Cendres et périphéries

par Bruno de Larivière
vendredi 30 septembre 2011

Est-ce que les pays méditerranéens peuvent être tenus pour responsables de la crise de l'Eurozone ? La périphérie sud de l'Europe cumule pourtant des points faibles que l'on retrouve dans le centre du continent...

Y a-t-il des limites à la solidarité entre Européens ? Nicolas Steinberg du Cercle des Echos amorce une réponse à cette question qui détermine un sauvetage de l'Eurozone [Les limites de l'euro-solidarité']. Sa démonstration achoppe cependant à cause d'un présupposé, l'opposition entre une périphérie bringuebalante et un centre dynamique et vertueux. Mais reprenons au départ. [Incrusation / Wooden houses]

Il rappelle d'abord que l'Europe s'est construite moins par idéal que par intérêt. Le premier est géopolitique. Les pères fondateurs veulent voir renaître de ses cendres l'Allemagne vaincue et ravagée. Au sortir de la guerre, le pays a rétréci. Il faut éviter que les vaincus en conçoivent du ressentiment : l'écueil d'une Autriche ramenée à l'échelle d'une province en 1918. Mieux même, l'Allemagne doit devenir le héraut d'une Europe atlantiste. Le second est géo-économique, même si Steinberg n'emploie pas l'adjectif. Des hommes résolus lient politiquement et économiquement les pays de la Communauté, puis de l'Union. Par étapes successives, les barrières internes s'effacent pour créer au milieu des années 1990 un grand marché doté - pour les 17 pays élus - d'une monnaie unique.

Mais les objectifs premiers s'estompent peu à peu. Nicolas Steinberg en déduit que les Etats s'affranchissent des règles qui prévalaient au départ. C'est l'explosion des dettes souveraines. Rien ne distingue pourtant les Etats européens des autres Etats développés ! Il l'admet implicitement, en évoquant une tendance générale depuis le premier choc pétrolier à l'augmentation de la Providence financée par l'emprunt. Il aurait pu ajouter d'autres facteurs qui interagissent : la diminution de la natalité combinée à l'augmentation de l'espérance de vie, ou encore la massification de l'enseignement secondaire gratuit (mais coûteux). Comme ils vieillissent, les Occidentaux dépensent plus pour leur santé. L'allusion à la désindustrialisation me semble plus contestable, parce qu'elle gomme la montée en puissance des activités de services (tertiarisation).

L'auteur considère à juste titre que les Européens ont franchi un cap périlleux dans les années 2000, à cause de la bulle immobilière et de la maîtrise - affichée - des dépenses de redistribution. Pour continuer à recueillir le maximum de suffrages, les élus ont choisi d'étaler dans le temps le remboursement de la dette : les électeurs de demain ne votent pas. "La technique retenue, avec la complicité tacite de leurs autorités comptables, a été la sous-évaluation des engagements à long terme publics implicites." On rétorquera à l'intéressé qu'en période de croissance économique - celles-ci n'ont pas totalement fait défaut - nombre d'Etats ont réussi à juguler leurs dettes ; la Lettonie illustre même un succès par mauvais temps.

Alors Nicolas Steinberg dénonce après 2008 l'accumulation des créances immobilières par les banques européennes et l'aide publique (nationalisation) destinée à éviter des faillites en chaîne. Mais n'est-ce pas précisément le choix des autorités américaines un peu plus tôt ? En fin de compte, la crise est devenue celle des Etats désormais surendettés. Cette expression désigne l'incapacité à rembourser les intérêts des emprunts, même renégociés. Faut-il dans ces conditions sortir le cas grec du lot ?

L'avenir se lit dans le passé, avec une Europe vouée à vivre une stagnation à la japonaise. La comparaison s'impose, même si l'auteur n'en souffle mot. "Les plans temporaires de stimulation publique ont épuisé leurs moyens budgétaires qui ne sont guère renouvelables. La sphère bancaire va se rétrécir par le double jeu des normes nouvelles de Bâle III et de la sanction des marchés qui ont rejeté leur dogme des dettes souveraines sans risque. "

Dans tout ce qu'on a pu lire précédemment, rien ne sort du cadre de l'analyse rétrospective. Celle-ci ne court toutefois pas les rues [Incrustation : Olivier Berruyer, Les-crises]. La suite de la démonstration me semble moins cohérente. Pour Nicolas Steinberg, les futurs Etats défaillants se situent en périphérie de l'Union, sur ses marges méditerranéennes. Mais leur rapprochement tient moins à la géographie qu'à un trait commun : la fragilité des Etats. Je souris en lisant l'argumentaire maladroit et généralisateur sur ces Méditerranéens tout juste sortis de l'ère féodale et du cacérisme. Les citoyens ne paient pas l'impôt par plaisir ? La belle affaire. Je vais y revenir un peu plus loin.

