Conférence de Rabat sur l’immigration : étalage de maux pour ne rien dire
par Patrick Adam
mercredi 19 juillet 2006
58 pays se sont réunis dernièrement à Rabat durant trois jours pour parler d’immigration illégale... soit 30 Etats européens (25 pays membres de l’UE, ainsi que l’Islande, la Bulgarie, la Roumanie, la Norvège et la Suisse), 28 Etats africains, auxquels se sont joints les organisations internationales (Union africaine) et régionales concernées (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale). Il est frappant de constater que la Russie et les anciens satellites de l’URSS (Ukraine, Géorgie, Belarus...), les pays d’Extrême-Orient (Chine, Viêt Nam, Cambodge...) ou ceux d’Amérique du Sud (Colombie, Equateur, Brésil...) en ont été exclus.
De ce fait, la composition à la fois massive et parcellaire de cette conférence est à elle seule plus significative que les discours convenus des parties concernées : ce qui pose problème aujourd’hui à l’Europe, c’est l’Afrique (blanche ou noire). Pour le reste du monde, on verra plus tard... A noter l’absence de la Turquie (pourtant candidate à l’UE) d’où partent régulièrement des cargos d’immigrés à destination des côtes italiennes. Donc, si c’est réellement l’Afrique qui pose désormais un problème à l’Europe, avant d’établir un catalogue de bonnes intentions destiné aux opinions intérieures pour tenter de les rassurer en montrant que leurs gouvernants ont réponse à tout, il conviendrait peut-être d’analyser d’une façon moins primaire et moins passionnelle que celle qui prévaut dans le cercle fermé des « experts de l’expertise en tous genres » les caractéristiques qui déterminent la dangerosité d’une immigration africaine massive pour des pays de moins en moins enclins à la recevoir.
Croire que l’émigration africaine est essentiellement motivée par des nécessités économiques est une erreur grossière, et revient à ne prendre en compte que la masse émergée de l’iceberg, c’est-à-dire les pauvres hères qui, après des mois, voire des années de dérives, s’entassent à Tanger, Sebta et Melilla, ou qui tentent leur chance sur la côte africaine pour atteindre les Canaries (sans oublier ce qui se passe du côté de Tunis, Bizerte ou Tripoli). Et c’est taire une réalité plus douloureuse encore pour les pays de départ : à savoir qu’une part de plus en plus importante de leurs classes moyennes - ou supposées telles - est désormais candidate à l’exil. Bien sûr, ceux qui, au péril de leur vie, s’embarquent sur des pateras du côté de Nouadhibou ou de Dakhla n’ont pas grand-chose de personnel à perdre, et ils portent généralement l’espoir d’améliorer le sort de toute une famille ou d’un clan. Il en va de même pour les jeunes garçons qui hantent les abords des ports de Tanger ou de Nador avec l’espoir de se cacher entre deux containers et pour ceux qui, acrobatiquement, cherchent à se glisser sous les bâches des poids lourds ralentis par les encombrements sur l’autoroute traversant Casablanca. Mais considérer que l’immigration n’est le fait que ces desperados, c’est oublier la masse de plus en plus importante des cadres, médecins, professeurs, comptables, infirmiers, qui cherchent à échapper à une impression d’asphyxie personnelle et n’ont de perspective de vie que celle d’un ailleurs, quel qu’il soit.
Nombre de candidats à l’émigration fuient désormais des systèmes culturels archaïques qui ne leur donnent que peu de chances de s’épanouir. Dans trop de pays africains, hommes et femmes restent confinés à leur simple rôle de reproducteurs et d’outils de production. Elevés depuis l’enfance dans l’optique d’une procréation sacralisée par des lois et des textes « divins » (le mariage étant le but principal de la vie), ils réalisent de plus en plus cruellement que ce code de conduite leur vole une bonne partie de leur jeunesse, l’essentiel de leur parcours d’adultes, et qu’il les accompagne inexorablement à des résignations de plus en plus amères, quand le reste du monde profite, de façon plus ou moins agréable, d’une vie ouverte sur le monde et sa complexité. La société se coupant insidieusement en deux, avec, d’un côté, ceux qui ne songent qu’à fuir (et ne peuvent en parler ouvertement, de peur de passer pour des traîtres) et, d’un autre, ceux qui, n’ayant à leur disposition qu’une revendication identitaire souvent mal étayée, se réfugient dans des valeurs morales d’un autre temps et, de ce fait, encouragent l’envie de fuir chez ceux qui auraient à subir les effets les plus néfastes de cette morale inquisitoriale...
Ce déphasage culturel est à comparer à celui que l’Europe occidentale a connu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Car, contrairement aux importants déplacements de population qui avaient suivi la mise en route de la société industrielle au XIXème siècle, l’exode rural qui a bouleversé la France dans les années 1950 et au-delà n’est pas à impliquer au dépérissement de la condition paysanne que la terre n’aurait plus été en mesure de nourrir. La société de cet après-guerre brusquement américanisé s’inventait de nouveaux modes de vie auxquels la plupart des couches de la société voulaient pouvoir goûter : la mobilité pour oublier l‘immobilisme de l’occupation, la parole pour oublier la peur de se confier à un voisin, la musique pour oublier le silence, les couleurs pour oublier la grisaille, le piquant pour oublier la fadeur, les achats utiles ou inutiles pour oublier les restrictions... Combien d’hommes ont alors troqué l’assurance et la relative souplesse du travail de la campagne et s’en sont allé trimer en ville, derrière un patron plus ou moins accommodant, pour conquérir un début d’indépendance et échapper à un destin familial aussi étriqué que programmé ?
