation de Iana : ’Viens je vais te montrer le jacuzzi...’ Ils arrivent dans une salle de bains très vaste dont la moitié est occupée par une baignoire ovale. Deux plombiers s’affairent autour de ce monstre rose. ’Faites attention à la dorure, hein !’ les interpelle Iana, à la fois sévère et blagueuse. Les hommes répondent par un rassurant grognement. »
En visitant les autres pièces, le personnage tombe sur un vieil homme couché dans un lit. Ce dernier a autrefois défendu héroïquement la ville pendant le siège, d’abord comme chanteur puis comme artilleur. Cela ne l’a pas protégé par la suite, puisqu’il a été déporté à l’issue de la guerre (allusion à Soljenytsine). Lui et tant d’autres ont été broyés, presque avalés par le système soviétique. Il est finalement revenu à Saint-Pétersbourg dans cet appartement communautaire dans lequel le personnage fait sa connaissance. Iana, représentante de la nouvelle Russie veut s’en débarrasser. A la fin, le vieillard encombrant disparaît donc lui aussi, mais pour aller terminer ses jours dans une maison de retraite. Pendant ce temps, ceux qui ont pris sa place fêtent son départ dans une ambiance plus proche de New York, Paris ou Londres que de Moscou. Makine a bien décrit une scène de cannibalisme. La ville de Saint-Pétersbourg en est la victime...
PS./ Geographedumonde sur la Russie : Surtout letton, Crimée sans châtiments, Vlassov a choisi la potence.
Incrustation : La vie d’un homme inconnu