Comment et pourquoi frapper l’Iranium ?

par Charles Bwele
vendredi 5 septembre 2008

Après avoir analysé les risques tactiques d’une telle initiative et expliqué les motivations géostratégiques de la Perse atomique, forgeons un scénario catastrophe et portons l’espoir.

Avertissement : cet article évite tout discours moral, partisan, dénonciateur, conspirationniste, raciste, xénophobe, antisémite, islamophobe, israélophobe, iranophobe ou arabophobe. Son objectif principal consiste à focaliser l’attention du lecteur sur une information systémique - englobant technique, tactique et géostratégie - faisant souvent défaut dans les médias classiques. En tant qu’auteur, j’invite humblement les commentateurs à dépassionner et à enrichir le débat et les remercie infiniment d’avance pour leur participation constructive.

Glaives hébreux contre boucliers perses

Le site d’Osirak regroupait quasiment toutes les installations nucléaires irakiennes. En 1980, une escadre de l’Israeli Air Force pulvérisa définitivement les rêves atomiques de feu Saddam Hussein. Tirant certainement leçon de l’énorme erreur irakienne, la nation chiite a multiplié les sites-clés : une usine de conversion de l’uranium à Ispahan, une centrifugeuse à uranium enrichi et deux usines d’enrichissement d’uranium à Natanz, une usine d’eau lourde et un réacteur expérimental au plutonium à Arak, et un réacteur à eau légère à Busher ; ce dernier n’étant pas considéré comme essentiel pour la fabrication d’armes nucléaires. Au total, les visites incomplètes de l’Agence internationale à l’énergie atomique ont permis d’identifier dix-huit sites dont quelques-uns appartenant à la compagnie électricité ; maints experts quadruplent ce chiffre. Atteindre autant de cibles éparpillées - profondément enterrées et difficilement localisables - sur l’immense territoire iranien nécessite non pas un raid aérien, mais une opération d’envergure impliquant près d’une centaine de chasseurs-bombardiers, innombrables aléas en sus.

Les équipements militaires de la République islamique sont de manufactures occidentales d’une part, russes et chinoises d’autre part : les premières acquises auprès de l’Otan par le régime du Chah, les secondes après la révolution de 1979. Certes obsolètes et manquant sûrement de pièces de rechange, les chasseurs F-14 Tomcat iraniens ont encore des dents très acérées. Grâce à leur remarquable formation et à la manœuvrabilité de leurs F-15 et F-16, les pilotes hébreux l’emporteraient aisément sur leurs adversaires. Mais le moindre combat de chiens dans les cieux perses éveillerait aussitôt l’attention de l’armée de l’air et des batteries anti-aériennes. Maverick et Goose ne volent tranquillement que dans les nuages hollywoodiens...

La menace la plus sérieuse viendrait des missiles sol-air I-Hawk made in USA (en service chez les Marines jusqu’en 2002), des redoutables SA-10, SA-15 et des plus récents Thor-M1 et Pachora-2A, technologies russes très efficaces les hélicoptères et les chasseurs même équipés de contre-mesures. Cependant, ces systèmes peuvent être brouillés électroniquement, leurrés ou neutralisés à courte/moyenne portée par des missiles anti-radar de l’IAF. En outre, l’efficacité des systèmes anti-aériens russes est sujette à de multiples interrogations depuis leur complète désactivation par un drone cyberpirateur lors d’un raid de l’aviation israélienne en territoire syrien à l’été 2007 (cf. Le raid cyber d’Israël en Syrie).

Depuis peu, l’IAF a effectué de nombreuses améliorations sur ses F-15 Raam et F-16 Soufa (dérivations des F-15i et F-16i) : leurs rayons d’action ont été considérablement allongés et leurs systèmes de guerre électronique ont été drastiquement améliorés. Pour peu que l’aviation israélienne envisage des raids chirurgicaux ou « de moyenne intensité » contre l’Iranium, elle aurait certainement recours à des drones-leurres (et à des drones cyberpirateurs ?) afin de désemparer les défenses iraniennes et permettre à des escadres restreintes de pénétrer profondément l’espace aérien perse. Une méthode qui fit auparavant ses preuves contre la DCA syrienne.

On peut parier sans trop de risques que les fournisseurs russes aient procédé à quelques upgrades des défenses anti-aériennes précitées de leurs clients perses, déjà très percutantes dans leurs versions basiques. Plusieurs chasseurs de l’Otan en firent la triste expérience lors des campagnes balkaniques. En 2006, la Russie avait livré ses S-300 à longue portée à la République islamique. Ces missiles Patriot venus du froid feraient réfléchir toute force aérienne sur le niveau très probable de pertes lors des trajets allers-retours dans les cieux perses.