L’Afrique est désespérément bloquée sous le poids de traditions qui étouffent toute possibilité de changement consistant et, devant ces blocages de plus en plus criants, elle n’a souvent à sa disposition que le discours de ceux qui cherchent à rajouter encore plus de traditions à la lourdeur du passé. Pesanteur de la famille, du clan, des chefferies. Enchaînement au tribalisme et aux castes sociales. Foi dans les temps anciens. Pouvoir des « vieux sages ». Administrations favorisant le népotisme.
Souvenons-nous de Tombouctou longtemps considérée dans l’imaginaire des Européens comme une ville fastueuse, et qui n’était en fait qu’une vulgaire bourgade de terre sèche. Ne rêvons pas d’une Afrique utopique, siège de nos phantasmes et de nos compassions spasmodiques. Les maux de l’Afrique d’aujourd’hui sont entretenus de façon exponentielle par le poids irraisonné des traditions (au premier rang desquelles la religion) et par la surpopulation sur des zones sans espoir de développement. Croit-on sérieusement que le rêve d’un jeune africain du XXIe siècle soit de continuer de traire des vaches faméliques entre deux buissons d’épineux ou de faire pousser quelques plans de sorgho dans la poussière ? Croit-on qu’on va encore pouvoir faire broder aux femmes du Sahel pendant des décennies des napperons ou des dessous de verre dont personne ne veut ? Les filles qui draguent sur le Net, prêtes à partir avec n’importe quel Européen, même de l’âge de leur grand-père, pensent, avant tout autre considération, qu’elles seront davantage respectées en Europe que dans leur environnement d’origine, qu’elles y auront une vie plus épanouissante et plus personnelle, et qu’elles n’y seront pas simplement considérées comme des génitrices. Elles n’aspirent pas seulement à faire bouillir la marmite, elles cherchent un autre mode de vie.
C’est pourquoi les solutions avancées à la Conférence de Rabat ont tout du cautère sur une jambe de bois. Les milliards d’euros envoyés au bled par les populations immigrées dormiront encore longtemps dans des banques locales, où s’affichent des marges bénéficiaires parmi les plus fortes de la planète, ou bien ils seront aspirés par des circuits financiers opaques, qui servent à étendre des parcs immobiliers ne répondant à aucun des besoins des pays concernés. Pas le moindre mécanisme de canalisation de cette masse financière n’a été proposé à Rabat. Alors, parler de co-développement et de micro-crédits a de quoi laisser rêveur. Déjà, dans les années 1960, René Dumont diagnostiquait que le plus grand danger qui guettait l’Afrique était celui de la surpopulation. Lors de son intervention télévisée du 14 juillet, Chirac nous a menacés d’une Afrique de deux milliards d’individus dans moins de deux générations, c’est-à-dire après-demain... Ça va faire quand même un paquet de micro-crédits à distribuer...
Quant au co-développement, afin d’éviter l’évaporation subreptice des capitaux mis en œuvre pour garantir à l’Europe un semblant de tranquillité et de bonne conscience, il ne pourrait être envisagé sérieusement qu’au moyen d’une co-gestion impitoyable des administrations locales et internationales concernées... Autant dire qu’en dehors de quelques réalisations plus ou moins emblématiques, qui serviront de bannières pour les prochaines grand-messes censées magnifier une coopération Nord-Sud dont on parle depuis bientôt cinquante ans, il ne verra jamais le jour. Le devoir d’ingérence s’arrête au seuil des banques.
Dernier point, qui n’a pas été abordé à la Conférence de Rabat : la place de plus en plus importante de la Chine dans l’économie du continent africain. Alimentation, agriculture, pêche, textile, confection, électronique, électroménager, petit outillage, la plupart des secteurs sont touchés. Un exemple parmi d’autres : le Maroc importe de Chine des fraises surgelées pour faire de la confiture... Quelle sera la situation dans cinq ans, dans dix ans ? Combien d’ouvriers auront été mis sur le carreau ? Personne ne peut le prévoir. Une chose est sûre cependant : l’Afrique demeurera longtemps le continent qui aura le plus à souffrir de la mondialisation. Mais aucun économiste patenté par les grandes institutions internationales n’aura le courage de le dire, car ce serait faire l’aveu que le modèle de développement qu’on cherche à plaquer sauvagement aux quatre coins de la planète ne peut qu’appauvrir davantage un continent qui, depuis l’Antiquité, a été saigné à blanc sans rien recevoir en échange.
L’Europe s’est construite en quelques décennies sur une répartition voulue par des Etats souverains des principaux secteurs économiques du continent. Aujourd’hui, la mondialisation l’oblige à redistribuer quelques cartes en abandonnant à la Chine, à l’Inde et à certains pays qui vivent dans leur orbite, la plupart des secteurs à fort taux de main-d’œuvre. L’Afrique peut-elle se tailler une part du gâteau ? Rien n’est moins sûr. Elle risque de ne pas même connaître le goût des miettes. Riche de ses matières premières, elle ne possède que peu d’industries de transformation susceptibles de donner du travail à des populations sans qualification. Mais peut-être que l’impasse dans laquelle elle s’enfonce inexorablement est le signe avant-coureur de ce que nous connaîtrons nous-mêmes dans peu de temps, si nous ne voulons pas modifier notre vision du monde et de son développement.
Patrick Adam