La conclusion demeure. "D’où l’importance du marché noir, de la corruption, du clientélisme, des protections privées, mafieuses ou autres. La contre société est importante et puissante politiquement." L'économie souterraine détruit l'économie tout court, car elle étrangle l'Etat progressivement privé de ressources fiscales. A la fin de l'évolution, aucun secours n'est plus possible. Les fonds alloués en urgence à la Grèce ont juste financé ses dépenses courantes, sans combler le trou laissé par la dette ['Quand les coqs auront des dents']. Nicolas Steinberg se montre plus optimiste quant à l'Irlande tout en regrettant la nationalisation des banques irlandaises par Dublin. Il néglige visiblement l'importance de l'émigration ['Les émigrés, dehors !']

Dans son tableau tiré d'une étude portant sur la période 1999-2007 ['New Estimates for the Shadow Economies all over the World' F. Schneider, A. Buehn, C.E.Montenegro, International Economic Journal Vol. 24, No. 4, 443–461, December 2010] quatre pays méditerranéens de l'Union se détachent, surlignés en gras. Les données statistiques recoupent celles diffusées par The Economist. Le poids de l'économie souterraine représente peu ou prou le quart du PIB de chacun des pays visés. Et l'auteur d'enfoncer le clou, en englobant tous les 'sud' de ces pays périphériques. Mais son argumentation ne convainc pas. Car la maladie méditerranéenne prévaut aussi en Belgique (21,9 %). Une entreprise belge sur deux se dispense de toute déclaration au fisc ; les contrôles restent exceptionnels (source). L'Etat belge inspire la défiance ['Ne pas confondre mort annoncée et naissance exceptionnelle'] Cela m'amène à retourner la question. Moins l'Etat est crédible, plus il est tentant de contourner l'impôt.

Sur les bords de la Méditerranée, les Etats cumulent les handicaps. On peut incriminer les mafias important des ordures à Naples ['L'argent n'a pas d'ordures'] ou détournant les aides européennes ['Frissons sans raisons']. On peut accuser l'Andalousie ['Où va l'Andalou ?'] ou la Catalogne ['Verse fredaine et casse trogne'] d'affaiblir l'Espagne. Mais cela ne suffit pas.

Les quatre Etats incriminés ont connu la dictature, tous souffrent de discontinuité territoriale avec un pouvoir central lointain : en Grèce, les îles de mer Egée ; en Italie la Sicile et la Sardaigne ; en Espagne les Baléares, les Açores et les Canaries. Le Portugal ne possède plus que l'île de Madère mais possédait encore à la veille de la Révolution des Oeillets de nombreuses colonies : Timor vient juste d'obtenir son indépendance... Les quatre Etats ont opté pour le développement du secteur touristique. Les aides européennes pour la modernisation des infrastructures les ont encouragés. Le boom du bâtiment a complété le décor. Le résultat se lit dans la presse.

Aux Baléares, les juges ont rendu leur verdict. Les élus ont durant de nombreuses années succombé joyeusement à l'affairisme ambiant. L'argent de l'immobilier a tout corrompu. Ce n'est pas un cas isolé sur les bords de Méditerranée. Mais ici les prévenus ont écopé de peines de prison (source). A Madère, le premier ministre portugais prend note de la dégradation de la situation (et de la note de Moody's) et marque sa distance avec Alberto Joao Jardim. Mieux vaut tard que jamais. Le potentat veille sur les destinées de Madère depuis 1978, maniant la grosse voix de l'indépendantisme si nécessaire (source). A Lisbonne, les gouvernements successifs, droite et gauche confondues, ont fermé les yeux sur un 'système' nauséabond mélangeant falsification des comptes, financement d'infrastructures surdimensionnées, sans compter l'utilisation des exemptions fiscales octroyées à certaines régions ultra-périphériques (RUP) par Bruxelles (source).

En Crète la mort devient une des péripéties tragiques de la crise (source).

Et en France, ai-je envie d'apostropher pour finir Nicolas Steinberg ? Toutes les caractéristiques de la crise méditerranéenne s'y retrouvent : dette souveraine non maîtrisée ['Ne pas confondre emprunt force et étreinte tarifée'], dette des collectivités locales ['Ne pas confondre emprunts toxiques et surendettement ordinaire'], bulle immobilière démultipliée par des opérations de défiscalisation ['C'est à prendre ou à Scellier'], et périphéries subventionnées : en Corse ['Pauvre Corse...'] ou dans les Antilles ['Les aveugles parlent aux sourds']. Les Etats, en France comme dans le reste de l'Europe, doivent recouvrer leur crédibilité. Aux Etats-Unis, l'économie souterraine 'pèse' moins de 9 % du PIB. On pourra dans de bonnes conditions envisager une euro-solidarité du crédit lorsque les citoyens s'efforceront de l'être. Ceux du centre et ceux de la périphérie.


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