Ces trajets augmenteront significativement si les escadres devaient contourner les espaces aériens jordanien, syrien et irakien, pénétrer celui iranien et rentrer at home. Couvrir ces 1 400-2 600 km ne peut se faire sans un ou deux ravitaillements en vol compliquant d’autant la donne. Idem pour l’implication de commandos hébreux au sol chargés de marquer/désigner les installations nucléaires iraniennes à leurs compagnons aviateurs. Il s’agit de passer complètement inaperçu en terre chiite, pas d’aller récupérer des otages dans un aéroport africain désaffecté. Pour peu que ces forces spéciales sachent exactement où et quoi marquer, comment détruire une cible savamment bunkérisée ? Disponibles dans les entrepôts de l’IAF, les fameuses bombes anti-bunker BLU-109 furent d’une efficacité très relative lorsque l’US Air Force en fit usage en Afghanistan.

Le caractère décisif d’une frappe aérienne contre l’Iranium ne dépend pas seulement des évolutions/réactualisations au sein de l’attaque israélienne et de la défense iranienne, mais surtout des estimations de son impact logistique et stratégique.

Dans un rapport intitulé « Can military strikes destroy Iran’s gas centrifuge program ?Probably not  », le Institute for Science and International Security ne voit guère de réelles solutions militaires contre l’Iranium. En une trentaine d’années, la République islamique a suffisamment accumulé de matières enrichies, fermement sécurisé et géographiquement éclaté sa logistique nucléaire. Les renseignements américains et israéliens ne semblent disposer que d’informations partielles sur cette logistique et sur ses capacités de recomposition. L’Iranium a donc largement eu le temps de se prémunir contre un raid israélien et a fortiori contre une opération américaine d’envergure partant de Turquie, du Golfe arabo-persique (bases, porte-avions) et/ou des théâtres irakien et afghan.

Dans un tel scénario, il faudra inéluctablement tenir compte des attitudes de la Russie et de la Chine, partenaires militaires et nucléaires de l’Iran. Qu’en serait-il de la réaction de ce dernier : attentats contre des intérêts américains ou occidentaux/des civils israéliens/des communautés juives, paralysie du détroit d’Ormuz, lourdes nuisances tous azimuts au Liban et en Irak, tirs de missiles conventionnels ou nucléaires contre Israël ou les forces américaines ? Et, au final, une flambée stratosphérique des cours pétroliers.

Aux sources de l’Iranium

Comportant d’emblée des visées civiles et militaires, le programme nucléaire iranien date des années 70. Souhaitant réduire sa dépendance aux hydrocarbures et préparer l’après-pétrole, le royaume chiite avait toutes les raisons pour forger un programme nucléaire civil dont l’existence ne sera jamais remise en cause. A l’époque, les Etats-Unis étaient plus soucieux de contenir l’URSS, Téhéran entretenait des relations amicales avec Tel-Aviv, coopérait militairement avec l’Otan et ratifia le Traité de non-prolifération.

L’Iran du Chah diversifia rapidement ses partenariats nucléaires : l’Afrique du Sud et la Namibie pour le yellow cake, un réacteur plutonigène de recherche de conception américaine, les firmes allemandes Siemens et Kraftwerke pour la construction de gros réacteurs, les géants français Framatome et Eurodif, et le consortium franco-italo-hispano-belge Tricastin (dans lequel l’Iran détenait 10 % des parts) pour l’enrichissement de l’uranium, des scientifiques envoyés au Royaume-Uni, en France, aux Etats-Unis, en Inde et en Argentine.

Après la révolution islamique de 1979, ces nombreux partenaires se retirèrent aussitôt, peu rassurés qu’ils étaient par le régime de l’Ayatollah Khomeiny. Plus tard, l’aviation irakienne infligea deux frappes sévères au site de Busher qui ne rentrera en service qu’en 2005-2006. Pendant que le bloc communiste se désagrégeait à une vitesse photonique, les ingénieurs perses en apprenaient énormément auprès de Abdel Kader Khan, futur père de la bombe pakistanaise. Dans les années 90, la Russie et la Chine renforcèrent leurs coopérations nucléaires avec la nation chiite, offrant à l’Iranium un véritable essor et une réputation hautement radioactive.

Les guides islamiques et les généraux perses furent confortés dans leurs desseins atomiques lors de la première guerre du Golfe. Dans les années 90, l’Inde et le Pakistan tous proches se dotèrent quasi-simultanément de l’arme atomique. Non-signataires du TNP, ces rivaux sont aujourd’hui ardemment sollicités (Amérique, Europe, Russie, Chine) dans la coopération nucléaire. Il n’en fallut pas plus pour doper irrémédiablement la Perse atomique. Dans un environnement nucléarisé incluant de surcroît Israël, la Russie et les forces américaines au Moyen-Orient, l’Iran adopta rapidement une logique de sanctuarisation de son territoire.

Il en fut ainsi pendant la guerre froide lorsque la France et le Royaume-Uni sanctuarisèrent toute l’Europe occidentale face au Pacte de Varsovie en développant leurs propres forces de frappe. Les capacités nucléaires de l’Etat hébreu ont dissuadé ses voisins égyptien, jordanien et syrien de lui porter atteinte ; à défaut de complètement normaliser leurs relations, les quatre belligérants ont appris à calmer le jeu. Le risque de destruction mutuelle assurée entre l’Inde et le Pakistan a poussé ceux-ci à éviter des frictions militaires autrefois rituelles et à s’arranger autant que possible. Sans toutefois empêcher des conflits conventionnels ou asymétriques, la détention de l’arme nucléaire par deux ou plusieurs parties impose à tous « un plafond de létalité ».

