Comprendre l’intervention russe à l’ère des Etats-Machines

par Bernard Dugué
mardi 1er mars 2022

 

 0) En 2019, lorsque la France fut impactée par les gilets jaunes, j’avais rédigé un essai sur l’état du monde et son histoire récente en mettant au centre la thèse d’un choc des mythes contemporains orchestré par les Etats-Machines. Cet essai (disponible pour un éditeur) garde son actualité car il décrit les enjeux contemporains et les ressorts sociaux et politiques de sociétés organisées par des Etats-Machine dont la puissance est légitimée aux yeux des populations par l’élaboration de mythes contemporains véhiculés par les médias. Cet essai à une intention philosophique ; il ne s’agit pas de raconter les événements mais d’expliquer pourquoi ils arrivent et ce qu’ils signifient en termes de machines, système sociaux, propagations idéologiques et mythiques. L’état du monde montre que les ressentiments historiques sont manipulés par les régimes et la question fondamentale reste celle de la Technique. Les divisions en deux classes ne sont plus opérantes pour comprendre le monde.

 

 1) Sommes-nous entrés dans un nouveau monde après l’invasion russe en Ukraine et la menace nucléaire lancée par Vladimir Poutine ? En réalité, nous étions déjà dans une nouvelle époque mais nous ne le savions pas avant que deux événements ne le dévoilent, la pandémie de Covid et la guerre en Ukraine. Certes, la pandémie n’était pas prévisible mais en revanche, les événements en Russie s’inscrivent dans une continuité historique remontant à une dizaine d’années. Il est difficile d’apprécier les ressorts de l’histoire mais on ne peut éviter de considérer la pandémie de 2020 comme un élément ayant amplifié les velléités de la Russie, à l’instar de la crise économique de 1930 qui en Europe fut un facteur en faveur de l’arrivée au pouvoir des nazis. Lorsqu’il y a une crise, les circonstances font pencher la résolution de cette crise dans un sens ou dans l’autre. Krisis en grec, jugement et décision. Les observateurs de la géopolitique viennent de constater que le jugement de Poutine s’est traduit par une déficience anticipative sur la résistance ukrainienne et la réponse du bloc Otan et Europe. La crise initiale a engendré une seconde crise de plus grande intensité, élargie bien au-delà de la zone d’influence russe élargie à l’Ukraine.

 

 2) Les pays actuels ayant une position dominante ont réussi à utiliser les ressorts de la technique et de l’économie mais bien qu’organisés par des Etats très puissants, ils n’ont pas les mêmes orientations pour l’avenir parce que ils n’ont pas la même histoire. On ne le dit pas assez mais tous les horizons et finalités suivies par les entités socio-politiques sont déterminés pour l’essentiel par le passé. Ce qui se joue actuellement au risque de produire des effets sidérants s’explique par les mémoires des peuples et des nations. L’Ukraine a mal vécu l’annexion soviétique, surtout après l’expropriation des paysans ukrainiens par le pouvoir stalinien. Khrouchtchev cru bon de s’excuser en offrant à l’Ukraine le territoire de la Crimée, sans tenir compte des réalités historiques. L’éclatement de l’Empire soviétique en 1991 a pour ainsi dire remis les compteurs de l’histoire à zéro mais quelques vieux démons sont revenus alors que le bloc occidental semblait devenu amnésique et privé d’enjeu messianique. L’Europe s’est cherchée une mission et maintenant, la crise russe a engendré une cohésion inédite et un infléchissement de la doctrine. L’Europe n’avait rien à proposer mais actuellement, elle s’est trouvé une mission et s’apprête même à livrer des armes à l’Ukraine, fait sans précédent dans l’histoire récente de l’union européenne. Il n’est pas certain que cet épisode soit à l’avantage des peuples. Les industries de l’armement peuvent se réjouir.

 

 3) Les événements actuels ont quelque peu mis dans l’embarras les formations politiques ayant affiché des sympathies pour le président russe non pas parce qu’elles apprécient ses valeurs mais parce que la Russie identitaire marque une défiance à l’égard de l’Europe et de la dilution cosmopolite des cultures. Marine le Pen, Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon se sont servis de la Russie comme en d’autre temps, l’Union soviétique fut érigée en paradigme par le parti communiste jusqu’à l’époque de Georges Marchais. En 2005, lors du vote sur le traité européen, on retrouvait les mêmes, les insoumis et le front national uni dans un même combat contre le TCE. Que ce soit en politique intérieure ou à l’international, il y a vraisemblablement un dialogue de sourd entre deux camps, les pro-occidentaux internationalistes européistes, et les pro-russes nationalistes alliés pour cette cause aux internationalistes de la gauche anticapitaliste devenue anti-européenne, ce qui est d’une incohérence évidente. Il y avait une compréhension douteuse entre Trump et Poutine, deux bagarreurs face à face. Biden et Poutine ne se comprennent pas ; le dialogue est devenu impossible.