Championne de « la guerre hybride télécommandée », la République islamique demeure peu prompte à l’aventurisme militaire, veillant scrupuleusement à ne pas trop s’exposer en première ligne. De temps à autre, Turquie, Israël ou Syrie « fonce chez le voisin pour en découdre » (Kurdistan irakien pour l’un, Syrie pour l’un, Liban pour deux d’entre eux) blindés et aviation à l’appui. Rien de tel côté Iran. Pragmatiques plutôt que fanatiques, casse-cous plutôt que fous, téméraires plutôt que suicidaires, les ayatollahs ont toujours été très à cheval sur la longévité. À quoi bon sanctuariser un territoire pour ensuite causer son anéantissement ?

Ballistic brothers in arms

En approvisionnant abondamment le Hezbollah et sa guerre hybride, l’Iran a fait preuve d’une nuisance stratégique nettement plus conséquente contre Israël. Mais qui peut croire que cela suffirait à détruire cet État hébreu collectivement et militairement résilient ? Des troupes perses traversant 1 400 km (d’Irak, de Syrie et de Jordanie) ou un Iranium lançant quelque Shahab nucléaire contre Israël... Pourquoi, au fait ? Pour une cause arabe ? Suite à des échanges venimeux avec l’État hébreu ? Les escalades verbales ou les guerres hybrides sont une chose, les attaques nucléaires en sont une autre.

Actuellement, Israël et États-Unis planchent conjointement sur des systèmes anti-missiles Aegis et THAAD et sur un dispositif radar X-bandes d’alerte avancée pour la protection du territoire hébreu. Les méthodes rudimentaires ayant toujours la cote, les systèmes Iron Dome, Arrow 3 et David Sling censés contrer les missiles à courte/moyenne portée, seront également déployés à l’horizon 2012.

Un missile balistique iranien mettrait entre trois et onze minutes pour atteindre Tel-Aviv. Entre-temps, la constellation de satellites, de radars et d’AWACS, américains comme israéliens, du Moyen-Orient à l’Europe centrale, détecteraient instantanément le tir et relayeraient immédiatement l’alerte à toutes leurs forces dans la région. Pour peu que leurs divers systèmes anti-missiles échouent dans leurs interceptions, un voire plusieurs officiers américains et israéliens de sous-marins, de frégates, de sites lance-missiles et/ou de chasseurs-bombardiers appuieraient instantanément sur leurs boutons rouges fluorescents. Une nation déjà peu prompte à l’aventurisme militaire prendrait-elle réellement le risque de représailles aussi massives ?

« De plus, les Iraniens considèrent leur capacité nucléaire comme un symbole très important pour acquérir une hégémonie au Moyen-Orient, en particulier dans la zone du Golfe [persique]. Si j’ai raison de dire que les Iraniens veulent la bombe surtout pour la dissuasion et non pas tant dans des intentions offensives, l’Iran a peu de risque de gâcher cet armement, lorsqu’il l’aura acquis, contre un pays comme Israël qui ne constitue pas une vraie menace à son existence. »

Ces propos émanent d’Ephraim Kam, ex-colonel du renseignement militaire israélien, corédacteur en chef de la revue Middle East Strategic Balance, directeur adjoint du Jaffee Center for Strategic Studies, le premier institut hébreu en la matière. Loin de verser dans quelque angélisme vis-à-vis de l’Iranium, son analyse tranche néanmoins avec les épouvantails habituellement agités par l’administration Bush Jr. Cet expert estime qu’une coexistence pacifique est tout à fait possible entre Israël et l’Iran nucléaire.

« Malgré les tendances des deux dernières années, qui étaient négatives pour les réformistes, le changement en Iran se poursuivra parce qu’il existe une réelle exigence de changement. La génération plus jeune en Iran, qui est aujourd’hui la majorité de la population, exige davantage de liberté personnelle, davantage de liberté politique, moins de corruption, une vie meilleure, et une meilleure économie. Si c’est la volonté de la majorité du peuple iranien, le régime radical pourra très difficilement empêcher ce changement. A la fin de tout cela, j’attends un dialogue entre l’Iran et les Etats-Unis, et un dialogue entre l’Iran et Israël. Et si cela se produit, même si l’Iran détient la bombe à un moment donné, la bombe aura une autre signification ».

En savoir plus :

  1. ISIS  : Can military strikes destroy Iran’s gas centrifuge program ? Probably not (PDF)

  2. National Intelligence Estimate : Iran - Nuclear Intentions and Capabilities, 2007 (PDF)

  3. Jean-Michel Boucheron : l’Iran aura la bombe

  4. Ephraim Kam : Qu’adviendra-t-il si l’Iran a la bombe ? (en français). Version originale (en anglais)

  5. François Géré  : L’Iran et le nucléaire. Les tourments perses (Ed. Lignes de repères)



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