 

 4) L’Europe a laissé pourrir une situation à laquelle elle a contribué. Il n’est pas certain qu’une issue honorable soit en vue pour les deux parties mais c’est la seule issue si l’on veut éviter le désastre. L’Europe a maintenu l’Otan comme un bras armé des Etats-Unis tout en constituant une bureaucratie permettant aux dignitaires sortis des écoles militaire de faire carrière. C’est le propre des Etats-machines que de jouer sur les agences de toutes nature et les ensembles bureaucratiques qui n’ont cessé de se renforcer et finissent par devenir des machines de Luhmann se souciant de leur fonctionnement bien plus que de leur utilité. Le maintien de l’Otan a créé les conditions pour une réplique de la guerre froide avec une Russie non plus communiste mais post-tsariste.

 

 5) L’attaque russe est sans doute un aboutissement, voire une solution finale au sens métaphysique décidée après presque deux décennies de coexistence ambivalente entre deux ensembles hérités de la guerre froide et qui auraient dû s’entendre. Cela n’a pas été le cas. Deux bloc, les Etats-Unis, son bras armée de l’Otan et ses alliances européennes d’un côté, la Russie, ses républiques satellites et ses alliés objectifs, surtout la Biélorussie, territoire tactique. Et au milieu, une zone disputée, avec le Donbass ukrainien, la Crimée annexée sans reconnaissance internationale et surtout une dissension idéologique émanée de Kiev. La décennie précédant l’attaque russe répond au concept de mésentente duplice et volontaire, d’amicale dissension entre camps ennemis. La paranoïa rationnelle du président Poutine a accentué la mésentente et l’inimitié à l’égard du bloc occidental. La politique selon Carl Schmitt consiste à établir qui est ami et ennemi. Nous sommes dans cette conjoncture. La fin de la guerre froide et l’ascension de la Chine auraient dû rapprocher les deux blocs. Ce ne fut pas le cas. D’un côté, l’Otan est restée opérationnelle en respectant la règle selon laquelle une armée défensive ne peut pas combattre si elle ne conserve pas son potentiel offensif. Même cas de figure pour la Russie traversée par un ressentiment historique et dont l’armement récent répond à une intention de revanche traversant le président Poutine et quelques-uns de ses complices en haut lieu, non sans quelque appui de l’opinion russe (mais pour combien de temps ?)

 

 6) La guerre de l’information est devenue décisive. Les Etats-Machines ont besoin de justifier quelques opérations exécutées en dehors des « clous ». Les Etats-Unis dénoncèrent la production d’armes de destruction massive de type chimique ou biologique par l’Irak de Saddam Hussein. Il se raconte en Occident, sur d’improbables webzines dit « alternatifs » pour ne pas dire complotistes, que Fauci et ses « copains » auraient financé des laboratoires dédiés aux armes biologiques situés sur le territoire ukrainien, ce qui justifierait la neutralisation de ces bâtiments par l’intervention russe. Chose qui n’a pas été annoncé officiellement parce qu’elle n’existe pas et a été fabriquée de toutes pièces par des influenceurs du Web. En revanche, dans l’autre camp, l’Ukraine est désignée comme un repère de nazis, corrompus et drogués. L’interdiction des médias russes sur le Web s’inscrit dans le prolongement de la guerre vers la diffusion des « stories » à visée propagandiste, afin de justifier un camp en discréditant l’adversaire. Les gouvernants savent qu’un conflit se joue aussi sur la scène de l’opinion publique. Ce point est sensible du côté russe, un peu moins du côté occidental.

 

 7) La pandémie H1N1 a constitué une répétition sans frais de ce qui allait se passer avec le Covid et la frénésie des machines de santé et leur détermination sans faille pour la vaccination généralisée. Le monde a peur. Le GIEC fait peur aux gens en agitant les catastrophes climatiques, tout aussi incertaines que les armes imaginaires. Le monde va mal mais n’a-t-il pas été rendu maladif par les stratégies du chaos et de la peur ?

 

 Pour éclairer la situation actuelle, deux extraits de mon essai sur les Etats-Machine avec comme second rôle à l’époque la question ukrainienne et une courte apparition du réseau Swift. Ces détails traduisent les prémices de ce qui se passe en mars 2022

 

 A) Depuis le traité de Lisbonne, l’Europe a modifié son positionnement et sa manière de se regarder, en se considérant comme un acteur habilité à jouer sur la scène internationale, dans un monde devenu peu à peu multipolaire. Ainsi, lors de la crise géorgienne de 2008 portant sur l’Ossétie du sud et l’Abkhazie, l’UE dépêcha un émissaire français, Nicolas Sarkozy, pour négocier un plan de paix avec le président russe Dimitri Medvedev. L’UE est intervenue diplomatiquement au Caucase dans une crise somme toute mineure dans une zone ne relevant pas de son influence légitime. En revanche, la crise ukrainienne de 2013 concerne la « sphère de respiration » européenne alors confrontée à la « sphère russe ». L’Ukraine est un pays hybride, parlant l’ukrainien et catholique dans la partie occidentale incluant Kiev, russophone et orthodoxe dans la partie orientale comprenant la région industrielle du Donbass. Ce pays s’est trouvé face à une alternative, pénétrer dans la bulle européenne ou rester dans la bulle russe. Un traité de coopération avec l’UE fut négocié. La ratification prévue le 28 novembre 2013 fut refusée par le président russophile Ianoukovytch. Les habitants de Kiev ont alors occupé la place Maidan. François Hollande intervint et Angela Merkel obtint de Poutine la tenue d’une réunion avec un groupe de contact composé de diplomates européens. Ces événements marquent une nouvelle étape dans le fonctionnement de l’Union européenne qui affiche sa « respiration géopolitique » au-delà de son territoire avec de surcroît des sanctions économiques infligées à Moscou après le rattachement de la Crimée à la Russie. Ces événements façonnent aussi l’émergence d’une opinion publique dirigée contre les élites eurocrates dont nombre de décisions se prennent à l’écart des peuples que l’on ne consulte pas lorsqu’il faut accueillir des nouveaux pays ou alors passer des alliances et des accords avec d’autres pays. Les accords de coopération avec l’Ukraine n’ont été soumis qu’à une seule consultation populaire initiée par une pétition aux Pays-Bas. Le référendum néerlandais de 2016, à valeur consultative, se solda par 60% de non aux accords entre Ukraine et Europe.

 

 B) L’hégémonie du dollar est entamée par un euro assez stable présent dans les échanges mais à un niveau modeste. Le yen s’efface très lentement et la livre se maintient. Le yuan reste sous-évalué, mais remonte face au dollar depuis 2006, suite aux pressions américaines. Il remonte aussi face à l’euro. Le yuan est amené à prendre une position importante et devenir une monnaie internationale à très long terme. C’est l’un des objectifs visés par les autorités chinoises. Depuis 2012, les entreprises habilitées à faire du commerce international peuvent effectuer des règlements en yuan qui devient en 2015 la cinquième monnaie pour les paiements internationaux dont 80% restent libellés en dollars, livres et euros. Il a dépassé le franc suisse et talonne le yen. Les premières obligations chinoises libellées en yen ont été proposées sur le marché international. Enfin, le réseau Swift utilisé pour sécuriser les transactions financières internationales s’apprête à intégrer le yuan dans son système. Les appareils financiers peuvent aussi être utilisés à des fins non pas économiques mais politiques. Il se dit que les Etats-Unis auraient tenté de sortir la Russie et l’Iran du réseau Swift qui sécurise et gère la majorité des transactions internationales. Officiellement les Etats-Unis veulent que l’Iran change de régime, reprenant ses vieux réflexes de nation vouée à propager l’universelle démocratie après 1945 et la doctrine Truman. Mais le contexte n’est plus le même. Le jeu n’est plus vraiment visible, il se joue dans les canalisations numériques et les centres qui les contrôlent. On ne verra pas des avions dans le ciel comme à Pearl Harbor ou des troupes envahir la Corée. Les opérations hostiles se font à travers la toile numérique permettant non seulement des transactions économiques et des sanctions mais aussi l’influence de l’opinion publique directement chez le client possédant un écran relié et par ailleurs électeur au moment décisif du scrutin.

 


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